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12.04.2011

La mémoire toujours en feu d’où dégoulinent des laves incandescentes

littératureDéjà meurtrie par l’Histoire plus que n’importe lequel autre pays -  d’abord  par les empires centraux et la Russie pendant plus de 120 ans,  puis par l’immonde raz-de-marée nazi et sa solution finale frappant du sceau de l’infamie sa géographie avec des noms tels qu’Auschwitz, Majdanek, Treblinka, Sobibor, puis par Staline et ses successeurs sur le trône de la collectivisation, la Pologne joue de malchance avec la cautérisation de ses blessures.
Le 10 avril 2010, Smolensk. Outre le drame humain, cette hécatombe où périrent 96 personnes parmi lesquelles les plus hauts personnages de l’Etat,  fut le couteau brutalement enfoncé dans la plaie Katyń, une plaie qu’on tentait pourtant désespérément de refermer.
10 avril  2010, Smolensk, 10 avril 1940, Katyń. La concordance des lieux et des dates fait que l’amalgame est devenu réalité très forte et les vieilles rancœurs envers la Russie ravivées au centuple.
10 avril 2011, commémoration - mais commémoration de quoi exactement ? - et la blessure encore qui se répand dans les têtes. Les Polonais déjà fortement divisés sur le sens à donner au drame de Smolensk n’en sortent maintenant plus sur le sens à donner à sa commémoration. D’autant qu’on recommence à murmurer, de l’autre côté du Dniepr, que Katy
ń fut bien l’œuvre diabolique des nazis.

Alors certains déposent sur les lieux de la catastrophe de l’an passé des plaques qui rappellent, en même temps, le génocide perpétré par les Russes il y a 71 ans. Les Russes d’aujourd’hui, indignés, font subrepticement enlever la plaque dans la nuit et la remplacent par une autre, à leur goût moins équivoque,  évoquant uniquement  Smolensk.
Censure de la mémoire ou juste recadrage du souvenir ?
Je n’en sais rien.
Courroux cependant de part et d’autre. Rien ne va plus dans le langage de la mémoire et dans la lecture de l'histoire.

 Il faut sans doute être Polonais pour prendre toute la mesure de ces drames-là. Dans un monde préoccupé par des guerres multiples, guerres humanitaires tronquées, guerres de ceci et de cela, jeux politiques infâmes partout, le pansement des plaies polonaises et les rancunes envers les Russes, sorte de feu couvert et qu’un seul coup de vent peut embraser, apparaissent comme des broutilles passéistes.
Ce qui me peine pourtant, ce sont les diverses utilisations idéologiques qui sont faites des événements et surtout que cette nation, ces Polonais parmi lesquels je mène ma vie, et qui auraient tant besoin de se serrer les coudes autour d’une chaude fraternité, soient une nouvelle fois dressés les uns contre les autres et manipulés par des chefs et des prétendants jouant, tantôt la corde d’un sage apaisement, tantôt la corde toujours vibrante de la passion.

Le génocide de toute l’élite polonaise sauvagement assassinée d’une balle dans la nuque et cette catastrophe aérienne survenue autour de la commémoration de ce génocide, n’ont pas fini d’engendrer des anniversaires houleux, vindicatifs, obscurs, névrotiques, où, finalement,  personne en Pologne ne reconnaît plus le respect dû à sa mémoire de Polonais.
C'est jouer avec un feu terrible.
Car les grands drames de l'Histoire,
un jour ou l'autre,  rejaillissent toujours d'une mémoire, soit fallacieuse, soit qu'on avait tenté d'étouffer.

 Image : Philip Seelen

07:50 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

08.04.2011

A vos cerveaux... Prêts ? Votez !

littératureJe spéculais à mon aise dans ce texte de lundi, sur le sentiment politique, la sensation, l'obscur désir du positionnement, situé en amont de la réflexion plutôt qu'en aval.
Pure coïncidence  ou comme si elle lisait l'Exil : la science me traite ce matin de rigolo. Et elle a raison, la science  : je suis vraiment mort de rire.
Oyez plutôt, . Si, si, cher lecteur, lis jusqu'au bout, même si ton libre arbitre en prend un sale coup.
Les premières réactions cependant ne vont pas tarder à agiter frénétiquement le gotha.
Sarkozy trouvera que c'est pas  assez marqué à droite, cette encéphale !
La Le Pen va se plaindre de ne pas voir le sien et va sans doute crier à l'apartheid.
Borloo qui vient de prendre une grande décision va se demander à quel  cortex cingulaire de sa mécanique il a obéi et comment est strié le cerveau d'un centriste.
Et Ségolène, ravie, va
enfin s'apercevoir que, même elle, en a un.

Image AFP, comme on peut voir.


13:58 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

04.04.2011

Le sentiment politique

Ou pourquoi on perd vraiment le peu de temps qui nous est imparti à se préoccuper de politique, stricto sensu.

tonneau-des-danaides.jpgSi on pouvait faire de l’état du monde une vaste synthèse depuis -  disons pour faire court - un siècle et demi, on s’apercevrait que les mêmes erreurs se commettent, les mêmes combats se perdent, les mêmes victoires s’engrangent, les mêmes discours se croisent, les mêmes arguments font mine de s’entrechoquer, les mêmes espoirs sont nourris, les mêmes aspirations restent lettres mortes, les mêmes causes produisent l’effet contraire à celui escompté et cætera.
Une même logique, une lame de fond, que je me dis alors, doit présider au manque apparent de cohérence. Celle-ci aurait dû commander
en effet depuis longtemps que les espoirs formulés au XIXe siècle par exemple, voire par les enragés de 1793, soient aujourd’hui satisfaits, dépassés, et que l’on regarde dans une autre direction.
Mais les puissants gouvernent toujours le monde, le peuple gueule, le peuple s’ébroue, les arts se rebellent parfois, pas souvent,  et ces puissants continuent de mener la barque, à contre-courant de ce qui devrait être la poursuite du bonheur du plus grand nombre, voire de tout le monde.
L’histoire, même si on sait qu'elle est lente et surtout pas rectiligne, devrait en tout cas cheminer dans cette direction, au nom même du principe de civilisation humaine. Tous les missels marxistes le prétendaient. Sans la sinuosité cependant.
Le panorama de plus d’un siècle et demi d’histoire s’évertue donc à apparaître  tel un gigantesque déni de l’intelligence humaine. Qu'une question, la plus élémentaire et la plus
naïve des questions - celle du bonheur social enfin résolu, du bonheur pragmatique, presque élémentaire, afin que chacun soit disponible pour vivre son bonheur individuel, intime, intellectuel et affectif - soit sempiternellement posée aux hommes sans qu’aucun ne sache y apporter le moindre élément de réponse, en dit effectivement trop long soit sur la susdite intelligence humaine, soit sur le degré de civilisation, pour qu'on fasse l'économie du postulat selon lequel le pauvre est bon, juste et honnête et veut que les richesses produites par le travail et le génie humains soient au service de tous, équitablement distribuées, tandis que le riche est mauvais, injuste et malhonnête et veut s’accaparer la plus grosse part de la galette, se goinfrer, se bourrer le fanal et ne jeter que les miettes au pauvre.
Et là-dessus, sur le terrain politique, s’affrontent les idéaux en empruntant tous les dédales possibles et toutes les ruses les plus grossières !
Ah, si seulement elle n'était que ça, la problématique ! Et si la lutte des classes n’avait pas été ce leurre de la rhétorique hégélienne dans lequel se sont engouffrées toutes les idéologies et contre-idéologies sociales de l’époque industrielle et postindustrielle, longtemps que la contradiction dialectique aurait été renversée et qu’on aurait fait de la boule bleue un Eden de fraternité !
Nous sommes donc dans un vaste trompe-l’œil. Celui des idées. Or les positionnements politiques - j’entends maintenant  par politique l’envie, le désir plus ou moins flou que l'on a de voir tel ou tel monde apparaître -  ne sont pas des épiphénomènes de la conscience, mais du sentiment. On est dans l’affectif intime, dans la conviction fondatrice,  dans la base fondamentale, et tous les raisonnements, tous les arguments, toutes les évidences mille fois prouvées, ne peuvent convaincre le sentiment constitutif d’un être. Au risque de le détruire.
On se sent à tribord ou à bâbord, non pas par la raison, par l’idée du juste ou de l’injuste, mais parce que c’est là qu’on est bien dans sa peau. L’opinion politique est un sentiment.
Or le sentiment n’admet pas le jugement de valeur.
Mais d’où naît ce sentiment ?
Je n’en sais foutre rien. Laissons-ça aux mécaniciens du subconscient, aux entomologistes des groupes  sociaux, aux géographes de l’urbanisme.
Le fait est.
M’est souvent arrivé de discuter, de me disputer, de gueuler, d’affronter, de mener joutes verbales et même, dans des cas extrêmes, d’en venir aux mains, avec un d'un sentiment contraire au mien. Du point de vue de la raison, tout le monde avait raison. Venait même un moment où les arguments logiques avancés de part et d’autre étaient ridicules jusqu’au grotesque.
C’étaient là deux individus qui se battaient mais c’est une ombre inconnue d’eux-mêmes qui maniait les armes.

Je me sens. Tu te sens.  Il se sent. Ma peau, ta peau, sa peau est mieux dans ce sentiment-là que dans celui-ci.
Les mêmes espoirs, fantasmes, oui, on peut dire ça comme ça, de joie universelle et de jouissance non usurpée pour tous  m’habitent depuis que j’ai appris à m’habiter moi-même. Je n’ai pas dévié d’u
n iota dans mon sentiment du monde en dépit de tous les arguments qui me sont tombés sur la gueule et qui auraient normalement dû me ramener à de plus raisonnables rêveries.
Et je ne suis pourtant ni plus juste, ni plus bon, ni plus intègre, ni plus généreux, ni d’une intelligence plus accomplie, ni d’un savoir plus extraordinaire que la plupart des  hommes que j'ai rencontrés jusqu'alors et qui m'ont apporté la contradiction.
Je suis. Point.
Né dans une famille pauvre, rurale et adorable à plein de points de vue.
Avec un sentiment général qui ne m’a pas quitté. Comment dire à qui que ce soit que le sentiment qui vous anime est le bon quand on ne sait même pas d'où on le tient ?
D'ailleurs, le bon pour quoi faire ?
La joie d'exister ne s’apprend pas ni ne se réclame aux pouvoirs : elle se vole.
A des millions d’années-lumière de l’idée politique.

Illustration : Les Danaïdes par John William, 1903

12:58 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

01.04.2011

Vases communicants : Cécile Portier

Le jour des  vases communicants le cahier un peu bordélique sur lequel nous écrivons chacun notre page, s’élargit un peu. On croise la plume. Le clavier, oui. Voyez bien que c’est  nul de dire tapuscrit…ça marche pas à tous les coups. Ce blog a un beau clavier !  Où ? Où ça ?  Nulle part, je voulais  dire une belle plume.
Donc, sans blague, on échange en ce 1er avril. Et je suis heureux de recevoir Cécile Portier sur mon bout de territoire. J’aime son texte. Regard posé sur la stupidité de la solitude dans un monde pourtant encombré par la foule. Déshumanisation des quotidiens.
Mais je vous laisse lire. Et je file poser quelques lignes sur Petite racine.

 

porte métro.jpg

 1 minute 4 secondes 99 centièmes

Les portes se referment. Toutes banquettes occupées : 2 fois 4 places de part et d’autre du couloir, répétées 3 fois, soit 28 assis. A ceux-là ajouter 5 personnes sur strapontins, chacune regardée de travers par une personne debout, ce qui fait 33 personnes assises et au moins 5 mécontents.
Et les autres debout?  En moyenne 5 mains accrochées par barre, 8 barres par rame, soit 40 personnes, plus celles adossées aux 27 strapontins levés et à la portière du côté qui ne s’ouvre pas (disons une dizaine). Plus encore les 4 déjà engouffrées entre les sièges pour pouvoir s’asseoir à la prochaine station.

Ce qui fait un total de 114.

 Sur ces 114, combien rentrent du travail? Disons, vu l’heure, 80%, soit 91 personnes, qui cumulent à elles toutes un total d’environ 684 heures travaillées aujourd’hui, ce qui, rapporté aux 33,16 € de coût horaire salarial moyen charges comprises, représente une masse de 22 681 € octroyée pour compensation de la peine, et pour quel part de PIB engendrée ?
Quant aux autres, qui sait ? Revenus d’une démarche emploi, de quelques achats, d’une visite à quelqu’un, d’une flânerie sans but. Et combien d’heures perdues aujourd’hui dans ce temps non travaillé, non quantifiable? Auquel il faut rajouter le temps de transport, 42 minutes en moyenne trajet retour, soit pour ces 114 personnes un total cumulé de 80 heures en cette soirée.
Mais pour chacun, maintenant, combien de temps encore avant d’arriver chez eux? Et combien, parmi ces 114, sont attendus ce soir par quelqu’un ? Une grosse moitié ? Disons 65. Et celui-là, cheveu gris, veste noire, penché sur son téléphone, écrit-il à celle qui l’attend pour lui dire qu’il sera là dans 20 minutes, environ? Combien de SMS partis de cette rame depuis le départ de la station ? Combien d’explications, de malentendus noués, et en combien de signes ? Combien de pensées émises et non exprimées, d’espoirs, de rêves déchirés ?

 Et entre ces 114, combien de regards échangés? Combien?

 Et si maintenant, entre ces deux stations, la rame s’arrêtait, au bout de combien de temps on entendrait le premier soupir d’exaspération? Qui lancerait la première réflexion sur le prix que ça coûte, un abonnement métro, et sur le temps qu’on y perd? Au bout de combien de temps lâcheraient les nerfs de celle-là, en face de moi, sourcils froncés, nez penché sur son pavé? Et quelles invectives poussées, envers qui ?
Et si ça durait, encore ? Si ça durait, et qu’il n’y avait pas moyen d’en sortir? De combien de degrés la température monterait, au bout de quelques heures, par toute cette chaleur de bête accumulée?
Et toi, tête rousse et grosses cuisses, qui mange un petit en-cas de carottes nouvelles calibrées à 70 mm de diamètre que tu pêches une à une d’un cellophane estampillé Monoprix, au bout de combien de temps aurais-tu vraiment faim, si nous restions ainsi, ici, plusieurs longues, longues heures ?
Et qui sera le premier à crier ? Qui sera le premier à pleurer ? Qui suppliera qu’on le laisse s’asseoir ? Combien voudront lui laisser la place ?
Qui sera le premier à se pisser dessus, dans ce temps qui n’en finira plus?

 Et toi qui me regarde pendant que j’écris, parce que tu as senti que je te regardais, que je détaillais par écrit ton casque vissé aux oreilles, tes doigts agiles sur le petit clavier, tes lacets dépareillés, toi pour qui je n’ai aucune sympathie mais dont le regard me brûle, au bout de combien de temps passé ici mourras-tu ? Et que ferons-nous de ton corps ?

Les portes s’ouvrent, et tu sors.

__________________________

Les vases communicants, chaque mois, laissent leur adresse ici, sur une  initiative de Brigitte Célérier, à qui j'adresse mon amical salut et mes remerciements

 

08:39 Publié dans Vases communicants | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

29.03.2011

Mon artiste prolétaire de frère prend un bide

littératureMa mère, enfin, après une dizaine de tentatives opiniâtres, reçut des mains de l'inspecteur des mines le papier rose qui lui ouvrait tout grand les portes de la modernité. Elle s'installa aussitôt au volant de son Aronde, clouée dans la grange depuis plus d'un an,  et le roi ne fut plus jamais son cousin.
Chaque jour, l'Aronde prenait la clef des champs
Des routes, oui. Plutôt. Voire des chemins vicinaux non encore goudronnés.

Les voisins, ceux qui n’avaient pas encore de voiture, mais surtout leurs épouses, saluaient avec un respect craintif l’audace de cette femme en pantalon, cigarette au coin des lèvres, cette Georges Sand de l’automobile, cette femme-précurseur qui pavoisait derrière son volant. Les hommes, eux, voyaient plutôt là un signe de débauche et de libertinage : la voiture, c'était une invention pour les hommes, pour les chefs, pour ceux qui ont de la tête ! Ceux qui étaient déjà motorisés, ceux qui savaient tout de la nouvelle époque et comment il fallait  se servir d'une automobile, haussaient donc les épaules, narguaient, tordaient le nez et prédisaient que le moteur de cet  engin - ils allaient même jusqu'à préciser pour bien faire voir qu'ils savaient de quoi ils causaient : le moteur Montlhéry de cette bagnole - ne ferait pas long feu, à ce régime de sorties quotidiennes.
Mais mon frère, apprenti mécano, veillait au grain. Maintenant que la voiture roulait, elle réclamait qu’il se penchât avec circonspection sur ses organes. Un beau dimanche, il demanda à ma mère combien elle avait fait de kilomètres. Il eût été tout aussi inspiré de lui demander la circonférence de la lune. Elle en resta bouche bée.
Tant d’ingénuité de part et d’autre déclencha chez moi un tel éclat de rire que ma mère se fâcha tout rouge. Elle me traita de foutu chanteur qui ne s’intéressait à rien. Elle montra mon frère en exemple. Lui, au moins, même avec ses questions stupides, s’intéressait à ce qui se passait dans cette maison, et surtout à son automobile ! On pouvait compter sur lui. Que je m’en retourne donc à ma saloperie de guitare et que je les laisse discuter sérieusement.
Evidemment, elle ne savait pas combien de kilomètres elle avait parcourus. Mon frère déclara que ça faisait quand même beaucoup et qu’il était grand temps de changer l’huile du moteur. Il enfila sa camisole d’apprenti prolétaire et se coucha sous l’auto. On l’entendit qui dévissait, qui tapait, qui cognait, qui se plaignait d’un gros boulon rébarbatif. Il devait avoir appris ça dans son atelier ; on ne dévissait pas un boulon sans se plaindre avec force jurons
de sa résistance. Il nous montra bientôt l’huile noire qu’il avait récupérée dans un seau. Il en prit quelques gouttes entre le pouce et l’index, les faisant se frotter l’un contre l’autre et, avec une moue de connaisseur un peu catastrophée, nous dit qu’il était grand temps, qu’elle n’avait plus de viscosité, cette huile-là. Vis-co-si-té, hein, répéta t-il en bombant le torse, on connaissait pas le mot nous-autres ? Un mot de mécano, pardi. Comment l’aurions-nous su ?
Il changea l’huile avec les gestes circonspects du savant devant ses éprouvettes.

Nous étions tous autour, admiratifs quoique inquiets. Il cabotinait à son aise. Je ne saurais dire pourquoi mais j’avais l’impression que l’artiste en faisait trop, qu’il s’aventurait un peu loin dans son art et qu’il allait prendre un bide. Il fit pourtant tourner le moteur, en s’essuyant les mains avec un vieux chiffon, plus sale encore que ses mains. Il souriait béatement et donnait des petits coups de pied dans les pneus. Il dit aussi qu’il tournait comme une horloge suisse, ce moulin-là, et il crachota loin devant lui, comme un vrai homme. Ma mère souriait tout aussi béatement : il venait d'annoncer qu’elle était tranquille pour faire trois mille kilomètres ! Autant lui annoncer qu’elle était parée pour faire le tour de la terre.
Elle ne fit même pas le tour du village.
L’auto fit un vacarme épouvantable de bête mortellement blessée, cracha une fumée noire comme l’enfer, sursauta de douleur et fit silence, stoppée net, crucifiée au beau milieu du chemin. Elle démarrait encore, certes, mais elle refusait d’avancer, ma mère s’énervant, criant au secours et de désespoir, torturant dans tous les sens le levier de vitesse, qui finit par lui rester bêtement dans les mains.
Mon frère courait dans tous les sens, affolé, tournait autour de l’engin en levant les bras au ciel et en donnant encore des coups de pied dans les pneus, comme quand il était content.
Dépêché sur les lieux en urgence, le mécanicien, le vrai cette fois-ci, déclara qu’on avait vidangé la boîte à vitesse au lieu du moteur et que tout était en morceaux, là-dedans. Kaputt  répétait-il, Kaputt, fier de son mot.
Kaputt !

Dans cette pitoyable méprise cependant, la vocation de mon frère avait dû recevoir le coup de grâce. Kaputt. Plus jamais je ne le revis en bleu de travail.
Il se fit menuisier.

11:21 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

24.03.2011

Deux fois par mois, Stéphane Beau sur L'Exil des mots

Bienvenue Stéphane,

Nous avons tous croisé sur notre route incertaine des gens qui, vus sous l’angle trompeur et péremptoire de l’idéologie, ne correspondaient pas exactement à notre profil. Du moins exprimaient-ils complètement différemment leur soif de liberté et leur besoin de rêver. Des gens attachants, un peu fous, fantasques ou timorés, sans prétention.
J’en ai connu des comme ça, dans des bars interlopes où se passaient nos nuits, dans des bas-fonds, dans des endroits d’exclusion forcée, dans des hasards. Dans des fuites en avant.
Il arrive que ces paumés des petits matins reviennent habiter notre mémoire.

Alors, quand j’ai invité Stéphane à venir tous les quinze jours partager avec moi la plume et qu’il m’a proposé ses Humbles à lui, j’ai tout de suite été touché, parce que ces humbles-là, je les ai bien reconnus !  Ils sont universels pour qui a cherché à aimer le monde au-delà de sa surbrillance.
Faut dire aussi que je venais de lire la Semaine des quatre jeudis, le dernier opus de Stéphane. Comme je le supposais grâce à une complicité qui remonte à février 2009 avec les Sept mains, j’ai trouvé  dans ses aphorismes et ses textes plus longs, un écho à mes propres quêtes et à mon propre désabusement. Parfois désarroi. Une réflexion commune de soi, au milieu de ce bastringue social à la dérive. Comme là   :

Bien sûr que les médias ne disent pas la vérité. Et alors ? Quelle importance ? La vérité : quasiment personne ne serait en mesure de la supporter.

Ou encore :

J‘aurais tant aimé être un artiste maudit ! Hélas, il est plus facile d’être maudit que d’être artiste.

 les humbles.JPG 

OUVERTURE

Un grand merci, tout d’abord, à Bertrand qui a généreusement proposé de m’ouvrir, tous les quinze jours, les portes de son Exil des mots. Je vais essayer d’être digne de son accueil.
Je vais profiter de cet espace pour rendre hommage à des hommes et des femmes que j’ai croisés et côtoyés, plus ou moins longtemps selon les cas. Ce sont tous des sacrifiés, des brisés, des vaincus de la vie, des exilés, eux-aussi, à leur manière : des victimes de cet exil républicain que l’on nomme « exclusion ». Et pourtant ils étaient tous des êtres exceptionnels, humains, dignes, exemplaires. Des hommes et des femmes qui m’ont beaucoup appris, beaucoup donné. Des hommes et des femmes que j’ai aimés. J’ai su le dire à certains, pas à tous : je le regrette. Le temps est venu pour moi de réparer cet oubli.[1]

 JOHNNY

Johnny. Ce n’était pas ton vrai prénom, mais tu l’adorais tellement ce gars-là ! Tu possédais la panoplie complète du fan parfait : les disques, bien sûr, mais aussi le briquet, la boucle de ceinturon, la pendule, la caricature accrochée au mur de ta cuisine, mal dessinée, par un copain sans doute, un soir de beuverie. Et les tee-shirts, bien-sûr, aux couleurs criardes, représentant l’idole transpirante. Tu carburais à la bière à 11° et il fallait choisir son heure pour venir te voir : trop tôt le matin tu dormais encore ; trop tard, tu étais déjà dans le brouillard… Tu avais bien la gueule de l’ex-taulard que tu étais, avec ta grosse moustache, ton crâne rasé et tes traits bleus tatoués au coin des yeux. Au début, tu faisais peur à tout le monde avec ton blouson noir d’un autre temps. Il faut dire que tu aimais ça, jouer les durs. Lorsque tu rencontrais quelqu’un, pour la première fois, c’était systématique, tu alignais vacherie sur vacherie : un vrai festival. Si l’autre se vexait, c’était un con, et tu ne lui adressais plus jamais la parole. S’il avait le culot de te répondre sur le même ton, en soutenant ton regard, un large sourire – où manquaient quelques chicots – éclairait immédiatement ton visage. C’était dans la poche, il pouvait tout te demander.

La dernière fois que je t’ai vu, tu venais enfin de trouver un petit appartement, après des années passées à errer de squat en squat et de foyers sociaux en logements d’urgence. Je me rappelle qu’il y avait un noyer derrière chez toi et que, tous les ans, tu nous amenais un sac plein de noix. Tu grommelais en détournant la tête lorsqu’on te remerciait : pas toujours simple de jouer les durs quand on a le cœur sur la main.
Tu étais un chic type, Johnny, tu sais. Mais qu’ils sont rares ceux qui l’on  su !  As-tu réussi à vaincre tes démons ou es-tu retourné partager le quotidien de tes ex - compagnons de trottoir ?

Je ne t’oublie pas.

Stéphane Beau

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 [1] J’ai emprunté le titre de cette chronique à une revue intitulée Les Humbles, publiée dans les années 1920 par Maurice Wullens.

15:26 Publié dans Stéphane Beau | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

21.03.2011

Va-t-en-guerre et pacifistes bêlants

littérature,écriture,histoireJe crains - mais  j’assume - que mon jugement ne soit quelque peu faussé du fait que je vive hors des frontières de mon pays. Je crains que ce jugement ne se fasse  plus émotif que réfléchi.
Quand on est loin et qu’on ne rentre finalement qu'une fois l’an, forcément, le pays des racines, celui que, bon gré mal gré, l’on porte en soi comme une espèce de  port d’attache, apparaît parfois à travers un prisme déformant et on nourrit à son égard des pensées et des sentiments qu’on n’aurait jamais eus, qu’on se défendait
même spontanément  d’avoir, quand on vivait avec lui.
Je me suis donc surpris à souhaiter que le  monde, et en premier lieu mon pays, celui de Montaigne, Rousseau, Montesquieu, celui qui aux peuples étrangers donnait le vertige,  intervienne contre un salopard sanguinaire qui se propose de noyer dans le sang une rébellion et qui, même, a déjà mis à  exécution une partie de ses fantasmes assassins.
Humainement, ça coule de source. Mais il n’est quand même pas confortable d’être dans la position du va-t-en-guerre. D’autant que l’idéal humanitaire et démocratique n’est que très rarement la flamme qui met in fine le feu aux poudres. D’autres préoccupations, sans doute, président aux bombardements et à l’ultima ratio regum  des canons.
Ce monde est trop compliqué et nous ne percevons que la partie la plus visible d’un iceberg dont nous avons depuis longtemps cessé de comprendre les dérives.
Et je me dis aussi que notre désastreuse incapacité, incapacité avérée, à changer ce monde devrait nous avoir guéri de toute prétention à vouloir l’interpréter sans risque d’erreurs grossières.

Mais il n’empêche que, d’ici, savoir que son pays est entré dans un conflit armé brasse les tripes. Mes tripes n’ont pas de cerveau ni de mémoire.
D’autant que  je ne suis quand même qu’à 2000 km de Paris. Je ne suis pas au bout du monde, je suis au sein de cette fable à tétines qu’on appelle Europe. Quelles que soient les ambitions des pays engagés en Lybie, je n'en compte que cinq présents pour faire un effort, sur  les vingt-sept qui, régulièrement, s’amusent pourtant à traire copieusement la vache européenne.
Et comme je suis dans un de ces pays-là, je constate une nouvelle fois qu’Europe veut dire dossiers de subvention mais qu’aucun cœur, aucun idéal, aucun intérêt commun n’anime la placidité  du gros bovin.
Pire même. On est carrément opposé les uns aux autres.
Une Europe foutaise, donc, une Europe pêle-mêle, sans âme, sans individu et qu’il serait temps que des hommes de bonne volonté, soit l'entraînent vers l’humaine dimension, soit invitent tout le monde à rentrer chez soi afin qu'il y vaque à ses occupations domestiques.
On verrait bien. Mieux vaut être seul que mal accompagné, n’est-ce pas ?
Anti-européen ? Oui. Sous ces auspices-là, oui. Je ne me sens pas du tout de la même famille que la Hongrie d’extrême droite ni de celle du clergé polonais, par exemple, érigé en classe sociale riche et fourrant partout son sale nez de possédant arrogant.
Cette Europe, ce monstre à vingt-sept têtes qui regarde dans vingt-sept directions  à la fois,  j’en disais dans Polska B Dzisiaj -  assis au bord du Bug -  ce que j’en prétends encore aujourd’hui :

Plus de frontières. Plus d’explosion d’artillerie lourde, plus de terreurs incendiaires, plus de sang dégouttant sur les rides de la terre et plus d’épouvante hurlée sous la mort en furie. J’ai devant moi, avec cette rivière qui musarde entre ses gorges sablonneuses, ce pourquoi se sont entre-tués les hommes depuis qu’ils sont des hommes. Tout le débat des tueries tourne autour de l’endroit exact où doit être planté ce poteau rayé blanc et rouge et sur lequel je me repose, les yeux dans l’eau. Ce poteau marque la fin d’une souveraineté et le début d’une autre. Il délimite le champ d’application des vérités et le moindre outrage à son égard ordonne réparation par le massacre. Ça me semble d’une désespérante simplicité.
J’ai pris appui sur la bombe qui a ensanglanté le monde.
Je suis de cette génération qu’on dit bénite des dieux pour être la première depuis que les temps sont humains à ne pas avoir vu déferler chez elle le fracas des armes. Puisque plus de vingt siècles n’avaient pas été suffisants pour déterminer l’emplacement exact de ces satanés poteaux, force fut bien de les mettre enfin au rebut.
De guerre lasse.
Génération bénite des dieux, depuis ta naissance on s’est pourtant égorgé et mis les tripes à l’air sans retenue en Indochine, en Algérie, au Vietnam, en Cisjordanie, en Palestine, en Iran, en Irak, en Afghanistan, en Tchétchénie, au Liban, dans les Balkans et, aujourd’hui même, en Géorgie sans qu’on sache jusqu’où la poudre parlera. Tout ça en soixante cinq ans. Autant dire sans relâche.
(…)
Ça n’est pas agréable à écrire et ni même à penser mais je ne suis pas de ceux qui bêlent à tout vent que l’Europe est à jamais sauvée des cataclysmes guerriers. Parce que derrière les poteaux qu’elles plantent pour marquer sa souveraineté, aussi loin qu’elle puisse étendre ses ailes, il y aura toujours un pays qui ne reconnaîtra pas ces poteaux comme plantés au bon endroit ou une nation qui s’en sentira bafouée. De plus, à l’intérieur même de son enceinte, et ce d’autant plus sûrement qu’elle ne cesse de s’élargir, longtemps des nations seront agitées par leur sentiment équivoque d’une adhésion forcée à une histoire usurpée, sentiment tellement nébuleux qu’il faudra bientôt le taxer de barbare. Peut-être, sûrement même, les générations d’un futur plus ou moins lointain aboutiront-elles à l’effacement de ce sentiment occulte. Lorsque la dissolution liquide des pays dans un même bocal sera devenue plus compacte et plus solide.
(….)
Prévoir que cette Europe est pour l’éternité à l’abri des guerres et des combats, c’est en outre juger que nous serions des hommes bien meilleurs, bien plus accomplis, bien plus intelligents, bien plus humanistes et bien plus généreux que tous ceux qui nous ont précédés.
Et ça, c’est d’une incommensurable vanité partout et fortement démentie par les réalités. "

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19.03.2011

La frontière, la guerre et l’enfant

littératureSur la route ordinaire que balisait la forêt, ahanait un camion que je suivais.
Sans le voir vraiment. Mais la fillette a montré du doigt.
- Papa, c’est un Russe !
- Ah oui, ma puce… C’est un Russe. Il arrive bientôt chez lui, le Russe, tu vois. Il doit être content.
- Comment i fait le Russe pour traverser le Bug  ?
- Il y a des ponts sur les rivières. Et sur les ponts, il y a des routes pour les voitures et les camions.
-  Alors, quand on ira en France, on traversera le Bug aussi, nous?
- Non, le Bug et la Russie, c’est devant nous. Là où va le camion. La France, c’est derrière.
- Oui, mais on traversera un Bug.
- Je ne crois pas. Nous traverserons toute la Pologne, puis toute l’Allemagne, puis toute la France pour aller jusqu’à l’océan, mais il n’y a pas de rivière là où nous passerons.
- Et entre Niemcy (1)  et la France, il n’y a pas de Bug ?
- Si, mais c'est pas un Bug. C'est le Rhin.
- Et entre la Pologne et Niemcy ?
- Non. Ou alors un petit. L’Oder, que ça s’appelle.
- Alors, c’est le même pays s’il y’a pas de Bug… Prawda ?
- Prawda. C'est un peu le même pays.
- …
- Si c'est le même pays, y'aura plus de guerre chez nous alors ? Les pays,  ils sont tous des copains maintenant.
- Non, plus de guerre.  Tous les pays sont maintenant des copains, comme tu dis. Ça s’appelle l’Europe.
- Et les Russes aussi, ils sont  en Europe ?
- Heu.. Presque oui. C’est des copains à l’Europe.
- Et pas l’Irak ? T’as dit une fois qu’ils faisaient la guerre en Irak.
- Ah, l’Irak c’est pas l’Europe ! C’est compliqué... C’est à cause du pétrole.
- Et qu’est-ce que c’est le pétrole  ?
- Ben, tu vois, là, en ce moment on se promène en voiture, ça roule parce qu’il y a de l’essence dans le réservoir. L’essence, c’est fait avec du pétrole et le pétrole il est sous la terre.
- Et ça fait la guerre, le pétrole ?
- Non, pas vraiment, mais il y a des pays qui n'en ont pas, alors il faut qu’ils en achètent aux autres qui en ont  et ça coûte beaucoup, beaucoup de  złotys et il y a plein de pétrole en Irak. Tout le monde veut du pétrole parce tous les pays ont des voitures.
- Pourquoi, ils nous en donnent pas alors, du pétrole, s'ils en ont plein ? Nous en Pologne, on pourrait leur donner  plein de  pommes et des groseilles et des poires et eux, ils nous donneraient du pétrole... Prawda ?
- Prawda... Prawda... Ce serait pas mal, oui, comme idée.
-…
- Papa, roule à cent et double ce.... (2) Russe ! 

 1 - "Allemagne" en polonais
2 - Mot censuré par égard pour le peuple russe

Texte de 2006


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16.03.2011

Tristesse

Centrale.jpgNeige doucement  fondue, dernières pellicules de glace qui résistent encore à fleur d’étang,  chants encore timides des premières grives, un vol de cigognes, ciel qui n’a plus la couleur attristée de l’hiver.
On aurait envie de laisser monter en soi toute cette sève des choses, comme à chaque passage à ce point précis du cercle. On aurait envie d’affirmer encore et encore que le temps qui nous est imparti de ce côté-ci des étoiles est un temps merveilleux, qu’on soit Paul ou qu’on soit Jacques, misanthrope ou incorrigible amoureux des hommes.
Mais le cœur n’y est pas. Le printemps a la tenue d’un décor posé sur un monde résolument dramatique.

De l’autre côté de la Méditerranée, tout un peuple que soulevait enfin l’espoir, est abandonné aux couteaux de son étrangleur. Sa gorge ne sera bientôt plus qu’une béance aux chairs pendantes. Honte ! Honte pour l’éternité jetée à la face des puissants ! Ce sont des frères qu’on assassine. Nous ne savons pas leurs vues, leurs sentiments, leurs idées d’eux-mêmes. Que nous importe : ils ont pris les armes contre leur dictateur et devraient mériter notre secours et respect fraternels. Qui qu’ils soient.
Ingérence ? Taisez-vous, abominables que vous êtes ! Taisez-vous ! Vous vous ingérez partout, sans morale ni éthique, sans crier gare et sans état d'âme, quand votre soif de domination, de profit et de puissance monétaire est à étancher !

Et puis, là-bas, sur l’archipel de l’Orient, la vieille terre qui s’est secouée, a tué, et le monde une nouvelle fois menacé par les manipulations scientifiques de l’infiniment petit.
Pour ou contre le nucléaire ? Question idiote s’il en est. Question d'imbéciles. Infantile. Question sans  fondement. Question hors-sujet. Question pour faire voir qu’on a des choses dans sa tête alors qu’on est plat comme une limande,
face aux complications du monde.
Le nucléaire est dangereux comme l’est - sur une échelle plus grande, plus frappante, plus apocalyptique parce que d’un coup d’un seul fortement meurtrier et qu’il hypothèque alors la santé humaine à long terme - la cigarette que j'ai au bec, la vitesse sur route ou autoroute, la consommation excessive d’alcools.
Je n’aime que modérément les chiffres. Ce qui, in fine, est en partie snob et légèrement débile. Donc : la voiture tue un million et demi de personnes dans le monde chaque année et en blesse quarante fois plus ! Depuis Tchernobyl, la voiture, votre voiture messieurs-dames, la mienne,  a donc  tué 37 millions d’individus. A titre indicatif, la Pologne compte 38 millions d’habitants.
Vous êtes pour ou contre la voiture ? Ridicule !

Le nucléaire est une énergie fondamentale. Au sens profond, étymologique. Pas grand monde pour se soucier d'ailleurs de sa dangerosité quand il allume au quotidien son convecteur, se branche sur internet, éclaire ses mouvements, se sert de ses outils domestiques, consomme des produits fabriqués par des machines électriques.

Le drame est ailleurs. Le drame est dans la maîtrise des hommes sur cette formidable énergie que leur cerveau a su arracher aux principes mêmes de la matière.  Le drame est que la planète est elle-même une force que les hommes ne maîtrisent pas et ne maîtriseront jamais. La planète explosera quand, scientifiquement, elle aura vécu son temps. Qu’elle soit habitée par des hommes ou non.
Or, elle tremble régulièrement, s’ébroue, et les hommes, grimpés sur son dos comme le sont les puces sur celui des chiens, s’en trouvent forcément et fortement bousculés.
Le drame est dans l’instabilité permanente, vivante,  de l' habitat humain.

Fallait-il donc construire des centrales nucléaires, plonger au fond de la matière pour en extraire la substantifique moelle et tâcher de doter l’humanité de réserves énergétiques inépuisables ?
Oui. Je dis oui sans une seconde d’hésitation.
A mon sens, ceux qui répondent non sont des babas cools attardés, qui s’ignorent, genre qui diraient qu’il fallait laisser les chevaux attelés aux diligences parce qu’un être qui leur était cher a trouvé la mort dans un accident de la circulation.

Des erreurs monumentales, des contradictions de l’intelligence, des négligences nées de la recherche exclusive du profit,  ont-elles été commises dans la mise en place et le  maniement de cette énergie ?
Oui. Sans  aucune hésitation.
Ceux qui répondent non sont des puissants intéressés par le lucratif et aucunement soucieux du  confort de l’humanité.

Reste la tristesse, la détresse, la compassion du cœur et de l’âme face au drame du Japon, drame de l’humanité, drame et catastrophe de la fusion des erreurs humaines, du génie humain et des caprices de la planète, voyageuse du cosmos.

J’habite à deux-cent-cinquante kilomètres, à vol de nuage radioactif, de Tchernobyl.
On m’a raconté un  peu.
Je pense aux japonais meurtris dans leur vie.
Je pense aux Libyens bientôt vaincus.
Je ne pense pas au printemps.

10:19 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

10.03.2011

Scandale sur un titre

littératureC’était dans une auberge perdue au milieu des prairies et des marais de Nuaillé d'Aunis et c’était l’hiver.
En février je crois.
Nous faisions, avec mon ami, un week-end performance : vendredi soir, samedi soir et dimanche après-midi.
Nous en sortions fourbus.
J'ai vraiment aimé ces concerts. Tout y était : un public sympa, sans prétention,  du vin, le désert muet des campagnes et des nuits qui n'en finissaient pas d'être des nuits. Nous sommes venus  deux années de suite.
Pendant que les gens arrivaient,  s’installaient en discutant dans la petite salle, nous allions prendre l’air, parlions de choses et d’autres et les brouillards gelés alentour s’accrochaient aux prairies. Mon ami rêvassait le nez dans des étoiles transies et les mains bien au chaud dans ses poches, son col de veste légèrement relevé. Il posait toujours un regard interrogateur, métaphysique sur ces intelligences lumineuses, là-haut, qui le fascinaient et le fascinent sans doute encore aujourd'hui.
Puis nous entrions. Les vitres ruisselaient de buée. Nous serrions des mains et nous nous préparions à jouer. Nous jetions aussi, toujours, un regard moqueur sur un affreux goupil empaillé, juste derrière nous, qui n'avait vraiment rien à foutre là.
On nous montrait du doigt ou du menton.

Ce soir-là, un petit gars un peu bedonnant, la mine poupine et le cheveu bien cranté, était venu nous saluer et nous  avait présenté sa jolie petite femme. Il devait l’aimer, sa femme, parce que tout de suite il s’était mis à faire le fanfaron avec  les artistes.
- Ah, quel plaisir ! On va entendre du Brassens ! J’les connais toutes. Toutes ! Ça fait quarante ans que j’l’écoute, moi, le gars Brassens…
Sa petite femme acquiesçait et buvait des yeux son petit bonhomme de mari au ventre discrètement replet.
Ils étaient vraiment charmants.
Mon ami est alors subitement monté sur la scène, il a récupéré sa grosse bible, les œuvres complètes du Maître, il a ouvert l’ouvrage vers la fin puis, étalant le livre sous le nez du couple médusé, à la page S’faire enculer :
- Et celle-là, vous la connaissez ?
La petite dame a rougi jusqu’aux deux oreilles, qu’elle avait d’ailleurs joliment duveteuses,  mais elle a ri en même temps. D’un petit rire fripon, à peine étouffé.
 Le petit ventre a froncé les sourcils, il a fait semblant de regarder la partition d'un air savant, en se triturant le menton, mais sans s’attarder sur le titre. Puis, grand  seigneur :
- Non, celle-là,  j’la connais pas.
Sa p'tite femme a gloussé joliment derechef.

Un taquin, mon ami.
Je l’ai vu après, au cours d'une pause, prendre un pot avec ce couple sympathique.
Je me suis tout de même demandé de quoi ils causaient, ces trois-là.

13:42 Publié dans Brassens | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

09.03.2011

Petites annonces

littérature. Recherche désespérément quelqu’un qui aurait lu Le Docteur  Faustus jusqu’au bout afin qu’il me renseigne sur la façon dont il s’y est pris. Troisième fois que j’abandonne, vers la  cent-cinquantième page, ce chef-d’œuvre (prononcer avec la bouche en cul de poule et en dodelinant du chef)  de la littérature.

Tel : 00 56 765 444 8000, aux heures des repas

. Ai reçu de nombreux faire-part qui m’annonçaient la mort du roman depuis La Comédie humaine et l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second empire. Comme je ne m’étais aperçu de rien, ballot que je suis, et que me voilà donc avec un siècle et demi de retard sur le dos, je  recherche avec frénésie toute personne susceptible de me renseigner sérieusement sur l’endroit d’inhumation, les causes réelles du décès et, si possible, le nom des fossoyeurs. Parce que j’ai lu aussi quelque part que ces derniers auraient pu être Marx et la sociologie, ce qui, de prime abord, m’avait fait croire à une grosse blague d'apprentis carabins avinés.

Tel : 00 56 765 444 800, aux heures des repas

. Je cherche un éditeur pour un roman vieillot, aux termes surannés, à la syntaxe classique, avec des personnages et des descriptions à la con. Bref, un roman chiant comme un jour sans pain. Un roman dont le sujet n’intéresse pas grand monde.  Jugez-en plutôt : un groupe de paysans de la Vienne à la fin des années 60 face à un événement ponctuel, certes,  mais surtout face aux chambardements causés par la nouvelle façon de penser les campagnes.
Discrétion assurée. Parole d’honneur.

Tel : 00 56 765 444 800, à toutes heures du jour et de la nuit

. Recherche pour conversation anodine - et plus si affinités  mais ça m'étonnerait fort - un ou une auteur de tapuscrits pour ne pas mourir idiot et savoir enfin à quoi ça ressemble.

Tel : 00 56 765 444 800, aux heures les moins pénibles de la journée

. Annonce sérieuse : Aimerait rencontrer quelqu'un qui a tout lu -  je dis bien tout -  de A la recherche du temps perdu sans jamais avoir eu l'impression de perdre son temps.

Tel : 00 56 765 444 800, à des heures convenables

. L’Exil des mots recrute rédacteur en chef pour sa catégorie critique et contestation  car grosse fatigue sur le sujet de la part du rédacteur en poste.
Pas sérieux s’abstenir. Rémunération très incertaine cependant.

Tel : 00 56 765 444 800, aux heures de bureau

. Enfin, alors que j'allais boucler ma rubrique, on me prie d'insérer ceci :
C
ette bonne femme, souffrant d'inextricables névroses parmi lesquelles celle de la surenchère répugnante, recherche d'urgence un vétérinaire.

Contact : UMP, Assemblée nationale.

littérature


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07.03.2011

Le temps des cerises en forme de poires

poire.jpgL’hiver, c’est comme un tunnel dans lequel on s’engouffre aux premiers jours de novembre. Listopad en polonais. Littéralement, la chute des feuilles.
C’est ce mot chute qui me plaît bien. Chuter. Les chutes sont toujours plus  vertigineuses que les ascensions. Plus sûres de leur trajectoire aussi.
Pour ma part, je m’y glisse donc toujours le cœur léger dans ce boyau des mortes-saisons, plein de bonne volonté et d’idées d’écrire. Dans ma tête, c’est mythique. La décadence de la lumière va de pair avec l’envie d’écrire. Ça finit même par avoir quelque chose d’idiot, cette affaire que j’assume volontiers. Toute idiotie décalée s’assume d’autant mieux qu’on n’a de compte à rendre à personne et si, en plus, on trouve quelque plaisir à être idiot dans un monde d’idiots.
Quatre mois de neige et de gel et de verglas. Cette latitude sans altitude observe scrupuleusement le grand mouvement des choses. Vers la fin mars reviendront les premières cigognes et l’aube, ce trait rose de l'éternel sablier, bien avant cinq heures. Quelque chose change dans le grand basculement. Le tunnel sent comme un soupçon de lumière.
J’aurai bientôt traversé mon  sixième hiver en Pologne. C’est ma pendule à moi. Mes douze coups de minuit. C’est là, dans ces traversées des catacombes gelées, que se mathématise ma vie. Mon avancée dans le temps, plutôt. Je ne consacrerai donc jamais à l’expression j’ai X printemps. C’est peut-être parce que je préfère les endormissements aux réveils.
Se réveiller sur quoi, d’ailleurs ? Sur l’état d’un monde qui ne m’inspire plus guère que le dégoût. Et si ce monde est dégoûtant, c’est bien parce que les hommes le veulent ainsi. Il n’y a plus de dialogue possible avec toute cette merde. Les grands de ce monde, portés par les nains affreux, cacochymes, prétentieux, minables, des chaumières du suffrage universel, nous ont volé nos vies. Qu’au moins ils ne nous fassent pas perdre notre temps.
Si je devais exprimer mon plus fort regret, mon immense regret, ce serait d’avoir vécu à une des époques les plus lamentables pour l’esprit humain.
Et je suis encore assez con pour le dire.
Tout ça ne sert strictement à rien.
Notre parole ne vaut que par sa propre logique autonome. Intérieure. Sans incidence aucune sur rien. Un peu comme ces mélopées de prisonniers qui dégoulinent parfois sur le crépuscule des barreaux. Quand il n’y a rien à faire, sinon compter les nuits.
Parfois même les hivers.

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03.03.2011

La musique ça se conjugue au présent

A l'époque de la publication de mon bouquin sur Brassens, je recevais beaucoup de courrier. Par la poste.
Un monsieur québecois et médecin de son état m'avait ainsi fait parvenir une longue missive pour me dire tout le bien qu'il pensait de mon livre et aussi qu'il s'était acheté à Paris la même guitare que Brassens, chez le fameux luthier Jacques Favino, et qu'il s'évertuait à jouer exactement, au centième de mesure près, comme le bon Maître.
J'avais répondu - gentiment - que je n'en voyais ni l'utilité, ni le plaisir qu'on pouvait en tirer. Que l'éternité d'une oeuvre résidait précisément dans sa relecture subjective, affective, sensible, adaptée à soi.

Plus tard, beaucoup plus tard, comme pour faire écho à ma réponse, j'avais découvert ça.  C'est simple et c'est beau et c'est juste.
Contacté, l'artiste m'avait  donné l'autorisation de publier ici sa vidéo.
La musique, ça se conjugue vraiment  au présent.

Quand on prend sa guitare, il n'y a pas de concordances des tons au passé, sinon décomposé.


14:14 Publié dans Musique et poésie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

26.02.2011

Au pied du mur

Je publie un récit que j'avais d'abord projeté d'inclure dans un recueil de dix, récemment terminé et qui sera proposé aux éditions Antidata.
Je m'étais fortement inspiré d'un texte entamé sur le blog Tempête dans un encrier.
Puis j'ai changé d'avis. J'ai supprimé ce récit de mon sommaire, ne le trouvant pas achevé pour traiter d'un sujet aussi casse-gueule.
Il n'aura donc  d'existence que sur l'Exil et ce que n'a rien de restrictif, chers lecteurs.

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littératureParce qu’il s’était endormi, que sa jument livrée à elle-même avait alors emprunté des sentiers imprécis et qu’il avait ensuite, dans la nuit déjà largement tombée, erré de prairies obscures en chemins secrets, le Grand Meaulnes ne retrouvait plus la piste du manoir et de la fête étrange. La porte du rêve, prisonnière de brumes évanescentes, restait introuvable et plus elle était introuvable, plus elle était magique et gardienne de l’inaltérabilité du désir de l’ouvrir.
Si ce Grand Meaulnes-là est resté en nous comme l’ombre un frère, d’un compagnon, c’est qu’il trimballe avec lui quelque chose de notre universalité.
Ma fête étrange à moi, cette fête qui ouvre sur le possible et le désir de vivre, fut tout autre. Je n’en perdis jamais le chemin.
Je connaissais par cœur le sentier sous la forêt qui menait jusqu’à d’étranges décombres car cent fois depuis leur découverte j’avais repris ce layon, en quête d’une redite de mes premiers émois.
En vain. Ces ruines m’avaient pourtant dévoilé les premiers mystères du désir amoureux, en même temps qu’elles avaient été mon premier regard jeté sur le délectable interdit. A partir d’elles, sans que j’en prisse tout de suite conscience, ce regard s’était fait synonyme de plaisir de vivre.
Après bien des visites et des visites, j’avais donc fini par abandonner mes ruines à ses bois et à ses broussailles mais j’ai tenté, tout au long de ma route,  de les reconstruire partout ailleurs.
Tout cela ne m’est bien sûr apparu que tardivement. Entre les vieux remparts assiégés de buissons et le présentement dit, il y eut l’histoire ravinée par les marées de la vie et l’enfouissement des premiers troubles sous leurs écumes.
Ecrire cependant, n’est-ce pas vivre deux fois ? N’est-ce pas revenir en amont, remonter l’écoulement du fleuve par lequel on est arrivé jusque là, se pencher sur son lit, le débarrasser des alluvions déposées sur l’inaperçu ou l’à peine entrevu et tenter de ramener en pleine lumière le cours qu’emprunta finalement la fuite du temps ?
Alors maintenant, à l’heure où décline la lumière, à l’heure indécise entre le chien et le loup, à l’heure qui approche et où il faudra se jeter dans les gouffres anonymes, indéchiffrables et chaotiques du néant - tellement qu’on est tenté d’éconduire en même temps le loup et le chien en tâtant du fantasme de l’immortalité par un message agrafé au dos des insomnies - elles ont resurgi, les vieilles murailles des grands bois.
À l’heure d’écrire.
Elles ont resurgi à l’envers. La première fois, elles s’étaient entrouvertes sur les portes de l’avenir. La seconde, aujourd’hui, elles se referment sur le passé.
Telles des parenthèses.

 

Le mois d’août était opiniâtrement bleu et depuis plusieurs semaines les vents soufflaient du sud-est.  Quoique faibles, ils n’en  bousculaient pas moins des fétus de paille qui s’envolaient haut, très haut en tournoyant longtemps au-dessus des chaumes à la faveur des courants chauds.
Les paysans appellent ce phénomène des sorcières et disent qu’il est annonciateur d’une sécheresse durable. Je ne sais évidemment pas si cette théorie de l’observation est infaillible, mais je sais qu’elle s’était vérifiée cette année-là. L’été n’avait été rafraîchi que par quelques menues ondées, la terre était poudreuse et les prairies, sauf celles qui bordent la rivière, jaunes comme le sable des dunes.
Mon père, tout endimanché et tout inquiet, était allé ce dimanche-là se promener sur les champs où s’alignaient ses gerbiers d’avoine, d’orge et de blé fauchés aux derniers jours de juillet. Il voulait s’assurer que les grains ne séchaient pas trop rapidement sous ce vent continental et si, libérés de leurs épis, ils ne s’éparpillaient pas au sol. Selon ce qu’il aurait vu, il prendrait alors la décision de rentrer rapidement toute la moisson ou la différerait. Car il était comme ça mon père : pour rien au monde, il n’aurait travaillé un dimanche. Son dieu le lui interdisait formellement. Alors, sous couvert de promenades, il allait, les mains ostensiblement enfoncées dans ses poches, constater ceci ou cela sur ses champs et repérer de la sorte ce qu’il était urgent de faire et ce qui pouvait attendre. C’est-à-dire que sa morale rudimentaire devait considérer que penser, anticiper, projeter, ça n’était pas travailler, du moment qu’on faisait tout ça sans un outil dans les mains.
Ma mère l’avait accompagné et je les avais vus, bras dessus bras dessous, descendre le chemin qui, de notre maison, menait  jusqu’à la rivière. Ils avaient ensuite traversé le pont de pierres.
Quand je dis que je les avais vus, ça n’est pas tout à fait exact. Je les avais guettés. Et lorsque j’avais été certain qu’ils étaient maintenant sur les champs de l’autre rive, j’avais pris la poudre d’escampette.
J’étais parti dans la direction opposée, vers les grands bois de chênes qui s’étiraient sur cinq kilomètres au moins, selon les dires de mon père, en face de chez nous, sur le coteau de la petite vallée. Je n’y étais jamais allé que par lui accompagné, encore qu’en proche lisière, où il possédait quelques ares et où il prélevait chaque année notre provision de bois de  chauffage.

L’ombre tiède et sans un souffle bourdonnait des mille insectes de l’été et je marchais prudemment en évitant les herbes sèches et les pierres, réputées pour être les lieux de prédilection des serpents. Par d’éphémères éclaircies du taillis, j’apercevais en contrebas la rivière presque mourante et, plus loin au-dessus, les champs accablés de lumière.  Bien que je ne sois nullement en peine ni en proie à la peur, cela me rassurait d’entrevoir des lieux familiers et m’invitait à explorer encore plus loin un faible sentier forestier coupant les bois dans le sens de leur longueur.
Je le suivais depuis longtemps déjà, en quête de nids d’oiseaux perchés tout là-haut dans le branchage des chênes ou alors camouflés dans les sombres enchevêtrements du sous-bois, quand ...
Je m’arrêtai, tétanisé.
Devant moi se dressaient de hautes murailles de pierres partiellement effondrées et dévorées par une végétation de lierres luxuriants, de lianes, de  viornes et de sureaux. Délabrées, antiques et étrangement retirées au beau milieu des bois, elles obstruaient complètement le sentier.
Mes premières stupeurs à peine estompées, je m’avançai doucement sur la pointe des pieds, comme attentif à ne pas réveiller quelque chose de ces décombres tellement inattendues, quelque chose de lointain, de souterrain et qui n’existait pas dans mon monde. Ces ruines m’apparurent incontestablement extravagantes en ces lieux. Elles étaient vivantes, elles étaient humaines, elles semblaient s’être déplacées là, tant elles n’étaient pas du même élément que les herbes, que les arbres, que les fleurs et que la poussière ocre du chemin.
L’enfant aux portes de son adolescence ne voyait sans doute pas ces vieux murs tels qu’ils étaient en vérité. Leur solitude, leur dégradation majestueuse dans tout le silence et le secret de ces grands bois, lui en imposaient. Il les voyait puissants qui coupaient autoritairement sa route. Ils avaient surgi. Et déjà n’avaient d’importance que ce qu’ils pouvaient bien receler. Dissimuler. Plus loin qu’eux.
C’est bien ce qui différencie foncièrement l’archéologue qui cherche de l’enfant qui trouve. Celui-là veut faire parler les vestiges au passé, celui-ci n’a d’yeux que pour l’éventuelle ouverture que pratiquerait ce passé sur un futur immédiat, qu’il s’approprierait aussitôt.
Ces grands murs sont restés gravés intacts dans ma mémoire d’homme. Je pourrais aujourd’hui dessiner et peindre leurs lézardes béantes d’où dégoulinait la terre rouge de la maçonnerie, leurs sommets ravinés, les plantes et les arbustes qui les broyaient de leurs étreintes, les lourdes pierres taillées, grisâtres et mouchetées de lichens.  Je  pourrais sans les trahir les reproduire tels qu’ils jaillirent devant moi, spontanément, comme des allégories de ce qu’il faut éviter de franchir, comme des signes, comme des prémonitions à la fois austères et dionysiaques. J’eus la terrible sensation que ces parois marquaient la fin de mon monde. Qu’il y aurait désormais un avant et  un  après leur rencontre.
Le layon se rétrécissait, pris en tenaille par des genêts, des genévriers et autres broussailles. Il descendait légèrement maintenant et ce n’est que parvenu au pied des murailles, que je constatai que seule la crête en était écroulée. Les bases en étaient encore saines. Je continuai lentement sur  le sentier dont la déclivité s’accentuait et qui semblait vouloir contourner le vieil édifice. Il changeait de qualité aussi. Il était à présent revêtu de pierres que recouvrait une mousse bien verte et humide. Il y avait de l’eau par ici. Je le sentais. Et de la fraîcheur. Ça n’était plus la lourdeur bourdonnante, épaisse et poussiéreuse des sous-bois. Quelque chose avait changé, la température, le décor, presque la saison. Je mesurai tout ça d’instinct et en pris pleinement conscience en apercevant entre les cailloux et les herbes rampantes, les minces filets d’eau d’un écoulement limpide.
À force de prudence et de lenteur, je parvins bientôt jusqu’à l’angle de ce qui m’apparut dès lors comme étant des fortifications. Car à cet endroit s’élevait une grosse tour ronde et crénelée, à partir d’où les remparts s’enfuyaient à la perpendiculaire, accompagnés du petit sentier qui descendait encore plus abrupt, toujours pavé et luisant d’humidité.
Une tour ! Je n’en avais jamais vu que sur mes livres d’écolier. Une tour, ça signifiait dans mon esprit  bataille rangée,  flèches, arbalètes, lances, cris, feu et huile bouillante jetée sur des assaillants tout vêtus de fer…Je levai la tête. Elle était haute, en bon état et sans doute avait-elle été reconstruite car la pierre, quoique loin d’être neuve, était plus blanche et mieux taillée que celle des remparts. Un lierre géant avec un tronc tourmenté par de robustes nœuds, lourds comme des poings, l’escaladait, s’enroulait tout là-haut entre les créneaux avant de continuer sa conquête exubérante tout le long des sommets effondrés de l’enceinte.
Remparts, petit chemin dallé autour, source toute proche, tour. Tout cela désignait un château. Au bout de mon escapade, j’étais donc tombé sur une forteresse des temps anciens, secrètement  recluse au fond des bois. Je n’étais plus apeuré ni inquiet : j’étais émerveillé et ma tête se mit à battre la campagne.
Ma maison, mes parents, les interdictions, les recommandations, les morales, étaient soudain à des siècles d’ici et continuaient de s’éloigner encore vers un brouillard irréel. Tout ça, déjà n’existait plus. Un souffle puissant surgi d’un temps révolu venait de balayer ma petite vie de garçonnet au rang des quotidiens moroses, sans rêve et sans issue.
Longtemps je suivis  le layon de plus en plus étroit, le long des remparts que le soleil éclairait de jaune clair à travers la cime immobile des arbres, alors que moi j’avançais dans la pénombre verdoyante des arbustes et des broussailles. Impossible d’accéder tout à fait au pied  des murs, cernés par la végétation au maximum de sa maturité et de sa densité, jusqu’à ce que mon sentier fût soudainement coupé par un chemin creux beaucoup plus large et nettement plus carrossable. Etonné, je l’examinai. Des empreintes de pneus de voiture en imprégnaient encore la poussière. Il filait à travers bois, droit sur le soleil couchant, pour en sortir bientôt sans doute, le long de la rivière en contrebas.
Mais de ce côté-ci, sous mes pieds, il finissait sa course sur une porte cochère fermée d’une lourde chaîne et que d’épaisses ferrures disposées en diagonale sur chaque vantail rendaient plus massive encore. Un cul de sac. L’accès des hommes au château en ruines. Je n’étais plus seul et les murailles perdaient quelque chose de leur enchantement. Je m’approchai doucement de l’énorme porte. Son bois battu par la pluie, les froids et l’ombre des intempéries, était noir et rugueux.
Je glissai un œil entre les deux battants, mal  joints.
Alors je suffoquai littéralement tandis qu’un flot épais de sang tiède envahissait tout mon corps, me faisait ouvrir la bouche toute grande et basculait ma tête dans un vertige jusqu’alors inconnu, d’une violence délicieuse et qui ne devait plus guère me quitter.
Je vis d’abord la femme étendue sur la chaise longue. Elle était nue. Elle était absolument nue. Lascive, elle se prélassait au soleil telle la délicieuse divinité d’une légende antique et sa longue chevelure auburn, saupoudrée d'une lumière qui retombait en poussières scintillantes, se répandait en désordre sur la toile rayée blanc et vert de la chaise longue. Elle tenait un livre à la main et d’épaisses lunettes noires masquaient tout son regard. J’écarquillais mon œil désemparé dans le petit interstice de bois et je fixais, de profil, la touffe ombrée du pubis, les seins mordorés, ronds et lourds, et je frémissais de tout mon corps, en proie à l’extase. Cette beauté de statue, tellement parfaite, tellement limpide et tellement isolée au milieu de tout ce délabrement de pierres et de halliers, ne pouvait être que l’émanation immatérielle d’une déesse, que la manifestation d’un esprit fugitif et malin des bois et des forêts.
Qu'une créature momentanément égarée de ce côté-ci du réel.
Tout mon être tendu demeurait cependant chevillé à l’ombre délicatement crépue de cette étrange toison entre les cuisses et à la poitrine dressée tel un cri d’ivresse, jeté vers le soleil et le grand ciel tout vide et tout bleu. Les jambes négligemment croisées à hauteur du genou étaient longues, beaucoup plus longues que la chaise sur laquelle elles étaient étendues et de temps à autres, seul signe tangible de l’existence charnelle de cet être magique, la main se levait légèrement pour tourner une page du livre.
Elle repoussa bientôt les lunettes sur le haut du front, se leva, féline, éblouissante de souplesse, et se dirigea lentement par une allée de fins gravillons blancs, vers le corps de bâtiments situé juste en face de moi. Elle me tournait maintenant le dos. J’admirai là, l’œil collé contre le bois de la porte cochère à m’en faire mal, les premières fesses féminines de ma vie. J’admirai la réalité vivante de mes fantasmes naissants, j’admirai l’apparition devant mes yeux de toute cette métaphysique du désir qui devait plus tard me servir de phares et de sémaphores pour tracer ma route, et derrière lesquels, de villes en villes, de villages en villages, de routes en  routes, d’années en années, de débauches en débauches, de joies en détresses, d’ivresses en ivrogneries, j’ai couru, couru à perdre haleine, comme le prisonnier de l’éboulement court après le soupçon de lumière qu’il a cru entrevoir au bout de sa prison d’obscurité.
J’assistai, médusé, à l’éphémère et première mise en scène d’une éternelle illusion.
Un homme cependant, le torse puissant et nu, était apparu qui venait à la rencontre de la jeune femme. Il sortait de l’aile aux larges baies vitrées située en face de moi, et je me retirai vivement comme s’il pouvait me voir à travers le lourd portail. Je restai quelques instants le dos plaqué contre la porte, effrayé, n’osant plus m’approcher ni faire le moindre mouvement. Lorsque je revins enfin, avec mille précautions, l’œil avide, comme aimanté à cette fente entre les vantaux, le cœur battant,  les deux corps n’en faisaient plus qu’un, absurde amas de peau luisante, agité d’ombres et de lumières, et ils se roulaient dans l’herbe comme le font d’ordinaire les enfants et les jeunes chiens fous.
Les larmes aux yeux, la bouche ouverte, j’entendais depuis mon portail, gémir ces deux corps. On eût dit qu’ils étaient en lutte et en proie à la plus vive des douleurs.
J’essaie de retrouver - mais ça n’est pas très facile - le trouble qui m’envahissait. Il me semble que quelque chose d’irréel, de délicieux et de divin, s’était évanoui et, avec ces deux corps confondus, qui se multipliaient, qui se chevauchaient tour à tour, qui roulaient, se redressaient et se renversaient encore, l’adoration du merveilleux.
Je crois que j’étais accablé. Et pour s’être inscrite dans le réel, dans le charnel, l’apparition nue n’en restait pas moins aussi inaccessible pour moi que la lune ou les étoiles de la nuit le sont aux rêveurs éconduits. Mon âge -  j’allais avoir treize ans- , l’homme qui pérorait,  gloussait et se trémoussait comme un pantin sur ma déesse déchue, ma condition sociale, mes parents, le curé, l’école, le monde entier…  Il y avait, entre cette beauté spectrale et moi, entre ce que je voyais se dérouler d’elle devant mes yeux meurtris par le mystère obscène du désir et de la vie,  entre les étranges lamentations que j’entendais maintenant jaillir de sa gorge offerte aux immensités du ciel bleu, des abîmes effrayants, absolument infranchissables.
Il y avait tout le poids d’un incompréhensible et soudain désespoir.
J’éprouvai tout à coup une haine féroce contre tout ce qui était. Contre mon âge, contre les hommes, les réalités, contre tout ce qui pouvait m’entourer de tranquille et d’insignifiant bonheur.
Et je versais des larmes de douleur et de dépit quand, la pénombre descendant maintenant de plus en plus profondément sous la touffeur des sous-bois et les deux corps s’étant enfin désolidarisés pour rejoindre l’intérieur des bâtiments après être longtemps restés blottis l’un contre l’autre, inertes, comme terrassés par la violence de leur combat, je me résolus enfin à rebrousser chemin, anéanti.
Je venais de perdre les repères sur lesquels l’enfant guide sa navigation. Je venais d’engloutir dans une vision éblouissante, la foule des petits signes avec lesquels cet enfant se fraie un chemin, difficile et solitaire, entre les commandements, les écueils et les rochers du monde adulte.
À tel  point que tout ce qui, jusqu’alors, avait nourri peu ou prou mon initiation au plaisir de vivre devint affreusement insipide.
Je sombrai pour un temps dans l’apathie et le dégoût même de mon existence.

 

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22.02.2011

Autocritique

petite mare gelée.JPGMon activité blog me semble avoir subi les rigueurs de cette fin d’hiver polonais où le mercure flirte encore avec les moins vingt degrés : elle s’est gelée sans vraiment se solidifier.
Je mets régulièrement en ligne les chapitres de Brassens, poète érudit, des textes qui ont donc été écrits en 1999. J’intercale entre ces mises en ligne de vieux textes publiés  ici en 2008 ou 2009. Ce qui permet de les rafraîchir un peu et d’harmoniser la présentation de L’Exil, qui en a bien besoin.
Point de nouvelles élucubrations là-dedans. Je sors de cet hiver un peu fatigué quand même par ce recueil de dix nouvelles écrit d’octobre à maintenant.  C’est une expérience que je n’avais jamais tentée, l’impression de devoir se renouveler toutes les dix pages et aussi, tâcher de satisfaire aux exigences de la forme brève, précision, travail d’épuration et tutti quanti.
J’ignore évidemment si j’ai mené mon projet à bien ou si je m’y suis lamentablement planté. Parfois, je me dis que c’est vraiment réussi. Parfois aussi, un parfois un peu plus têtu que l’autre, je me dis que tout ça ne vaut pas une queue de cerise.
Pas envie, donc, d’entreprendre de nouveaux chantiers, aussi menus soient-ils, d’autant qu’un éditeur que je connais bien me fait poireauter gentiment pour un roman depuis juillet dernier et que poireauter, c’est pas vraiment mon fort.
Las.
Et pas grand-chose à dire non plus sur l’état de plus en plus délétère du monde. Pour ça, un blog n’est pas nécessaire. Il est même tout à fait superflu. Suffit de regarder par la fenêtre et rabâcher ne sert qu’à la production de sa propre bile, sans aucun effet sur la détermination des organisateurs patentés de la misère humaine, parmi lesquels certains montrent des dents de loup et d’autres font reluire une peau d’agneau, chacun dans son rôle pour distraire la chaumière.
Je crois même, de plus en plus, que la critique du monde spectaculaire  ne lui sert, in fine, que de panneau publicitaire.

Alors, prendre tout le sens de l’expression populaire et attendre le dégel.
Le dégel de quoi ? On verra bien.
Sous la glace, la plage, peut-être. J'en doute fort et je n'aime pas les plages.
Jamais rien n’est de toute façon achevé de ce qu’on a à peine commencé.

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19.02.2011

Formica et Télé : la fin d'une époque

litterature(...) La bouteille de gaz emboîta le pas à l’eau et, suprême avatar, le formica fit son entrée triomphante.
Des meubles d’une inestimable facture, des placards de merisier ou de chêne sculptés furent désossés et finirent leurs longs et nobles états de service en casiers à poules ou en portes de clapier.
Mes frères menuisiers déclamaient que toutes ces vieilleries devaient être passées par les flammes. Ils prirent de savantes mesures, les doigts dans le nez, et  accrochèrent bientôt sur nos murs leurs placards de formica, par eux fabriqués dans leur atelier respectif.
Ma mère applaudissait et ne cessait de crier au miracle. Un luxe confortable entrait dans la maison. Ce formica-là, c’était l’avenir rayonnant, ça avait des serrures et des charnières, c’était souple et un semblant de coup de chiffon suffisait à ce que ça reluise comme un sou neuf. C’en était bel et bien fini des poussières vicieuses, nichées dans toutes ces fioritures et ces fanfreluches d’un autre siècle. Dans les fermes, avoir du formica devint le symbole  de ceux qui allaient de l’avant, de ceux qui vivaient avec leur temps, comme ceux de la ville. Les armoires, les petits confituriers, les commodes et autres superbes vaisseliers furent remisés dans les celliers et les granges, comme fourre-tout.
Toujours experte dans ses observations du monde, ma soeur qui ne savait guère quoi dire de tous ces chambardements, trouva là une ouverture pour faire les louanges de son avocat d’employeur.
Celui-ci en effet ne voulait pas de formica, ni chez lui, ni dans son grand bureau. Sans doute par modestie, parce qu’il avait les moyens de s’en payer, du formica. Le brave homme ne s’était fendu d’un placard que pour sa chambrette à elle. Pour lui faire plaisir. C'était vraiment un beau petit meuble, pratique comme tout. Pour lui-même, il avait bien voulu, certes en rechignant un peu, débarrasser quelques-uns de ses clients de leurs gros meubles, en vieux bois vermoulu, un peu comme ceux passés chez nous par les flammes et par la scie. Ne sachant plus à la fin ou mettre toutes ces friperies, embêté mais incapable de vexer les gens, il avait même fait porter des lits et des buffets dans sa petite maison à la campagne, au bord de la rivière, à l’ombre des peupliers où il aimait à se retirer le dimanche avec sa petite famille. Il y taquinait la carpe ou alors il y recevait des amis, le docteur par exemple, ou bien le vétérinaire, quand ce n’était pas le notaire. Quelquefois, pas souvent, il y allait seul, avec des gros dossiers sous le bras, des dossiers tellement compliqués qu’ils demandaient à être étudiés dans le calme et la solitude champêtres. Interdiction formelle était alors donnée à toute la famille de le déranger, sous aucun prétexte.
Il en revenait généralement fourbu, mais content de son travail. Madame persiflait entre ses dents des gros mots, des noms d'oiseaux aussi,  qu’il ne fallait pas répéter.
Elle n’aimait pas les dossiers compliqués, apparemment.
A n’en pas douter, voilà un homme qui aimait rendre service aux gens. Ma mère ricana que c’était surtout un homme qui ne comprenait rien à rien. S’il n’achetait pas de formica, c’était normal mais surtout c’était bon signe. Le formica n’était pas fait pour des attardés et des nigauds pareils.

Je revenais d’une longue réclusion trimestrielle quand je pris de plein fouet les effets dévastateurs de cette orgueilleuse et stupide conversion des miens à la modernité. Ma maison ressemblait lamentablement à la salle de sciences du collège et à l’infirmerie. Je sentais bien qu’elle était en train de perdre son âme sous les coups de boutoir des faiseurs de mode et de pacotilles. Je m’insurgeai tout net que c’était laid, que c’était de la camelote et que c’était honteux. Je traitais mes frères d’imbéciles heureux pour avoir osé passer par la hache notre mobilier.
Ils chancelèrent et balbutièrent que c’était moi qui étais un pauvre type. Puis, prenant de l’assurance, ils aboyèrent que j’avais perdu le monde de vue, derrière les murs de mon collège, le nez dans mes sales livres tout vieux, comme les meubles, et que leur patron ne fournissait plus à faire des placards en formica. Tout le monde en voulait. Alors, qu’est-ce que j’avais à répondre à  ça, moi qui savais tout ? Je m’y connaissais en meuble ? Et depuis quand, donc ? Non, je n’y connaissais rien. J’avouai et j’abdiquai. Outrée, ma mère prophétisa que je finirai comme l’avocat.
Décidément, elle présumait de mon avenir fort contradictoirement et en passant par tous les extrêmes. Du gibier de potence à l’avocat, elle tournait toujours autour du pot, sans jamais mettre réellement le doigt dessus.
Je décrochai ma guitare et les abandonnai à la béate contemplation du modernisme éclairé.

Avec la lumière qu’il ne fallait pas allumer, l’eau courante qui ne courait guère, la bouteille de  gaz qui inspirait  une peur bleue, le formica qui ne servait à rien sinon à injurier les murs, le clan glissait inéluctablement vers le factice de la corruption sociale.
Se présenta alors un monsieur tellement bien mis dans ses habits qu’il faillit bien tordre définitivement le cou à ce qui nous restait d’authenticité.
C’était un homme très affable, les ondulations de ces cheveux bien tenues en place par la brillantine, une fine moustache, très fine, presque un symbole, impeccablement taillée. Il débarqua chez nous en sifflotant et en sautant prestement d’une petite camionnette jaune, haute sur pattes. Ma mère l’avait d’abord reçu en fronçant le sourcil, l’oeil guère encourageant, puis elle s’était laissée peu à peu séduire, par le discours ou peut-être par les vaguelettes brillantes des beaux cheveux, par le costume souple et par ce sourire à peine moustachu dont ne se départait pas le bonhomme.
Alors, ce fut presque d’accord.
Il  allait installer une télévision chez nous, gratuitement, oui Madame, vous avez bien entendu, un mois gratuitement, pour que nous l’essayions nous tous. Ce après quoi, selon les prévisions de ce mécène parfumé, nous verrions que nous ne pourrions plus vivre sans elle. C’était formidable et c’était à peine croyable. C’était comme dans le poste TSF, sauf que là, on voyait les gens causer. C’était quand même une drôle d’invention de voir les gens parler plutôt que de les écouter. Décidément, on se demandait bien ou allait s’arrêter ce fichu progrès. Lui-même n’en revenait pas.
Comme le formica, tout le monde en voulait. Il ne fournissait pas, il fallait en profiter, il ne pourrait pas en laisser longtemps comme cela chez les gens, à l’essai. C’était sans doute même la dernière fois où il pouvait se permettre cette fantaisie. Nous en avions de la chance !
Je trouvais que cela commençait à faire beaucoup de bonheur d’un seul coup. C’était gratuit, c’était formidable et nous avions de la chance. La fortune ne nous avait pas habitués à tant de sourires à la fois.
Ma mère écoutait, dubitative encore, mais néanmoins subjuguée. Ces dernières, mais bien molles résistances, s’écroulèrent quand la fine moustache, ayant négligemment promené son regard chafouin sur la pile des Nous-Deux qui traînaient devant la cheminée, dit qu’il y avait aussi des feuilletons qu’on pouvait suivre toutes les semaines ou même tous les jours, des romans-photos d’amour qui bougeaient et qui parlaient, quoi, si on voulait aller par là. Est-ce qu’on se rendait compte ?
On se rendait compte.
Terrassée par la curiosité, ma mère lui enjoignit d’installer sur le champ ce caisson à romans parlants. Le personnage cessa de sourire, sortit une liasse de papier à remplir, mais ma mère exigea de voir d’abord les gens qui causaient là-dedans.
Bon sang, le gars n’avait pas fait attention à l’heure ! Il fallait maintenant qu’il fasse vite !
Il fit vite.
Il alluma la boîte magique, toute la tribu retenant son souffle et...
De Gaulle nous sauva la vie.
Après bien de minutieux réglages, après bien des coups de petits tournevis de-ci, de-là, après bien des crachotements, des éclairs et des bruits sournois de machine infernale qui se propose d’exploser, la longue face et le long nez du Général apparurent à l’écran, tandis que les non moins longs bras, grand ouverts, battaient la mesure de cette voix si singulière et de tous tellement connue.
C’est d’ailleurs cette voix qui nous était parvenue en premier, derrière des nuées de flocons agités et de grandes rayures hystériques, tantôt verticales et tantôt horizontales.
A ce timbre rauque et fortement ponctué, j’avais vu ma mère se renfrogner, incrédule. Elle avait interrogé le marchand d’images avec cet oeil que je connaissais trop bien et qui ne laissait présager rien de bon. Absorbé par ses boutons, le gars n’avait pas croisé ce regard.
Il était enfin parvenu à faire la synthèse entre le son et l’image.
Il avait dit vrai. Nous avions de la chance. Quant à lui, il ne pouvait pas tomber plus mal. Ma mère s’approcha du poste, regarda De Gaulle dans les yeux, se tourna vers le bellâtre qui avait retrouvé son sourire et, fidèle à elle-même, comme toujours avant la tempête, demanda qu’est-ce que c’était que ça.
Imitant De Gaulle, c’est-à-dire qu’il ouvrit largement les bras comme s’il voulait nous donner sa bénédiction, l’homme triompha que c’était cela le miracle. Même le Président de la république pouvait venir causer dans les maisons avec les gens. Qui aurait pu penser ça, il y a seulement quelques années ? Hein ?
Ce devait être un autodidacte.  Le pauvre bougre avait dit exactement ce qu’il ne fallait pas dire.
L’orage impromptu éclata sur sa belle tête médusée. Il voulait nous laisser gratuitement cette cochonnerie ? Ah, Monsieur était trop bon...De qui voulait-il se payer le bobéchon ? C’est lui, oui, qui allait devoir nous payer pour qu’elle accepte de garder plus longtemps sa poubelle chez elle. De Gaulle sur son buffet ? Ça n’était pas suffisant qu’il torde chaque jour un peu plus le cou des pauvres gens ? On avait jusqu’alors bien été contraints d’entendre ses boniments ! Il allait falloir maintenant le voir chez nous. C’était trop facile. Il allait nous expliquer ce qu’il fallait faire, n’est-ce pas ? Là, depuis le buffet. Et comme cette fois-ci on allait le voir, en plus, alors forcément on allait le croire. Et comment on faisait pour répondre que nous, on ne voulait pas qu’on nous dise ce qu’il fallait faire? Est-ce qu’elle avait le droit, elle, d’aller chez les gens leur dire comment ils devaient conduire leur barque ?
Depuis, je n’ai jamais entendu, malgré tout ce que j’ai entendu sur le sujet et en dépit de tout ce que j’ai pu en dire moi-même, de critique plus radicale du pouvoir politico-médiatique.
Elle priait celui qu’elle traitait désormais de gaulliste de remballer au plus vite sa camelote, avant qu’elle ne l’explose elle-même d’un savant coup de marteau.
L’autre ricanait très jaune, se demandant bien ce qu’il avait pu faire comme erreur pour mériter cette subite volée de bois vert. Avec un air tellement idiot qu’il en faisait peine et sans doute pour ne pas perdre brutalement la face, il faisait semblant de croire à une plaisanterie et tâchait de dire, entre deux postillons vindicatifs de son irascible cliente, que c’était bien vrai, tout ça. Il en avait un peu marre aussi de la gueule à De Gaulle. Il battit néanmoins prudemment en retraite et, ayant ramassé tout son fourbi, il fila en vitesse dans sa petite camionnette jaune, haute sur pattes.
La télévision ne parvint jamais jusques à nous. Trop sûr de lui, le progrès arrogant  avait voulu outrepasser la mesure.
On ne lui pardonna pas.

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10.02.2011

Michelet

427px-Félix_Nadar_1820-1910_portraits_Jules_Michelet.jpgJ’avais mis ce texte en ligne en août 2009 alors que je venais d'en terminer  avec les quelque 4800 pages - texte, notes et annexes - de «Histoire de la Révolution française», de Jules Michelet, ouvrage qui couvre la période allant de la convocation des États généraux à la réaction thermidorienne.
Je le publie une nouvelle fois aujourd'hui car, quand on voit dans quel ruissseau nauséabond s'est embourbée la République française, avec ses dirigeants amis des régimes les plus pourris et les plus brutaux de la planète, des dirigeants corrompus, vautrés dans leur  sale fric et qui font voter des lois pour que le bon peuple aille au charbon jusqu'à 67 ans et tutti quanti, on est en droit - depuis bien longtemps, c'est vrai - de se demander si l'histoire a une quelconque utilité pédagogique face à l'abrutissement des hommes.
On est en droit de  s'exclamer : tout ça pour rien, laissons tomber toute critique sociale et vivons en sauvages !
Et quand je pense, parmi tant d'autres choses,  qu'un homme pourrit dans leurs sales prisons depuis 25 ans, sans que pas grand monde ne songe à s'en émouvoir, et que même une imbécile comme Ségolène Royal s'en réjouisse, le  ressentiment dans mon coeur  atteint le niveau du dégoût pour tout ce qui touche, de près ou de loin, à la politique.
Au cas où cela pourrait vous intéresser, je note  d'ailleurs que le susdit prisonnier publiera le troisième tome de ses mémoires en septembre prochain, chez  Argone.

De la lecture de Michelet, j'ai tiré un tel plaisir que j’aimerais que les gens pour qui j’ai de l’estime – et qui ne l’ont pas encore fait - se plongent à leur tour dans cet océan littéraire, en reçoivent la même jouissance et les mêmes perplexités.
L'admirable de cette lecture, c’est qu’on est en présence d’une œuvre historique, certes, mais en même temps profondément lyrique, étonnamment personnelle, enthousiaste ou désabusée. Engagée.
Derrière les faits transmis, le cœur et l’âme du poète, de l’écrivain, de l’homme de conviction généreuse, palpitent, regrettent, anticipent et souffrent.
Dit autrement, voilà une œuvre historique sans l’ennui décharné de la prose historique. Une écriture qui embrasse le sensible et  fait appel aux émotions les plus humaines.
Je comprends alors beaucoup mieux pourquoi les historiens sérieux, les doctes, les scientifiques du décorticage de la grande aventure humaine, refusent à Michelet d’appartenir à leur collège.
C’est un bien grand service qu’ils lui rendent là, finalement.

Nous ne savons pas toujours situer notre écriture dans cette incommensurable prolifération de genres que constitue la littérature. Nous nous interrogeons, nous posons en filigrane les principes de notre esthétisme, de ce que nous portons en nous, de notre confrontation à un monde compliqué. D’aucuns, raccourci fulgurant,  affirment que la littérature est morte, mais sans définir précisément la nature du cadavre et les auteurs du crime.
C’est un point de vue. Radical, désespéré peut-être, qui a sans doute quelque raison d’être mais qui a surtout l’affligeante présomption de renvoyer paître, sans les entendre,  tous les amoureux de la lecture.
Nous n’avons pas reçu, en ce qui nous concerne, de faire-part.
C’est peut-être une blague style  Quat’ z’arts
Une certaine littérature est morte. Sans doute. Disons plutôt désacralisée. L’écriture, quant à elle, est bien vivante.
Le roman est crevé lui aussi, assurent depuis longtemps,  d’autres. Je trouve que ça fait beaucoup d’obsèques, tout ça, et que ça s’inspire beaucoup plus du champ de navets que de la salle des fêtes…Une expression du roman, sans doute veulent-ils dire ; Le Balzacien, le Stendhalien, le Maupassantien, que sais-je encore ? Mais c’est quoi un roman ? Un truc qui invente des personnages dans un réel réapproprié par l’écriture ou un personnage réhabilité, l’auteur, dans un réel qu’il s’invente?
Cette digression pour dire que la lecture de Michelet révèle une autre dimension de l’écriture : une transcription pindarique des drames et espoirs humains, la force de l’intelligence sensible prenant à bras le corps le matériau historique, bien documenté, et qui s’en empare pour parler le langage de l’universel, laideur et beauté dialectiquement confondues.
Du point de vue de notre positionnement d’hommes de la Cité, revient aussi  cette obscure évidence que les révolutions – en particulier celle dont les acquis constituent aujourd’hui la clef de voûte de notre édifice démocratique et social - sont des cheminements tortueux, inaccomplis, difficiles, et qu’on ne peut nullement appréhender au travers le prisme déformant de l’idéologie, cette fabrique de la pensée prédigérée, ce soporifique de la douleur des faibles, cette bouillie servie pour chats fainéants, qu’ils se vautrent à droite, ronronnent à gauche ou miaulent à l'extrême gauche.

En lisant Michelet, c’est de l’intérieur qu’on lit les acteurs de l’histoire. J’allais dire de la Comédie humaine.
C’étaient pas des anges, c’étaient pas des démons et c’étaient même pas des révolutionnaires au sens enfantin où nous l’entendons.
Des hommes de chair, de passion, d’intérêts, des fourbes, des obscurs, des grands, des illuminés et des mesquins – comme nous tous -  mis en présence d’une nécessité de transformation radicale des conditions de la vie.
Pour ne parler ici que des deux grandes figures, les deux icônes de nos premiers manuels d’histoire, Danton et Robespierre, Michelet les enveloppe d’une lumière nouvelle à mes yeux, quoiqu’on devine nettement chez lui le dantoniste, ce qui n’est qu’un reflet de son engagement personnel, dans son époque à lui, à l’aube du  Second Empire.
A t-on déjà vu, dans œuvre présentée comme historique,  un Danton en bonnet de nuit, à Sèvres, rêveur à sa fenêtre ouverte sur la nuit et uniquement préoccupé de sa jeune femme et de son jeune fils ? Un Danton écœuré du sang versé, peureux, dépassé par les événements, lamentable de contradictions, disant blanc le lundi et noir le mardi, ne sachant plus à quel jeu politique se prêter, et ce uniquement parce qu’il voulait vivre, simplement vivre plus longtemps sa vie d’homme aimant et aimé et qu’il sentait bien sur son cou, déjà, planer le froid et luisant  couteau de la guillotine.
Le procès qu’on lui fit – comme celui de la plupart des grands esprits de ce temps - n’eut ni cul ni tête. Quelque cent quarante ans plus tard, Staline n’aura rien à envier au tribunal révolutionnaire de 1793. Parmi les jurés, l’un était un garde du corps de Robespierre - l’instigateur du procès selon Michelet - , un autre était sourd, un autre complètement idiot, tellement idiot qu’il ne comprenait ni les questions posées aux accusés, ni les réponses faites par ceux-ci et qui, du fond de son âme atrophiée, invariablement, demandait qu’on tuât !
La tête de Danton, comme des milliers d’autres têtes, tomba dans le panier d’une absurdité ensanglantée, avec cette logique implacable du crime  érigé en institution.
Celle de Robespierre, l’épurateur, le névropathe paranoïaque, le timide et vertueux serial killer, père de Napoléon, de Thiers, de Staline, enfin de tous les putois sanguinaires de l'histoire contemporaine, suivra bientôt, victime de l’épouvante dans laquelle il aura plongé tous les acteurs, illustres ou anonymes,  de l’époque.
Michelet assure que toute l’Europe couronnée, réactionnaire et pourtant coalisée contre la France, eut alors un profond respect pour cet homme adulé des uns, honni des autres, parce qu’il avait, par le jeu sournois de la politique, tranché les deux têtes majeures de 93, Danton et Desmoulins, et coupé ainsi le cou de la République, ouvrant un boulevard au 18 Brumaire, à l’Empire, aux Restaurations, à la Terreur blanche et vengeresse des émigrés.
Triste histoire que celle de tous ces hommes et de toutes ces femmes trahis par ceux à qui ils avaient confié leur enthousiasme de liberté.
Triste histoire parce qu’histoire éternelle.
Histoire de la profonde solitude des hommes, de leur inintelligence ponctuelle à comprendre les mécanismes de leur barbarie et les cheminements de leur destin.
Vraiment.

Photo : Wikipédia

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06.02.2011

Les oiseaux sont-ils tenus à un devoir de mémoire,

 là où dieu et les hommes ont, une fois pour toutes, cessé d'exister ? *

* Pierre Michon - La Grande Beune -

DSC_0693.JPG

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04.02.2011

Vases communicants : Philippe Nauher sur L'Exil

C’est avec grand plaisir que L’exil ouvre ses portes à Philippe Nauher, que je lis toujours avec délices.
Pendant qu’il est là avec vous, je file chez lui, bien sûr, comme c’est coutume dans ces vases communicants.
Et, je voulais dire que..Mais non, finalement. Je préfère le laisser parler. Il fera ça mieux que moi :

"Cher Bertrand,

J'ai hésité sur le texte que je voulais "exiler" mais pas vraiment, en fait. Il se trouve que je travaille depuis deux ans sur un roman dont le héros est un jeune français d'origine polonaise et qui, au début, est en exil au Portugal. Il sort de prison. Il m'a alors semblé singulier que ma première invitation à "vase-communiquer", la vôtre, ait pour territoire la Pologne justement, dont je ne suis pas encore sûr que ce personnage y mettra jamais les pieds. Comme vous êtes vous-même "exilé", je me suis dit que c'était singulier de réunir ainsi deux directions opposées par rapport à la France : la Pologne et le Portugal.
Je
vous propose donc les premières pages des "Courbes de choses invisibles" (titre que j'emprunte à un album de Téléfax).

Amitiés
Philippe"

Des Courbes de choses invisibles

littératureDemain, la levée des écrous aura lieu à dix heures.
Il reprendra place dans le siècle. Ceux qu'il va laisser, qui en ont encore pour quelques années, parfois une éternité, l'envient en silence.

Son avocate se démenait pour obtenir sa libération. Il avait peur. Cela lui broyait l'estomac, enflammait ses boyaux. Il ne pouvait pas lui dire non, je ne veux pas quitter la prison. Personne ne peut le dire. Quatre ans d'incarcération il y a pire ; il faut aussi que cela cesse. La vie doit reprendre. Et quand elle lui a annoncé la nouvelle, il a senti que le tenia du dehors pointait sa gueule de feu. Mais c'était trop tard. Elle avait obtenu ce qu'elle désirait.
Au milieu de la nuit, alors qu'il jetait un regard oblique sur la cellule, le cube froid qu'il va quitter, auquel les petites affaires de chacun ne donnent qu'une illusoire humanité, et il vaut mieux passer sur les quelques photos décoratives, la silhouette de Jankovic s'est plantée devant lui. Il s'est accroupi à son oreille pour lui demander une dernière fois s'il était heureux, je devrais,  et ce qu'il allait faire : partir au loin ou rentrer en France ? Sais pas. Il y avait réfléchi quand ce n'était encore qu'un vœu lointain, pas même un vœu, une hypothèse, puis tout s'est évanoui. Réfléchir, c'était un bien grand mot. Pour la première fois, Jankovic a posé sa main sur la sienne, sans rien dire, avec une petite pression pour signifier son amitié. Venant de lui, c'était inattendu, parce qu'il s'est fixé depuis longtemps la règle de l'armure.

 C'est le matin. Paulhino est triste. Il veut rire une dernière fois : désormais, pour l'heure de sport du vendredi matin et la partie de foot, les étrangers gagneront moins souvent, et Jankovic en a rajouté une couche : sur le marché des transferts, le Polak, c'est une perte.
Ils blaguent. Ils sont démunis.
Plus qu'une heure.

Ils le regardent tous une dernière fois, le Polak.
Le Polak. Il aura fallu attendre la prison et Lisbonne pour qu'un inconnu, Marinho, Augustin Marinho, l'appelle du surnom qu'on donnait à son père dans la famille de sa mère. Le Polak. Il avait entendu sa tante parler à sa cousine. Quand on a trouvé qu'un Polak pour mari. Et veuve presque tout de suite.
Il sort de la cellule. Il redevient Komian. Bruno Komian. Dit Koko, Kom ou Bkom. Le Polak n'existe plus.
Ce qu'on lui devait a été rendu. Ainsi ferment-elles, les autorités et la justice, la parenthèse, en lui dressant procès-verbal des objets restitués, de ses avoirs, comme s'il ne s'était rien passé à attendre derrière les barreaux. Il a simplement serré fort dans le creux de sa main les courroies de son sac. Ils l'ont remis à la rue, à la vie civile. Il a longé un parc et débouché sur une place où les voitures font la ronde autour d'une colonne betonnée que surmontent, noirs, un lion et un aristocrate à perruque. Le trafic est infernal, et le trouble du monde à nouveau entre en lui comme une gigantesque ritournelle. Il prend la Liberdade large et feuillue. Ses compagnons lui ont dit : la Liberdade, tu vas descendre la Liberdade et là tu verras la vie autrement.
Il comprend désormais les enseignes, les titres des journaux. L'ancien puzzle de lettres est devenu matière. Portugais d'adoption.
Il a senti bientôt ses pas se dérober, comme un épuisement brutal devant ce qui file dans tous les sens et il s'est assis à une terrasse. À une jeune serveuse, prompte et souriante, il a demandé un jus d'orange. S'il vous plaît. Son regard tremblant a suivi la silhouette s'enfoncer dans l'ombre du café. Il a posé ses mains pleines de fourmillements sur la fraîcheur métallique de la table pour retrouver un semblant de respiration intérieure, quelque chose qui n'a rien à voir avec le corps réel, son corps, mais qui lui demande s'il est encore en vie, s'il a encore envie, d'être là ou ailleurs. La jeune fille est revenue et dans l'attente qu'il paie, ils se sont fixés. Elle est la première personne libre, normale et étrangère à toute cette affaire, à qui il parle. À qui il parle en portugais. Langue du transitoire, à peine quelques jours avant d'embarquer pour l'Amérique du Sud, mais devenue son autre langue, langue de l'exil carcéral et dont il doit vérifier, comme s'il y avait un doute possible, qu'elle peut servir à autre chose qu'à la détention, à la violence entre détenus, aux histoires salaces, servir à des relations simples, anodines, peut-être impersonnelles mais calmes. Langue du reste de sa vie, en admettant, par exemple, qu'il ne revienne jamais en France, possible, et qu'au fil du temps, la langue maternelle perde une à une ses pièces, est-ce possible ?, déliée jusqu'à ce qu'il cherche ses mots, comme on cherche, parfois, ses souvenirs. Et peut-être qu'un jour, qui sait ?, il en aura perdu toute la trace.
Il parle portugais. Il pourrait en faire quelque chose, choisir une autre ville que Lisbonne, et tout oublier.
Il vérifie le papier que lui a laissé Freitas, d'une adresse, l'adresse d'un hôtel de l'ami d'une cousine. Freitas n'est pas méchant. Il essaie de se raccrocher à l'idée que quinze ans en tôle, si tu sais te faire apprécier, te faire des amis, il est possible d'en sortir sans trop de dommage, même si plus personne ne l'attend, sinon sa sœur. Sa compagne est partie, au Brésil. Alors il a voulu l'aider.
Adresse et plan sommaire sur une feuille quadrillée, d'une écriture enfantine, de quelqu'un qui n'a pas beaucoup usé du crayon. Il faut qu'il descende encore.
Il arrive devant la plaque. La rue est perpendiculaire à la Liberdade et avant de s'y engager il aperçoit de l'autre côté du terre-plein central l'enseigne du Hard Rock Cafe où on peut voir, lui a dit Jankovic, un pantalon porté par Bowie, son idole, accroché au mur. Il n'aura qu'à y aller et il pensera à lui en buvant une bière. Dis, Komian, tu penseras à moi. Il a dit oui pour lui faire plaisir. Mais oui, là, maintenant, il y pense, à Jankovic.
L'entrée de l'hôtel est située en haut d'un escalier droit, un peu raide, au bout d'un couloir orné d'azuleros. Lorsqu'il répond en français, comme une échappée involontaire, au bonjour de la femme à l'accueil, brune et charnue, tout de noir vêtue, il la voit se pencher vers une porte entrouverte pour appeler Lourenço, évidemment il comprend tout ce qu'elle dit, un Lourenço portrait de sa mère, un peu obèse, qui reprend la conversation en français, mais il  répond un minimum.
On l'accompagne jusqu'à la chambre, à peine plus grande qu'une cellule. Le sommier est dur. Mais la fenêtre est là, qui s'ouvre, et les deux battants s'écartent pour un semblant de balcon qui lui donne le vertige. Les toits s'étagent en plaques disjointes. Il entend des cris de cours intérieures, d'enfants, rien d'agressif ou de malheureux, même pas la lamentation d'une mère après son fils.
Il a fait sa demande en français, comme s'il ne voulait pas tout perdre, ou passer pour un étranger, un passant, simple et inoffensif.

La douche. D'abord un bonheur, l'eau qui roule comme une pellicule douce, filant au bout des doigts, ou pisse du menton, pression maximale. Puis c'est le désordre soudain, quand il pousse la porte vitrée, de n'être vu de personne, d'être un corps seul réduit au loisir de pouvoir se regarder sans pudeur à la grande glace de l'armoire, de pied en cap, corps tout entier récupéré d'une privation de quatre ans. Il touche à un silence inhabituel. Il n'entend rien du dehors. Tout est suspendu. Il baisse le regard vers ses orteils, remonte vers les genoux, puis le sexe, le nombril, la poitrine, les épaules, les yeux enfin. Les yeux dans les yeux, essayant de deviner ce que ces yeux veulent signifier, mais ce serait jouer aux  échecs alternativement les blancs et les noirs, seul, comme dans l'oubli impossible du coup précédent et adverse. Ses yeux. Savoir regarder, savoir observer, ne rien perdre.
Agnès Trégaro. Il voit son image furtive dans l'encadrement de la fenêtre, son souvenir. Elle est l'absente, le silence qui l'attendait au bout de sa détention.

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30.01.2011

In vino veritas

littératureAlain Rey et Sophie Chantereau connaissent bien la langue et lui rendent d’incomparables services. Au point de la dispenser d’idéologie. Ils lui font dire ce qu’elle dit. Ni plus, ni moins.
Leur dictionnaire des expressions et locutions, première et deuxième édition, décrit l’origine des tournures, explique, compare, illustre et commente.
Commente ?
Donc suppute. Ah, alors peut-être, après tout, interviennent-ils, nos auteurs. Peut-être qu’ils s’interposent  entre nous et le langage.
Puisqu'ils ont un langage....
En fait, je me rétracte. Il n’y a pas plus idéologique qu’un dictionnaire. Pas plus subjective qu’une définition, pas plus orientée qu'une explication de texte.
Mais j’aime beaucoup Alain Rey et Sophie Chantereau.
N’empêche…
Parfois, quand ils ne savent  pas trop, ils font comme nous tous, ils terminent leurs phrases en queue de poisson, laissant l’interlocuteur sur sa soif.
C’est le cas de le dire pour les Polonais et leur légendaire ivrognerie. Ne dit-on pas, en effet, « saoul comme un Polonais » ?
C’est vrai que depuis que je vis parmi eux, j’ai vu des Polonais le soir le long des rues que le froid enveloppe, sur des trottoirs livides, qui titubaient sous le poids de la vodka ou celui de piwo.
Mais quand je vivais sous les cieux océaniques de mon pays, j’ai aussi vu pas mal de Français, à commencer par moi-même, des Allemands également, des Finlandais, des Irlandais, des Portugais et des Italiens,  la démarche plutôt équivoque et le verbe sinueux.
Des Anglais aussi, beaucoup d’Anglais. Des Anglais gueulards, surtout quand ils sont loin de leurs pénates. Comme si l’ivresse, sur leur île puritaine, était inaccessible. Les Anglais adorent se saouler chez les Gaulois : « Quand t'es à Rome, fais comme les Romains ». C’est délicat.
Bref.
Si je me mets à digresser sur les Anglois, j'en ai pour deux plombes !

Donc, pourquoi les Polonais, ainsi ravalés au rang  du cochon, de la grive, de l’âne, de la bourrique ou du pompier ?
Empressons-nous de consulter nos deux érudits :
« …Cette comparaison n’affecte pas le peuple de la Pologne, probablement moins buveur que les Français, bien qu’il ait partagé avec les Russes, aux XVIIIème et XIXème siècles, une réputation de brutalité dans les mœurs et de sensualité. Il doit s’agir d’une référence  aux soldats polonais, mercenaires appréciés sous l’Ancien Régime (les cavaliers dits polacres ou polaques), puis après les guerres de l’Empire. »
Il y en a des choses dans ce bavardage policé !
D’abord, que viennent faire ici les Français ? S’ils sont probablement plus buveurs que les Polonais, pourquoi la conscience collective n’a-t-elle pas retenu « bourré comme un Français» ? Cette petite assertion ressemble plus à une formule de politesse courtoise, une pommade avant intromission, qu’à une explication sémantique sérieuse.
Hors sujet.

Si on veut dire à quelqu’un qu’il est con, il arrive qu’on commence par faire son autocritique, complètement hors sujet aussi, afin que le juron qui va suivre passe avec douceur.
La comparaison au service de l’euphémisme.
Ensuite, ce  quoique, conjonction restrictive s’il en est et si parfaite pour semer le doute, insinuer, nuancer le propos…Les Polonais, mais pas seulement eux, les Russes, les gens de l’Est, disons les Slaves, ont eu, deux siècles durant, une réputation de barbares. Si le peuple polonais ne doit pas s’offusquer de la comparaison initiale sur l’ivrognerie, à quoi bon lui rappeler qu’il a eu une bien mauvaise renommée chez les latins, tellement raffinés, eux, comme chacun sait  ?
Encore hors sujet…Une bise à droite, un coup de pied à gauche.
L’explication musarde, tarde à venir, balance, prend des précautions de chats de gouttière. S’il ne s’agissait d’aussi talentueux linguistes, on serait tenté de crier : Au fait ! Au fait !

Mais nous y voilà. Il doit s’agir des soldats mercenaires. Il doit s’agir. Comme disait Coluche « C’est même pas sûr ! ».
Bon. D’accord. Mais pourquoi ? Mystère et boule de gomme. Il doit s’agir de soldats mercenaires, polonais et appréciés. On ne voit pas trop la relation de cause à effet. Les soldats qui se saoulent sont-ils donc plus appréciés que les sobres pioupious ?
Au cœur du sujet, la lumière s’éteint.
Terminé.

Autant vous le dire tout de suite : Ma compagne polonaise, aux racines ukrainiennes, bref, une slave, en tout cas aux mœurs fort délicates, n’a apprécié qu’à demi la lecture que je lui fis de cette explication emberlificotée.
Alors elle m’a raconté. L’expression est en fait un éloge.
Napoléon ayant, je ne sais ni où ni quand, peut-être au cours de la campagne de Russie, ou alors avant une marche forcée, je l'ignore, donné quartier libre à ses troupes avant la bataille, celles-ci s’adonnèrent bien évidemment à d’outrancières libations.
Des délices de Capoue.
A tel  point qu’il fut bien difficile aux différents officiers de les remettre en ordre de marche le lendemain matin. Seules les escouades de Polonais étaient sur le pied de guerre à l’heure convenue, frais comme des gardons.
Rentrant en fort courroux, L’Empereur aurait alors lancé à ses soldats :

« Si vous voulez vous saouler, saoulez vous comme les Polonais ! »

Je vous l’ai dit.
Rien n’est plus subjectif que l’explication du langage, de ses tournures, de ses tenants comme de ses aboutissants.

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27.01.2011

Métonymie natale

le-marais-poitevin.JPGAvant, la France tenait lieu de métonymie.
Elle désignait un coin de France, des marais et un océan, et, dans ce coin de France, vers ces marais et près de cet océan, surtout, des gens, une dizaine tout au plus, avec lesquels j’avais des liens affectifs.
Des liens ! Quel triste langage ! Je suis lié à…Je suis attaché à…Attaché ? dit le loup.
Il faut n’avoir jamais été réellement attaché, lié, pour se dire lié à ou attaché à quelqu'un qu'on prétend aimer.
Quand on a des liens et qu'on est en bonne santé, on n'a qu'une hâte : les briser.

Ma France métonymique était un long pointillé de mon histoire confuse. Un enjambement d’un vers à l’autre.
Difficile de se faire comprendre quand on emploie des métonymies sans avertir. Dire un pays pour dire « moi », ça prête terriblement à confusion quand on n’est pas Louis XIV. Il m’est arrivé dès lors de dire à un Polonais,
 par exemple : en France, il neige tous les quinze ans. Il me regardait avec des yeux incrédules. Lui,  savait bien que la Lorraine, le Massif Central et le Mont Blanc, c’était la France.
Pas moi.
Ou alors de prétendre qu’en France on n'allait plus à la messe pour dire que je n’y avais jamais mis les pieds. Pour un peu, la métonymie devenant égocentrisme délirant, j’aurais bien pu affirmer que le baptême, ça n’existait pas chez nous-autres.
Trop penché sur mon nombril. Prisme déformant/déformé de l’exil qui réduit l’espace commun à son seul arrachement.

Mais que dire à présent ? Les émotions affectives se sont grippées, l’absence les a démolies comme de vulgaires châteaux de sable, vous savez, cette absence proverbiale dont on dit qu'elle embrase le grand et éteint le petit…
L’océan s’est éloigné en images, les marais aussi. Les images n’ont ni odeur ni rumeur. Je ne sais plus trop ce que je désigne par «La France».
La métonymie n’a plus la saveur exquise de la mémoire. Il me faut une autre figure de style.
La culture ? Les racines ?
Bien sûr. Poncifs, raccourcis, redondances du pédantisme pour dire un « je » dont on ne sait pas trop soi-même où il se trouve. Les chats ne font jamais des chiens, certes. Je serai toujours un Français. Je pense, j’écris et je parle en français. Un Français sans France. Un loup sur la plaine et qui ne sait plus quels sentiers mènent à la forêt.
Volontaire, l’exil prend tout son sens quand changent les figures de style du souvenir.
Parce qu’on ne vient pas d’un pays, en fait. On vient d’un endroit avec une valise fabriquée dans et par cet endroit.
La métonymie s’est alors faite prosopopée. Je fais parler une chose…
Il y a des échos bien sûr. Mais les échos ne réagissent que lorsqu’on parle à des parois ou à des murs.
Vient un temps où l’on se lasse.

L’écriture, là, comme en ce moment, de toutes façons, en est une, prosopopée. Elle fait parler une archéologie, un intérieur, un autre qui se tait, une émotion du monde qui n’est pas toujours tangible. Et versatile, en plus. Un écrivain qui ne parlerait que de lui - comme je suis en train de le faire mais qui le ferait mieux -  aurait sans doute le prix Goncourt - ça s’est déjà vu  il n'y a pas longtemps - mais est-ce que c’est vraiment  ça, de la littérature ?
J'en doute. Je doute de tout.
La France est peut-être devenue littérature.
Et ces garçons
de là-bas, que je lis avec bonheur, , et là, et plein d'autres encore, sont sans doute des exilés qui s'ignorent.

Ecrire c'est probablement être partout et nulle part chez soi.

 

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25.01.2011

Zozo, chômeur éperdu : les brouillons

9782814504189.main.pngFrançois Bon vient de publier Paul Lafargue, Le droit à la paresse, ouvrage à relire si on est encore capable de se débarrasser des sédiments que l'idéologie a déposé dans nos cervelles, comme l'eau dépose dans les tuyauteries son calcaire.
De l'époque de Lafargue à la nôtre, les fondamentaux aliénants n'ont pas changé d’un pouce. Ne soyons pas, en plus d'être mal heureux, des fats imbéciles, des Priape de l'impuissance ! Nous ne faisons croire aux évolutions de nos sociétés que du point de vue de l'image et de l'apparence : le travail reste le frein le plus puissant opposé au cours joyeux de la vie et depuis le temps qu'il y a des hommes qui ont lu de Lafargue à Vaneigem, peu sont venus pour en tirer profit.
Que les politiques de toute confesssion  le glorifient, ce travail, eux qui ne sont jamais allés au charbon sans leur costume, devrait nous débarrasser un peu de la merde que nous avons dans  les yeux.
Bref, avec tout ça, j'ai re-pensé à Zozo...Si le texte était libre de droits, j'aurais bien proposé à François de le mettre en post-scriptum à Lafargue...
J’ai  alors fouillé dans mes vieux fichiers et j'ai retrouvé les passages supprimés. Des passages que n'a jamais vus ni lus l'éditeur.
Ils sont un cheminement. Quand on écrit, comme ça, parfois on a l'impression qu'en amont quelqu'un a subrepticement fermé le robinet. On expédie une page, deux pages, puis trois dans les poubelles de la déconvenue… et on attend que le plaisir revienne ou ne revienne pas.
Joies du numérique aussi de faire que ces chantiers avortés dans l'ombre solitaire, qui n'ont pas eu droit aux yeux du public parce qu'ils n'avaient pas trouvé grâce aux yeux de leur auteur, soient remis au goût du jour.
Comme des fragments d'histoire qu'aucune mémoire ne réclamait et qui s'en seraient insurgés. 

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1801070170.jpgLe sommeil de Zozo possédait, outre son caractère sacré,  la régularité d’une vraie pendule astronomique. C’est dire qu’au mois de juin, à cinq heures, il était déjà à courir les chemins encore tout endormis, alors qu’à neuf heures au mois de décembre il était encore allongé  dans son lit.
Tout ça se savait, bien entendu, et on en rigolait l’été, qu’est-ce qu’un gars de même, qui n’a rien à faire de sa journée, traîne dans les chemins dès potron-jacquet, tandis qu’on en maugréait l’hiver, le traitant d’incurable feignant et de profiteur des lois.

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comet.jpgZozo avait le style sensible d’un indien, en fait. Un des derniers Mohicans.
Un homme dont le voyage, sans qu’il en ait vraiment conscience,  n’avait de plaisir que s’il collait au grand mouvement des choses de la terre, de la lune et de l’univers tout entier.
Dans sa tête chauve s’agitaient parfois de bien troublantes pensées. C’était surtout les soirées chaudes du mois d’août quand, rassasié de viandes en sauce et du pinard de la barrique, il était étendu dans l’herbe, les yeux perdus sur le peuple phosphorescent des étoiles. Quelques rudiments d’astronomie  glanés de-ci de-là lui faisaient pressentir que la terre sur laquelle il était pour l’heure étendu bien à son aise, devait faire partie de cette toile céleste qu’il avait présentement devant les yeux, qui plongeait derrière les bois, tout près, et qui plongeait  aussi derrière la rivière, là bas. Il lui semblait absurde qu’il fût là comme au théâtre, à l’extérieur de ce gigantesque fourmillement de clins-d’oeil.
Alors forcément, il en arrivait à penser qu’il était lui aussi en train de briller là-haut et même que peut-être, très loin dans ces hauteurs indéfinies, d’autres Zozo étendus dans l’herbe étaient en ce moment en train de contempler avec les mêmes interrogations, sa planète à lui qui se promenait au firmament.
Dans la chaude obscurité, il confiait parfois, de sa voix grasseyante,  le fil de ses cogitations à ses fils étendus eux aussi dans l’herbe. Ceux-ci  gloussaient alors et se poussaient du coude en se pinçant le nez, mettant ces divagations rigolotes sur le compte de du trop de vin…
Zozo se levait alors, s’époussetait, passait souhaiter bonne nuit à Pinder, lui disait un mot tendre sur les étoiles qu’un  goret ne pouvait pas voir,  et s’en allait dormir dans son lit.

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De Raboliot, Zozo étudiait les ruses et s’essayait à son art, tendant des petits collets au lapin, des pièges à rat aux merles.
Des contes de la Bécasse, il lisait surtout le prologue dont il se pourléchait les babines se demandant si, un soir où la nuit tomberait sur les fourrés et les taillis silencieux, il aurait lui aussi la chance de descendre une bécasse.

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1801070170.jpgJuillet avait un à un égrené ses jours tout bleus sous une chaleur poussiéreuse et les premiers jours du mois d’août furent de même. Les poules baillaient du bec à longueur de journée, les lapins buvaient comme des pompiers, le jardin se desséchait et chaque soir, jusqu’à tard dans la nuit, Zozo arrosait, arrosait abondamment, soigneusement, ses légumes.
Allongé de tout son flasque corps, Pinder souffrait aussi et Zozo ne venait discuter le bout de gras qu’à la fraîcheur de la nuit bien tombée, inspectant avec minutie si des fois cette canicule n’était  pas tout bonnement en train de lui faire fondre sa bounne graisse.

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contes-becasse-maupassant-3146931bf9.jpgQuoi qu’il en dise et quoi qu’il n’en ait aperçu que les pieds, Zozo était hanté par le menuisier pendu à son chêne.
Aussi hésitait-il désormais à s’engouffrer dans les grands bois.
Il préférait fouiner les jeunes taillis, les buissons et les fourrés inextricables et éviter les  futaies et les vieux bois, là où les branches des arbres sont assez solides pour supporter le poids d’un désespoir.
Longtemps il rentra de bonne heure aussi, angoissé par les pénombres incertaines du crépuscule.
Mais une fin de  journée de février, alors qu’il s’était attardé à la croule, ayant ouï dire qu’il y avait un passage de bécasses, qu’il avait cru en soulever trois mais n’en avait évidemment pas tué une, trop difficile entre les branches, trop farouche pour le fusil de Zozo cet oiseau mirifique de son livre de contes, il se perdit.
Oui, aussi incroyable que cela puisse nous paraître, Zozo en quelque sorte s’égara dans son jardin.
Il était entré dans un épais taillis alors que le soleil déjà plongeait derrière le galbe légèrement brumeux des champs. Il s’était coulé comme un renard sous les jeunes noisetiers et les épines, s’était frayé un chemin dans la ronceraie, avait bifurqué à droite parce qu’il avait entendu un battement d’ailes, à gauche ensuite parce qu’il avait vu un oiseau énorme s’envoler, puis il avait filé tout droit.  Ou plutôt il avait essayé d’aller tout droit parce qu’il n’y avait pas de passage bien défini dans toute cette débauche enchevêtrée et qu’il fallait donc improviser avec les quelques trouées naturellement pratiquées dans la végétation. Sans doute avait-il donc longtemps zigzagué. Enfin il avait reculé, sûr d’avoir à nouveau entendu un envol.
Alors il avait longtemps tourné en rond, courbé en deux, ne cherchant plus désormais qu’à sortir de cette pénombre encombrée des halliers.
Zozo s’était vu retenu prisonnier par un labyrinthe de broussailles. Il s’était affolé, allant en tous sens, traversant des monceaux d’épines et de genêts. Il pensait déjà à hurler au secours quand il avait débouché enfin sur un chemin inconnu, fangeux, creusé de profondes ornières et cerné par des bois inquiétants.
L’ombre maintenant était épaisse et au-dessus de Zozo se promenait la lune entre deux nuages encore roses. Loin de le rassurer cette lueur diffuse sur les arbres et les broussailles le pétrifiait. Il tenait son fusil à la hanche, comme un soldat à l’assaut, prêt à faire feu sur le moindre mouvement. Il resta là, planté et morfondu au milieu de ce chemin, ne sachant pas s’il fallait marcher à droite ou marcher à gauche. Alors il partit au hasard, oscillant douloureusement entre l’envie d’hurler à l’aide et le besoin de passer inaperçu, de se fondre totalement dans le décor obscur.
Il marchait à pas de loup, attentif à ne faire aucun bruit, la gorge serrée, le pouls en bataille, absolument paralysé par l’effroi et à l’écoute de tous les bruissements alentour. Il marcha longtemps et il désespérait de ne jamais apercevoir le bout de ce tunnel, quand soudain s’ouvrit devant lui l’étendue rassurante des champs. C’étaient des champs qu’il ne reconnut pas mais au moins, là, côtoyait-il des choses humaines, des clôtures, des platebandes de guéret, de jeunes blés en herbe. Zozo se sentit moins seul, moins perdu, comme s’il débarquait d’un monde complètement vierge des hommes. Et puis le morceau de lune accroché là-haut reflétait la froide pâleur des champs. Il  devinait ainsi plus loin, à découvert : personne ne pourrait lui sauter dessus à l’improviste.
Il arpenta ces champs d’un pas moins minutieux et se retrouva aux abords d’un village qui déjà semblait s’être endormi. Des chiens aboyèrent et Zozo longea les murs, de peur d’être mordu ou surpris là avec un fusil, après la nuit largement tombée.
Il longea des jardins immobiles, traversa un chemin et reconnut, en face de lui, le vieux moulin à vent. Le Fouilloux ! Il avait donc traversé tous les bois du Fouilloux ! Il était à cinq kilomètres de chez lui, bon sang de bonsoir !
Mais il se situait enfin…Il prit la petite route goudronnée et rentra au pas cadencé, s’arrêtant pour reprendre son souffle le long des vignes, crachant, plié en deux et  jurant - mais pas trop fort -  que bordel de merde de bon dieu plus jamais, jamais de la vie, il ne mettrait les pieds dans ces putains de saloperies de traîtres de bois !
Aux siens inquiets et le nez collé aux carreaux à scruter la nuit, il dit qu’il avait trouvé à causer avec un gars du Fouilloux, qu’ils avaient bu un verre et mangé deux ou trois crêpes. Il avait pas vu l’heure passer, tellement ce gars était sympathique.
Mais il était blanc et, fait exceptionnel chez lui, inondé sueur.
La mésaventure l’avait terrorisé.

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raboliot-maurice-genevoix-L-1.jpeg Jeté au panier, le précédent passage avait été repris en ces termes, pas plus satisfaisants sans doute, puisqu'ils avaient, eux aussi, subi les colères  de la touche "suppr" :

Madame Zozo avait fait deux énormes tartes aux poires d’hiver, mis à réchauffer  le petit salé au chou, dressé le couvert et tiré le grand pichet de vin. Puis elle avait attendu, épiant au travers des carreaux, puis elle  était sortie dans la cour, puis elle avait jeté un œil chez Pinder, puis elle avait appelé dans la nuit noire, puis, au comble de l’inquiétude, avait envoyé les fils alerter les voisins.
On avait maugréé, on avait bougonné que bon sang  de bon sang cet insignifiant ferait mieux de rester chez lui plutôt que de galoper les chemins et d’emmerder tout le monde à l’heure de la traite des bestiaux, mais on se préparait néanmoins, torche en  main, à battre la campagne tandis que de sinistres murmures rapport au pendu circulaient déjà de bouche à oreilles.
C'était idiot : s'il y avait au monde un gars qui n'avait absolument aucune envie de se suspendre à un arbre, c'était bien Zozo...
Essoufflé, titubant et, chose rarissime chez lui, inondé de sueur, Zozo fit son entrée et s’affala sur une chaise. Les quatre compères qui s’apprêtaient à partir à sa recherche, l’accueillirent avec des ah, ah, enfin, et ben alors, qu’est-ce qui se passe, nom d’un chien ? Il savait donc pas encore que c’était interdit de chasser la nuit !
Zozo offrit d’abord du vin et des bouts de galette. Pour le dérangement, précisa-t-il. Il caressa son héron, but deux grands verres et fit mine de vouloir raconter.
N’eût été la tarte aux poires bien chaude qui plaisait à tout le monde, qu’on se serait prestement défilé, parce que le vin et l’histoire, ça allait être du même tonneau, sortis des singulières alchimies de Zozo. On se prépara donc à écouter des balivernes.
Zozo dit qu’il s’était perdu en voulant poursuivre des bécasses.
C’était tout ? C’était tout.
On était presque déçu. Si c’était tout, on n'avait plus rien à faire ici et on lorgnait déjà sur la deuxième énorme tarte, dorée à souhait et qui embaumait la poire et le sucre chaud.
Perdu où, nom d’un chien ? Il connaissait tous les alentours comme sa poche à force d’y traîner ses bottes ! Il se foutait du monde ! Et on riait en engloutissant de larges morceaux de tarte et en marmonnant la bouche pleine des compliments à  la cuisinière qui en bombait un torse pourtant déjà avantageusement mis en avant par la nature.  Eh ben, non. Lui aussi le croyait, connaître tout des environs,  mais il s’était glissé dans les fourrés, et hop, s’était retrouvé au Fouilloux !
Au Fouilloux ! s’exclama t-on d’une seule gorge. Mais comment il avait fait son compte ? Entre le Fouilloux et là, il y avait des bois, d’accord, mais aussi des champs. Zozo expliqua où il était rentré, là où commencent les bois sur le coteau des champs Ricaille, comment il avait été difficile de circuler là-dedans et comment il s’était retrouvé sur un chemin, puis dans les champs, et finalement au Fouilloux. Tout simplement.
L’imagination encore tétanisée par une longue panique, il ne lui vint pas à l’esprit de dire des choses mirobolantes qui puissent faire de sa mésaventure une aventure. Et alors que pour le pendu on ne l’avait pas cru parce qu’on était aguerri à sa manie des boniments, là, on ne le crut pas davantage parce qu’il rompait justement avec cette manie de bonimenter.
On le soupçonna dès lors de dissimuler quelque chose  d’inavouable. Ce fut Louis, l’homme au verger rabougri,  qui insidieusement dit qu’il était à lui, ce jeune bois, qu’il faisait pas plus de deux cent mètres de long pour une cinquantaine de mètres de large. Alors ?  Alors quoi ?  Qu’est-ce qu’il y avait au bout de son foutu bois de rin ? Des champs. Ah ? Et à côté. Le bois à la famille Marcireau. C’était vrai et après ? D’autres bois, mais avec des champs aussi. Non pas là. Il n’y avait plus de champs. Que de la broussaille après l’arrachage des vignes. Ah, ils voyaient bien, et de taillis en broussailles, et bien on arrivait au chemin terreux qui venait de la commune de Brux à travers bois et qui débouchait jusqu’aux champs du Fouilloux. Zozo avait fait le tour. Il avait tourné en rond. On avait peine à le croire parce que, à un moment donné, il avait forcément marché en lisière.
Pas vrai ? Sans doute, mais j’ai pas vu, tout à mes bécasses.

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1801070170.jpg
Les diverses tentatives de Zozo, contraint et forcé, pour participer un tant soit peu au développement général des années d'euphorie, avortaient à chaque fois, mais ces expériences douloureuses, pour brèves qu’elles fussent, ne lui prodiguaient pas moins le droit de s’occuper à ne rien faire sans être inquiété, pour de nouvelles et longues périodes.

14:58 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

23.01.2011

Barbara Miechowka et Philip Seelen : échanges sur la shoah et sur shoah

A l'attention de Barbara et de Bertrand, de la part de Philip Seelen,


A PROPOS DE  MA LECTURE DU "LIEVRE DE PATAGONIE - MEMOIRES" DE CLAUDE LANZMANN.

nuit .jpgIl se trouve que je viens de lire ces jours-ci l'autobiographie de Claude Lanzmann, intitulée "Le lièvre de Patagonie - Mémoires" parue chez Gallimard. Dans cette prose riche et passionnante le réalisateur-producteur de Shoah raconte son rapport à la mort violente, à l'exécution physique généralisée à but politique et racial, dans l'histoire du cruel 20ème siècle.
Il décrit son engagement comme lycéen et jeune adulte dans la résistance avec les jeunes communistes, le combat de son père dans la résistance comme chef départemental des Mouvements Unis pour la Résistance (gaullistes), dans la Haute-Loire. Il témoigne de la trahison, par le Parti Communiste, des accords passés, entre lui et la direction de ce même parti, pour rejoindre les maquis gaullistes, avec le groupe de combat qu'il dirigeait. Il voulait ainsi rallier les forces dirigées par Lanzmann père. Coupable d’avoir préféré la loyauté au père plutôt que celle au Parti, il est alors condamné à mort par le PCF.  Des tueurs des brigades ouvrières des usines Michelin de Clermont-Ferrand sont chargés d'exécuter la sentence.
Après la Libération Lanzmann fera annuler cette sentence par la direction du "Parti des fusillés" et gardera de cet épisode une profonde blessure et méfiance à l'égard des communistes français. Il découvre Israël, découvre le Paris intellectuel et littéraire de l'après-guerre, devient l'ami de Jean-Paul Sartre et l'amant « attitré » de Simone de Beauvoir. Il entretient avec Castor une relation pour ainsi dire maritale, inaugurant cette triangulation amoureuse, devenue emblématique pour toute une génération, entre le couple Sartre- Beauvoir et le tiers-amant. Il devient journaliste, rédacteur des Temps Modernes, parcourt le monde, s'engage auprès des mouvements de la décolonisation, prend fait et cause pour le FLN pendant la guerre d'Algérie.
Il avoue sa fascination pour l'URSS malgré les avanies du PCF à son endroit, et malgré la face noire et sanglante du communisme réel. Il écrit à propos de l'URSS :
"Malgré tout ... l'Union Soviétique resta longtemps comme un ciel sur ma tête. Et sur celle de beaucoup d'hommes de ma génération. Cela tient à l'invasion allemande de 1941, aux sacrifices inouïs consentis alors par tous les peuples d'URSS, à la victoire de l'Armée Rouge à Stalingrad, qui marqua un tournant décisif dans le cours de la guerre. Nous devions à l'URSS une large part de notre libération, elle demeurait en outre dans nos esprits, et en dépit de tout, la patrie, la possibilité et le garant de l'émancipation humaine. (...) en finir avec l'utopie m'a pris du temps.
Je confesse avoir eu les larmes aux yeux à la mort de Staline, non pas à cause de la disparition du dictateur sanguinaire, qui me laissait froid, mais parce que je lus le récit de ses obsèques dans France-Soir et qu'une phrase, dans l'interminable litanie des regrets et de la déploration m'émut fortement. La voici . "Les marins militaires soviétiques inclinent leurs drapeaux de combat ..." Peut-être mon émotion est-elle due à l'allitération, peut être aux drapeaux de combat, je ne sais. Elle fut réelle et fugitive."
Extrait du "Lièvre de Patagonie - Mémoires" p.395-396. Gallimard. Paris. 2009.

Dans ses Mémoires Lanzmann s'étend longuement sur la genèse, la production, la réalisation, les projections, les sorties publiques, la diffusion mondiale de "Shoha" et ses relations avec la Pologne communiste, le parti communiste, la diffusion de son film en Pologne après la Révolution de 1989.
On y apprend comment Lanzmann mène son enquête et sa recherche d'acteurs et de témoins éparpillés à travers le Monde. Il nous fait revivre ces atmosphères des années 70 où il lui fallait à tout prix retrouver des "acteurs" encore vivants pour son film et les convaincre de témoigner. Il nous fait partager ses échecs, ses vagues d'euphories, d'accablement et sa solitude dans cette quête.
Nous découvrons sa chasse aux bourreaux nazis encore vivants et alertes, ses trésors d'imagination pour les faire parler et témoigner devant une caméra. Il nous explique l'utilisation des dernières techniques vidéo miniaturisées, permettant de piéger les nazis trop frileux pour affronter l'objectif d'une caméra, mais assez beaux parleurs pour accepter de témoigner devant un micro. Lanzmann invente en partie le document son-image obtenu grâce à une caméra cachée. C’est l’heure de gloire pour la Paluche, cette caméra miniature, invention française, utilisée par la suite par des centaines d'enquêteurs et de journalistes.
Puis c'est le long témoignage sur les derniers juifs survivants d'accord de parler devant une caméra et de revivre ainsi l'horreur. Les parcours impossibles pour retrouver les survivants des "Sonderkommandos" juifs, peu nombreux. La persuasion dont il fallait faire preuve pour les convaincre de parler devant une caméra et une équipe de cinéma. La rencontre avec Abraham Bomba, le coiffeur de Treblinka, découvert à New York dans son salon de coiffure pour messieurs dans un quartier du Bronx. Son immense témoignage littéralement arraché par Lanzmann :
"Qu'avez-vous éprouvé la première fois que vous avez vu déferler dans la chambre à gaz toutes ces femmes nues et ces enfants nus également ?" Abraham Bomba répond en esquivant: " Oh vous savez, "ressentir" là-bas ... c'était très dur de ressentir quoi que ce soit : imaginez, travailler jour et nuit parmi les morts, les cadavres, vos sentiments disparaissaient, vous étiez mort au sentiment, mort à tout."
Nous suivons sa rencontre avec le "Grand Jan Karski" aux Etats-Unis. Lanzmann nous raconte son admiration pour ce héros et le contrat d'exclusivité, moyennant rémunération, pour son témoignage passé avec le résistant polonais qui révéla aux alliés la réalité du génocide en 1943 déjà.
Lanzmann nous fait revivre le tournage des scènes polonaises à Treblinka et à Chelmno. De longs passages nous révèlent les relations entre l'équipe de tournage, la traductrice, le surveillant du Parti Communiste et plus particulièrement celles avec le conducteur de locomotive qui avait conduit les trains de la mort pendant toute la durée de l'existence du camp de Treblinka.
Henrik Gawkowski, le Cheminot polonais, engagé par les SS, habitait le bourg de Malkinia, à environ dix kilomètres de Treblinka. Lanzmann était le premier homme à l'interroger sur ces années terribles. Henrik Gawkowski ne cessa de témoigner et de répondre aux questions du réalisateur animé par un flot de paroles, visiblement soulagé d'enfin pouvoir raconter sa participation à l'organisation du terrible génocide.
Nous pouvons suivre l'esprit et la manière qui permirent la mise en place du tournage du voyage de Gawkowski et de sa locomotive à vapeur, du même modèle que celle de 1943-44, louée par Lanzmann aux chemins de fer polonais. Henrik Gawkowski se révéla alors être en vérité l'homme à tout faire des transports des suppliciés, de Varsovie, de Bialystock, de Kielce. Il conduisait les trains de la gare de Treblinka, où ils étaient divisés en tronçons de dix wagons, puis il poussait chacun de ces tronçons jusqu'à la rampe du camp et c'était la fin du voyage.
Henrik Gawkowski, lui qui n'avait plus conduit de train depuis la fin de la guerre accepta pour la mémoire des terribles événements, de remonter sur une locomotive identique à celle avec laquelle il emmenait à Treblinka les juifs déportés. Il était affolé par les supplications qu'il entendait monter des wagons derrière lui et ne parvenait à les supporter que par des triples rations, officiellement allouées, de vodka. Henrik a visiblement le corps accablé de remords, ses yeux fous, la réitération du geste mimant l'égorgement, son visage hagard et concentré de détresse donnent vie et réalité au train fantôme, tous ces signes captés par la caméra le font exister pour chacun des témoins de cette scène stupéfiante.
Shoah de l'aveu même du réalisateur est un film immaîtrisable et qu'il y a pour y entrer, mille chemins. Ce film n'est pas un film anti-polonais ou sur l'anti-sémitisme en Pologne. D'ailleurs la Pologne n'est en rien et jamais le "personnage" et le propos unique et essentiel du film. Les témoins polonais, les "acteurs" pour la plupart spontanés, volontaires et conscients de témoigner d'une histoire tragique, même avec leurs mots et leurs gestes ne sont pas des êtres manipulés de manière perverse par un agent consacrant sa vie à débusquer la figure de l'antisémitisme en Pologne.
Les attitudes, les histoires, les mots de la plupart des protagonistes polonais auxiliaires forcés ou volontaires engagés par les SS, apparaissant dans ce film, révèlent un antisémitisme historique et latent depuis des générations dans ces populations. Lanzmann ne l'invente pas, il le révèle, le met en scène, et après, que l'on soit d'accord ou pas, choqué ou convaincu par son œuvre, c'est une autre question.

Pour finir Lanzmann s'étend longuement et en détail sur ses relations tumultueuses avec le parti communiste polonais et ses dirigeants, dont Jaruzelski. La diffusion de Shoah en Pologne ainsi s'avère impossible sous le régime communiste comme sous la République qui lui a succédé. Cette histoire racontée par Lanzmann, dont nous avons sa version seule, mérite d'être un jour recoupée par une enquête journalistique, historique ou littéraire approfondie et sérieuse tant elle s'avère édifiante pour un lecteur lambda ou même avisé.
Personnellement, je ne peux réduire l'oeuvre de Lanzmann à sa seule partie tournée en Pologne. Elle représente bien plus pour la mémoire collective des Européens que nous sommes. Je peux comprendre la vision ou plutôt les visions qui traversèrent Lanzmann lors de ce tournage et de ce montage qui durèrent douze années. Sa position de progressiste, compagnon de route du communisme, admirateur mais aucunement agent actif de l'oeuvre sanguinaire du stalinisme, dans la plus pure tradition de la gauche moderniste et progressiste française et européenne de l'ouest, n'est pas  source d'une interprétation falsifiée de l'histoire du génocide des juifs commis par les allemands.
Jamais, dans son film Shoah, le peuple et la nation polonaise pris dans leur entité, leur ensemble, n'apparaissent ou ne sont dépeints sous les traits de bourreaux antisémites et exterminateurs. Il appartient aux historiens et aux gens concernés de notre génération cependant de corriger les éléments qui seraient faux et contraires à la vérité historiquement établie ou encore à établir, selon les événements que l’on évoque.
Je suis ici un peu long, mais le sujet est tellement grave et implique tant de paramètres et de subjectivité qu'il me semblait important de vous faire part de ma lecture des Mémoires de Lanzmann et de mon point de vue sur son oeuvre qui n'est en rien comparable à un documentaire qui se voudrait objectif et impartial. J'ai vu Shoah en entier deux fois. A sa sortie en salle en 1986 et sur Arte en 2003. Il faut revoir Shoah. Je veux revoir Shoah. C'est enfin facile, il existe en DVD.

Je vous en reparlerai encore, mes amis, après ma prochaine "re-vision".


POUR MEMOIRE : VARSOVIE. AVRIL 1985.

La sortie de Shoah à Paris en avril 1985, déchaîna à Varsovie une terrible colère des plus hautes Autorités du régime communiste.
Le chargé d'affaires français en Pologne fut immédiatement convoqué par le ministre des Affaires étrangères, Olchowski, qui au nom du gouvernement polonais tout entier et du maréchal Jaruzelski, demandait l'interdiction immédiate du film et l'interruption de sa diffusion partout dans le monde où elle était prévue.
Cette oeuvre était jugée par la dictature communiste comme perverse, anti-polonaise, visant la Pologne dans ce qu'elle avait de plus sacré.
Chaleureusement à vous, Barbara et Bertrand.
Philip Seelen



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Barbara à Philip Seelen

mémoire.jpgJe viens de trouver sur le net un très long reportage d’Anna Bikont sur Lanzmann, qui a été publié en avril 1997 dans Gazeta Wyborcza à l'occasion de la sortie de Shoah en version intégrale sur la chaîne de télé polonaise Canal-Plus.
En 1985 à la télévision polonaise, il y a eu une version abrégée de Shoah qui ne contenait que les scènes avec des Polonais. Cette version était soutenue par Jaruzelski contre Olszowski: bref un classique des conflits internes au sein du PC polonais dans lequel Olszowski représentait la tendance du "béton" patriotique, qui s'était déjà illustrée en 1968 avec la campagne dite "antisioniste" qui lui avait permis de placer ses fidèles sans perspectives de carrière, les postes intéressants étant en général occupés à vie dans le régime communiste, en poussant les communistes d’origine juive vers la sortie.
Lanzmann était opposé à cette version tronquée dont il dit à Bikont que c’était un « monstre » et a fini par céder contre le fait que l'intégrale a été diffusée  au moins une fois dans plusieurs cinémas en Pologne. Mais enfin, le « monstre » n’est  que ce que Lanzmann lui-même a choisi de mettre dans son  film, dans les séquences où il présente des Polonais.  Et c’était  bien ce « monstre » qui a intéressé Jaruzelski.  Car Jaruzelski, interrogé par Bikont,   dit qu’elle lui apprend que le film dure neuf heures, mais que, même s’il avait su que le film avait d’autres contenus que ceux qu’il a vus, il aurait quand même vraisemblablement choisi de défendre la version  courte présentée à la télévision polonaise. En 1985, de la part de Jaruzelski, ce n’était certainement pas un choix  exempt de but politique. N’oublions pas que c’était en pleine période où  le syndicat Solidarnosc était réduit à l’action clandestine par ce Jaruzelski dont Lanzmann faisait l’éloge en France en décembre 1981, au moment où il a proclamé la loi martiale en Pologne.
La confrontation entre l'article d’Anna Bikont qui interviewe Lanzmann, mais aussi beaucoup d'autre gens et votre résumé de l'autobiographie de Lanzmann montre une évidente tendance à l'auto-édification chez Lanzmann. Dans l'article de Bikont, les propos que tient  Lanzmann  font de lui une sorte de Dieu du jugement dernier qui met à sa droite les Juifs et à sa gauche les goys, curieusement réduits aux seuls Polonais dans le film.
L'article montre clairement que la volonté de Lanzmann était de ne parler que de Shoah  et que selon lui 30 millions de Polonais (il augmente les chiffres pour les besoins du mythe, car  les Polonais ne représentaient que les deux-tiers de la population de l’état polonais  en 1939) étaient complices de la Shoah. Ce qui m’explique  la présence  de certaines séquences dans le film, notamment celle où il interviewe les habitants de Grabow, tout comme il aurait pu interviewer les habitants de n'importe quelle autre bourgade polonaise  et poser les mêmes questions qui transforment en antisémites des gens extrêmement simples et sans aucune éducation. Ces gens racontent avec leurs mots de gens très simples les réalités de la vie quotidienne et de la hiérarchie sociale issue de phénomènes d'altérité culturelle pieusement entretenue dans ces bourgades par les Juifs qui n'imaginaient pas qu'un autre ordre du monde soit possible.
Selon moi, ces bourgades avaient une sorte d'organisation hiérarchique en deux tribus: celle des non-goys qui étaient maîtres et celle des goys qui étaient des employés ou des domestiques. C'est une organisation à laquelle Lanzmann ne comprend rien, car il est un juif assimilé, issu de la troisième génération des juifs assimilés en France, qui ont quitté la Biélorussie  sans doute à la fin du 19éme siècle, si j'en juge par le fait que son grand-père a fait la guerre 1914-1918 en France. Et pour moi, la façon dont Lanzmann présente ces Polonais comme des spécimens exemplaires d’un antisémitisme polonais généralisé, ce n’est  qu’une pure opération  idéologique.
Par exemple, Lanzmann lui-même, dans cette séquence supposée illustrer de façon exemplaire l'antisémitisme polonais, n'a pas compris que, quand ces braves gens parlent du boucher qui vendait de la viande de boeuf pas chère, cela vient du fait que les morceaux de viande considérés comme impurs selon la stricte orthodoxie de l'abattage rituel n'étaient pas consommés par les juifs. Ils vendaient ces morceaux à bas prix soit aux goys soit à ceux des leurs qu'ils considéraient comme des juifs hérétiques. Il relance la question sur cette viande de boeuf pas chère sans obtenir de réponse. S’il avait interviewé des Polonais un peu éduqués, au lieu de rire comme des idiots de village, ils auraient pu lui expliquer le mystère de cette viande de boeuf pas chère et beaucoup d'autres phénomènes que seuls un regard d'ethnologue peut déchiffrer correctement.
Autre point très important. Du point de vue des Polonais, le fait que Lanzmann flatte Jan Karski en l’appelant le grand Jan Karski ne suffit pas. Car les Polonais qui connaissaient assez bien l’histoire de la résistance polonaise au moment où le film est sorti  en France étaient très choqués du fait que le film n’évoque pas la mission dont la résistance polonaise avait chargé Karski. Cette mission était d’informer le gouvernement polonais en exil et tous les gouvernements alliés du fait que sur le territoire polonais, il se passait des choses inédites dans l’histoire de l’humanité,  que les Juifs du ghetto de Varsovie étaient emmenés par trains à Treblinka où ils étaient exterminés dans des chambres à gaz. Rappelons qu’à l’époque, les gouvernements occidentaux considéraient que les informations envoyées de Pologne par dépêches cryptées n’étaient que de la propagande d’agités. Pour  se préparer à sa mission,  Karski s’est introduit dans le ghetto de Varsovie, puis il s’est introduit, ce qui était  autrement plus périlleux que de s’introduire dans le ghetto de Varsovie par des souterrains, dans une sorte de camp de regroupement où arrivaient des trains qui venaient de diverses régions de Pologne et à partir duquel  les Juifs   montaient dans les wagons qui arrivaient  directement à Treblinka. A Londres,  Karski a eu un entretien avec Churchill, puis le gouvernement polonais de Londres a envoyé Karski à Washington, où il a été reçu par beaucoup de gens, dont Roosevelt en personne.
Tout cela, le film n’en dit rien. Et moi-même à l’époque où je l’ai vu, comme je ne connaissais pas la figure de Karski, j’avais compris qu’un monsieur x, courrier entre Varsovie et Londres comme tant d’autres, avait vu le ghetto de Varsovie. Rien de spécial, en somme : une affaire purement polonaise ! Pour les gens de la génération de mes parents qui avaient vu le film en entier à Paris, c’était une censure de l’information faite consciemment et une censure tellement grave  que Jerzy Giedroyc, le rédacteur en chef des deux très grandes revues de l’émigration politique polonaise, Kultura et Zeszyty Historyczne, a demandé à Karski de s’expliquer  de ce témoignage tronqué. D’après le résumé qu’on m’a fait de cet article,  Karski n’était pas content que Lanzmann coupe la partie de son témoignage où il racontait la visite  chez Roosevelt, mais que, en dernier ressort, il avait considéré qu’il devait malgré tout  accepter de témoigner de ce qu’il avait vu et entendu dans le ghetto de Varsovie.
Dans l'article de Bikont, où elle lui demande pourquoi  il a choisi que le spectateur de son film  ne sache pas que la résistance polonaise s’était  diablement battue contre l’incrédulité des occidentaux face aux multiples informations transmises, Lanzmann se défend de cette coupure avec des arguments qui ressemblent étrangement à une improvisation dont le but est de désamorcer  une question  gênante : selon Lanzmann, Karski lui-même parlait de son entretien avec Roosevelt comme d’une anecdote sans importance…..  Est-ce  une explication  crédible pour qui connait  un peu  l’histoire de la résistance polonaise ?
Enfin, dans cet article de Bikont, j’apprends que Lanzmann   accusait Wajda d'être antisémite dans les films "La terre de la grande promesse" et "Korczak" et qu’il  est à l'origine de cette cabale qui a été conduite en France contre "Korczak". Pourquoi la cabale contre « Korczak »? Parce  que selon  Lanzman, seul un Juif a le droit de faire des films sur l'holocauste.
Je passe sur le fait que j’apprends dans l'article de Bikont que Lanzmann a publié en France vers 1985 , dans une revue de psychanalyse un article sur sa traductrice polonaise sous le titre "L'amour de la haine".  Au début,  Lanzmann a voulu une traductrice juive, mais celle qu'il avait trouvée n'étant pas à la hauteur de la tâche, il s'est rabattu, en désespoir de cause, vers une traductrice polonaise. Or  cette traductrice dit que si elle a tempéré le péjoratif "Zydek" en "Zyd" quand il sortait dans la bouche des Polonais, elle a beaucoup plus souvent tempéré des questions de Lanzmann qui étaient extrêmement agressives et méprisantes pour ses interlocuteurs polonais.


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A Barbara de la part de Philip Seelen

Il est 1h30 du matin ce samedi, je viens de lire votre dernière correspondance, je crois qu'il serait vraiment intéressant de comparer les points soulevés dans l'article de Bikont avec les mêmes points soulevés par Lanzmann dans ses "Mémoires".
La diffusion à la télé polonaise et à Canal plus Pologne, ses relations avec Jaruzelski, les versions de Shoah raccourcies, la question de la traductrice juive et de la traductrice catholique, les relations entretenues par Lanzmann et son équipe avec les gens de Chelmno, la version du réalisateur sur ses rapports avec Karski, et son jugement sur "La terre de la grande promesse" de Wajda.
Je publierai ce commentaire plus tard dans le courant de cette journée de samedi.

Bonne fin de nuit. Philip Seelen.



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Barbara à  Philip,

horl.jpgDans l'article de Bikont, il y a également des faits dont Lanzmann ne parle pas, dans le même paragraphe que celui où elle donne le témoignage de la traductrice.
Dans ce paragraphe,  Karski dit : "Les parties les plus importantes de mon témoignage ont été  sacrifiées au nom  de la "construction rigoureuse" du film". Notons que les guillemets sont mis par Karski lui-même.
Toujours dans ce paragraphe Bikont cite Gawkowski, le fameux machiniste auquel Lanzmann attribue une posture d'éternel repentant dans son autobiographie. Gawkowski en voulait à Lanzmann d'avoir coupé cette partie de son témoignage où il racontait comment des Polonais ont aidé des Juifs qui se sont sauvés du train de Treblinka, les ont nourris et les ont aidés à passer de l'autre côté du Bug.
Des informations données par la traductrice,  il m’apparaît que Lanzmann a manipulé Gawkowski, et bien d’autres témoins polonais de première importance pour le propos du film, car il leur avait promis qu’il les inviterait à la première de son film à Paris. Etait-ce le prix pour le faire monter dans une  locomotive  35 ans plus tard et lui faire faire de façon obsédante des signes muets de gorge qu’on coupe, dont l’ambigüité est lourde de conséquences  dans la façon dont le spectateur français comprend la séquence ? Personnellement, je trouve que Lanzmann a eu bien de la chance que personne en Pologne n’ait eu l’idée de lui faire un procès pour ces images. Car cet homme,  à son insu,  sert d’acteur dans une séquence de fiction et ne semble pas avoir été payé  pour son travail. Or son image a servi d’affiche au film, elle est sur la pochette du DVD  commercialisé en version intégrale,  sert de couverture à l’édition Folio des  dialogues et sert de preuve dans  des commentaires particulièrement injustes envers les Polonais.
La traductrice raconte également que Simon Srebnik, l’homme que Lanzmann a ramené d'Israël à Chelmno et avec lequel s'ouvre le film, a eu la vie sauve parce qu'un paysan l'a trouvé dans un champ avec une balle dans la tête. Srebnik a demandé en vain à Lanzmann d'aller à Lodz pour essayer d’y retrouver la fille du paysan qui lui avait sauvé la vie.
Passons maintenant à un autre paragraphe où il est question de Wladyslaw Bartoszewski, ancien prisonnier d'Auschwitz et un des grands catholiques fondateurs de Zegota (Commission d’aide aux Juifs, financée par le gouvernement polonais de Londres). Lanzmann, à qui, à l'Intstitut des études polono-juives d'Oxford, on a demandé pourquoi on ne voyait pas Bartoszewski dans son film, a répondu qu'il avait vu Bartoszewski, mais que celui-ci s'est révélé "passer insuffisamment l'écran", alors que pour lui les critères artistiques étaient primordiaux.
Bartoszewski, interviewé par Bikont, dit que Lanzman l'a rencontré, lui a demandé s'il avait été témoin des l'exécution des Juifs. Réponse négative de Bartoszewski, à quoi Lanzman réplique : "Dans ce cas, nous n'avons rien à nous dire".
Autant dire que les catholiques ne l'intéressaient que comme figures de coupables de l'extermination des Juifs et qu'il a fait passer sa thèse en se servant des paysans polonais, dont il charge la barque, par le moyen de la séquence au sortir de l'église de Chelmno, même si un des interviewés qui fait figure d'"intellectuel catholique" de service, qui, lui, passe très bien l'écran pour les besoins de la démonstration, a ce petit échange avec Lanzman dans Shoah:
Lanzman : Donc il pense que les Juifs ont expié pour la mort du Christ?
Traductrice : Il... Il ne croit pas, et même il ne pense pas que Christ veuille se venger
Je pense que c'est ce tout petit détail dans cette très longue séquence qui m'a mis dans une telle fureur que je suis sortie du cinéma avant la fin de la séance, en pensant: "OK, je crois que ce n'est pas la peine d'attendre la fin de la séance pour sortir. J'ai compris le message: les Polonais sont coupables de l'extermination des Juifs. Merci Monsieur Lanzmann pour vos explications!". Le pauvre homme essayait  ensuite d’expliquer, avec ses références religieuses, que, selon lui, le responsable de la mort du Christ est Pilate, mais comme il s’emmêlait  dans ses explications, le pouvoir de l’image  et les embarras de la traductrice ont pour effet d’occulter  le sens de ce que cet homme disait.  Je pense que Lanzmann  savait très bien que le sens exact de ce que disait cet homme importait peu, puisqu’il avait orienté l’esprit du spectateur par sa question et que, coup de chance, les longues explications du « théologien catholique » de service devenaient confuses. Il a   gardé cette séquence pour désigner du doigt un classique de l’histoire de l’antijudaïsme  de l’Eglise catholique, quand bien même le contenu de ce que disait le bonhomme ne reproduisait pas le topos.
En somme,  Lanzmann  se servait des paysans polonais parqués de l'autre côté du rideau de fer et filmait une sorte de réserve  d’Indiens très exotique  pour servir une thèse  qui permet de  cultiver  le cliché  "Polonais = catholique, donc antisémite". Il aurait eu plus de difficultés à jouer à ce jeu d’accusations simplistes, s’il avait  fait une traduction du manifeste de Zofia Kossak, la fondatrice de Zegota, qui, elle, était beaucoup plus rompue à l’exercice du maniement du raisonnement religieux, tel que pouvait le faire en 1942 un nationaliste polonais catholique, qui, avant 1939, était  hostile aux Juifs et le rappelle dans le manifeste.
Désolée, cher Philip, de devoir tempérer votre confiance dans le propos de Lanzmann. J
e pense que nous arriverons à clarifier les raisons de ces divergences par la suite.



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Bertrand à Barbara et Philip

Voilà bien des précisons utiles et conséquentes.
Barbara, je partage votre point de vue quant à Lanzmann, aux moyens utilisés et aux buts poursuivis, indignes d'un artiste à moins qu'il ne se propose de falsifier son propos, ce qui l'exclut du domaine de l'art.
Je me souviens aussi de Télérama présentant cette photo lors de la diffusion de Shoah avec un commentaire on ne peut plus ambigu.

Je note simplement une phrase, Philip : « Lanzmann, admirateur de l’œuvre sanguinaire de Staline quoique pas membre actif.."  ? ? ? ? ?
Mais, Philip, il en va de même de tous les communistes qui, longtemps après la mort du psychopathe du Kremlin, ont écrasé le monde de leur botte au service du « prolétariat. »
Amitié à tous les deux
Bertrand



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A l'attention de Barbara, de la part de Philip Seelen,


J'amène ici comme matériaux de débat, un certain nombre d'éléments de l'autobiographie de Lanzmann se rapportant à la création du film, à sa diffusion en Pologne, et aux réactions qu'il a suscitées.


LA GENESE DU FILM SHOAH PAR LANZMANN. (Le Lièvre de Patagonie - Mémoires)

fuhrer.jpgDébut 1973, Lanzmann est à Tel-Aviv dans le bureau du directeur de département au Ministère des Affaires étrangères israélien, Alouf Hareven. Le directeur tient les propos suivants au cinéaste qui vient de promouvoir son film : "Pourquoi Israël".
"Il n'y a pas de film sur la Shoah, pas un film qui embrasse l'événement dans sa totalité et sa magnitude, pas un film qui le donne à voir de notre point de vue, du point de vue des juifs. Il ne s'agit pas de réaliser un film SUR la Shoah, mais un film qui SOIT la Shoah.
Nous pensons que toi seul est capable de le faire. Réfléchis. Nous connaissons toutes les difficultés que tu as rencontrées pour mener à bien "Pourquoi Israël". Si tu acceptes, nous t'aiderons autant que nous le pourrons." (Mémoires p.429)
Lanzmann nous fait part alors de ses profondes réflexions suite à cette proposition. Comment réagir à cette idée qu'il admet ne pas être de lui. En même temps il doute de ses capacités à réaliser un tel monument de cinéma.
"En même temps, je m'interrogeais, me demandant ce que je savais de la Shoah. Rien en vérité, mon savoir était nul, rien d'autre qu'un résultat, un chiffre abstrait : six millions des nôtres avaient été assassinés.
Mais comme la plupart des juifs de ma génération, je croyais en posséder la connaissance innée, l'avoir dans le sang, ce qui dispensait de l'effort d'apprendre, du tête-à-tête sans échappatoire avec la plus effrayante réalité." (Mémoires p.430)
Puis Lanzmann nous décrit longuement sa découverte de la Shoah, à travers l'oeuvre majeure de Raoul Hilberg, "La Destruction des Juifs d'Europe" et la fréquentation assidue de la bibliothèque Yad Vashem dont la plupart des animateurs étaient des survivants du génocide. Il nous décrit ses essais, ses erreurs dans l'écriture du film. La Guerre de Kippour d'octobre 1973 entraîne une diminution drastique de l'aide de l'Etat israélien, et il se retrouve quasiment seul à assumer la complexité de la production de Shoah.
Le cinéaste passe des jours et des heures avec des survivants, des rescapés. Il écoute, il interroge. "J'apprendrais plus tard qu'il faut déjà posséder un grand savoir pour être capable d'interroger, je n'en savais alors vraiment pas assez." (p.437) Il recueille rapidement et avec une certaine aisance les témoignages sur les arrestations, les rafles, le piège, le "transport", la promiscuité, la puanteur, la soif, la faim, la tromperie, la violence, la sélection à l'arrivée du camp.
Cependant il lui manquait l'essentiel :

" Les chambres à gaz, la mort dans les chambres à gaz, dont personne n'était jamais revenu pour en donner la relation. Le jour où je le compris, je sus que le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie, la contradiction radicale puisqu'elle attestait en un sens de l'impossibilité de l'entreprise dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts. (Mémoires p.437)
"Mais ce fut aussi une illumination d'une puissance telle que je sus aussitôt, lorsque cette évidence s'imposa à moi, que j'irais jusqu'au bout, que rien ne me ferait abandonner. Mon film devrait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz." (Mémoires.p.437)
Il était donc clair pour Lanzmann que les protagonistes juifs de son film devaient être, soit des membres survivants des Sonderkommandos (commandos spéciaux), qui avaient été, avec les tueurs, les seuls témoins de la mort de leur peuple, soit des hommes ayant passé un long temps dans les camps, et qui avaient fini par y occuper des positions centrales, les rendant particulièrement aptes à décrire, dans le plus grand détail, le fonctionnement de la machinerie de mort.
Lanzmann choisit alors de ne jamais montrer dans Shoah des archives, des photos ou des images tournées à la libération des camps encore en fonction à l'arrivée des troupes alliées et des troupes russes. Il s'interdit rigoureusement de raconter, de témoigner des histoires individuelles. Pour lui les vivants, les survivants, les revenants doivent s'effacer devant les morts, pour s'en faire les porte-parole. Dans son film, il n'y aura pas de "JE", de témoignage de soit, de témoignage d'un parcours de vie, d'un destin individuel.
Tout le film doit avoir une forme rigoureuse qui doit dire le sort du peuple tout entier et que ses hérauts, oublieux d'eux-mêmes s'expriment naturellement au nom de tous, considérant comme dépourvue d'intérêt, pauvrement anecdotique la question de leur survie. Ils auraient dû mourir eux aussi. Lanzmann les considèrent alors comme des "revenants" plutôt que comme des survivants.
Faire témoigner les bourreaux va être une entreprise presque impossible. Il s'agit d'abord pour le réalisateur et son équipe de retrouver les tueurs dans l'Allemagne de l'Ouest des années 70, il trouvera un certain appui parmi les Autorités judiciaires allemandes chargées de la recherche et du jugement des criminels de guerre. Il obtiendra des adresses qui s'avéreront toutes périmées. Lanzmann se transformera alors en chasseur de nazis. La traque et le tournage dureront plusieurs années.
Convaincre les tueurs de témoigner devant une caméra va ainsi s'avérer être une entreprise hasardeuse et de longue haleine. Sur les six bourreaux qui témoignent dans le montage final, trois témoignent volontairement face à l'équipe de tournage et à la caméra. Les trois autres sont filmés et enregistrés à leur insu avec une caméra cachée.


LA PLACE DE LA POLOGNE DANS SHOAH VUE PAR LANZMANN

A ce stade de l'écriture du film, il n'est pas question pour le cinéaste d'aller tourner en Pologne. Un refus profond lui interdisait d'entreprendre ce voyage. Il pensait qu'il n'y aurait là-bas rien à voir, rien à apprendre, et que si la Shoah existait quelque part, c'était dans les consciences et les mémoires, celles des survivants, celles des tueurs, et qu'on pouvait en parler aussi bien de Jérusalem que de Berlin, de Paris, de New York, d'Australie ou d'Amérique du Sud.
C'est en travaillant avec Simon Srebnik et Michael Podchlebnick les deux survivants de Chelmno, où 400'000 juifs furent assassinés par l'oxyde de carbone des moteurs des camions que Lanzmann commença à changer d'avis sur la nécessité d'un voyage en Pologne pour y mener l'enquête sur les lieux du crime des Allemands. Il manquait de la connaissance objective des lieux pour interviewer Srebnik. Ce dernier avait été déporté à l'âge de 14 ans avec sa mère à Chelmno. Elle fut gazée à son arrivée et lui avait été exécuté d'une balle dans la nuque dans la nuit du 18 janvier 1945, deux jours avant l'Arrivée de l'Armée soviétique. La balle, par miracle, n'avait pas touché les centres vitaux, il survécut.
L'obligation du voyage en Pologne s'imposait de plus en plus à l'esprit de Lanzmann. Il lui semblait impossible de comprendre Srebnik et de se faire comprendre de lui sans avoir vu Chelmno. En effet les bribes qu'il recueillait avec Srebnik étaient les souvenirs fragmentés d'un monde éclaté, à la fois dans la réalité et par la terreur qu'il lui avait inspirée. Le premier voyage ne permit pas de trouver une solution au blocage dans l'écriture. Mais de découvrir les lieux du supplice, le décor de l'horreur permet à Lanzmann de trouver un langage commun avec Srebnik.
C'est alors au cours de cette conversation, en Israël, à son retour de Chelmno et des échanges que permettaient les dessins des lieux que Srebnik lui livra l'histoire de la barque, du garde SS et du chant sur la rivière Ner. Lanzmann lui demanda aussitôt de chanter comme il le faisait alors et sa voix mélodieuse interpréta pour Lanzmann le chant qu'elle interprétait pour le bourreau SS. C'est à cet instant que le cinéaste nous dit avoir compris, avoir su que l'homme qui chantait là reviendrait avec lui à Chelmno, qu'il le filmerait chantant sur la rivière Ner et que ce serait là l'ouverture, la séquence inaugurale de son film.
Je stoppe ici ces notes de lectures sur la genèse et l'écriture de Shoah par Lanzmann et je livrerai mes commentaires les concernant après avoir rédigé la deuxième partie de mes notes de lectures sur les péripéties des relations entre Lanzmann et tous ses interlocuteurs polonais.

Tout de suite la suite.
Bien à vous, Barbara. Philip Seelen



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A l'attention de Barbara de la part de Philip Seelen

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SUITE :
MES NOTES DE LECTURE DES MEMOIRES DE CLAUDE LANZMANN : "LE LIEVRE DE PATAGONIE".


Voici la suite de mes notes de lecture du chapitre XX au sujet des relations du cinéaste français avec la Pologne, son histoire, son peuple et ses contemporains, au cours du tournage de Shoah en Pologne et des péripéties de sa diffusion.
Mes notes sont prises en relation, entre autres, avec le compte rendu par Barbara de l'article d’ Anna Bikont paru en 1997 dans Gazeta Wyborcza, à l'occasion de la diffusion de Shoah en version intégrale sur Canal Plus Pologne.

1978, LES PREMIERS TOURNAGES EN POLOGNE

"""Ainsi je ne voulais pas aller en Pologne. J'y débarquai plein d'arrogance, sûr que je consentais à ce voyage pour vérifier que je pouvais m'en passer et de revenir rapidement à mes anciens tricots. En vérité, j'étais arrivé là-bas chargé à bloc, bondé du savoir accumulé au cours des quatre années de lectures, d'enquêtes, de tournage (...) j'étais une bombe, mais une bombe inoffensive : le détonateur manquait. Treblinka fut la mise à feu. (...)
(...) Treblinka devint vrai, le passage du mythe au réel s'opéra en un fulgurant éclair, la rencontre d'un nom et d'un lieu fit de mon savoir table rase, me contraignant à tout reprendre à zéro, à envisager d'une façon radicalement autre ce qui m'avait occupé jusque-là, à bousculer ce qui m'était apparu le plus certain et par-dessus tout à assigner à la Pologne, centre géographique de l'extermination, la place qui lui revenait, primordiale.
Treblinka devint si vrai  qu'il ne souffrit plus d'attendre, une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserais désormais de vivre, s'empara de moi, il fallait tourner, tourner au plus tôt, j'en reçus, ce jour là le mandat. """ (Mémoires, p.492-493)
Lanzmann raconte alors sa découverte de Treblinka et des villages alentours. "Mais de juillet 1942 à août 1943, pendant toute la durée de l'activité du camp de Treblinka, alors que 600'000 juifs y étaient assassinés, ces villages existaient !" (p.491) Le cinéaste se livre à un décompte du temps implacable : " (...) un homme de soixante ans en 1978 en avait vingt-quatre en 1942 et qu'un autre de soixante-dix était alors dans la force de l'âge. Un gamin de quinze ans atteignait aujourd'hui la cinquantaine."
"Il y avait là pour moi une découverte bouleversante, comme un scandale logique : je l'ai dit, la terreur et l'horreur que la Shoah m'inspirait m'avaient fait rejeter l'événement hors de la durée humaine, en un autre temps que le mien, et je prenais tout à coup conscience que ces paysans de la Pologne profonde en avaient été au plus proche les contemporains." (p.491)
"Treblinka existait ! Un village nommé Treblinka existait. Osait exister. Cela me semblait impossible, cela ne se pouvait. J'avais beau avoir voulu tout savoir, tout apprendre de ce qui s'était passé ici, n'avoir jamais douté de l'existence de Treblinka, la malédiction pour moi attachée à ce nom portait en même temps sur lui un interdit absolu, d'ordre quasi ontologique, et je m'apercevais que je l'avais relégué sur le versant du mythe ou de la légende. La confrontation entre la persévérance dans l'être de ce village maudit, têtue comme les millénaires, entre sa plate réalité d'aujourd'hui et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes ne pouvait être qu'explosive." (p.491-492)
Lanzmann s'indigne, observe, déduit. La proximité des habitants avec le camp d'extermination le subjugue. Comment vivre avec les odeurs pestilentielles de la putréfaction des corps suppliciés et de l'incinération dans des fosses en plein air des corps extraits des chambres à gaz, comment vivre, aimer, faire l'amour, manger dormir avec ces odeurs monstrueuses ?
"Le voyage en Pologne m'apparaissait au premier chef comme un voyage dans le temps (...) le 19ème siècle existait là-bas, on pouvait le toucher. Permanence et défiguration des lieux se jouxtaient, se combattaient, s'engrossaient l'une l'autre, ciselant la présence de ce qui subsistait d'hier d'une façon peut-être plus aiguë et déchirante. L'urgence soudain me pressait incroyablement. Comme si je voulais rattraper toutes ces années perdues, ces années sans Pologne." (Mémoires, p.494)
Découverte des lieux du crime allemand, découverte des habitants polonais, découverte des manigances, des trafics et des complicités en tout genre pour s'approprier les biens et les richesses des juifs, découverte de vérités inimaginables. Les trains, les locomotives, les wagons, les voies, les aiguillages, les cheminots, les aiguilleurs, les rampes, les charniers, les stèles, l'approvisionnement des SS, des tueurs et de leurs auxiliaires par les paysans du coin. L'enrichissement d'une partie de la population locale grâce à la présence de l'économie et de l'usine à produire la mort.
Pour les autorisations de tournage en Pologne communiste Lanzmann s'adressa à Varsovie aux autorités concernées. Il rédigea un mémorandum dans lequel il exposa ses intentions, les lieux, le temps de tournage. """(...) il commençait ainsi : " La Pologne est le seul pays où l'on peut voir sur les routes des pancartes fléchées indiquant : "Obuz zaglady", ce qui signifie "camp d'extermination". Bref mon film serait à la gloire de la Pologne et ferait justice des mauvaises images et des préjugés anti-polonais. Je mentis quand il le fallait, comme il le fallait.""" (p.499)
" Je fus autorisé à tourner en Pologne, sous surveillance : une sorte de délégué espion du ministère de la Sécurité intérieure assistait à tout. Au début tout au moins car il se découragea assez vite, supportant mal les fatigues du tournage (...)" (p.500) Lanzmann le corrompt avec de l'alcool.

LE PROBLEME DES INTERPRETES

Marina Ochab, la première interprète était la fille d'Edward Ochab, ancien Président du Conseil d'Etat au temps de Gomulka chassé des hautes sphères du pouvoir communiste lors des purges de 1968. De mère juive elle était noiraude aux yeux très noirs, "" (...) et à l'instar de ma mère (c'est Lanzmann qui écrit) son nez la désignait immanquablement comme juive". (p.489) Marina était ignorante du sort des trois millions de Juifs polonais, elle ne connaissait pas Treblinka, Chelmno, Sobibor, Belzec, les hauts lieux de la mort juive en Pologne, ni même Auschwitz et les campagnes adjacentes à tous ces lieux. Elle ne connaissait que le sort des "victimes du fascisme", "catégorie très prisée dans le monde communiste" pour désigner toutes les victimes des camps nazis.
Marina était un obstacle dans ce que Lanzmann appelle la "recherche du vrai" en Pologne. " Je lui exposai avec une brutale franchise que son beau visage était trop sémite pour que les Polonais parlassent librement devant elle. Elle acquiesça. Je la remplaçais par Barbara Janicka, de vraie souche catholique, merveilleuse interprète qui me posa pourtant d'autres problèmes." (Mémoires. p.500)
A plusieurs reprises la nouvelle interprète voudra quitter le tournage, trop au fait sur les intentions réelles du cinéaste. Janicka doit rendre des comptes et elle ne saurait mentir à ses patrons de l'Autorité de surveillance polonaise. Lanzmann réussit à chaque fois à la retenir, plaidant la pureté de ses intentions.
Pour continuer, tout en apaisant les tourments de sa conscience, """elle prit le parti de tout adoucir, autant la droiture de mes questions que la violence, quelque fois incroyable, qui s'exprimait dans les réponses polonaises. Lorqu'ils parlaient des juifs, les Polonais disaient presque toujours "Jydki", à connotation péjorative, qui signifie à peu près "petit youpin". Elle traduisait par "juif", qui se dit "Jydzi" et qui n'était quasiment jamais utilisé.""" (p.500)
Puis Lanzmann la prit plusieurs fois (...) "...en flagrant délit d'édulcoration. Alors elle ne trichait plus et se laissait elle-même emporter par la violence de l'exactitude avec une sorte de joie mauvaise qui semblait affecter chacun des propos qu'elle traduisait d'un " Tu l'as voulu, eh bien voici !", y ajoutant comme un coefficient d'adhésion personnelle." (p.501)


LE CONTRAT AVEC KARSKI

Lanzmann nous parle longuement de ses rapports avec Karski. " J'avais accepté ce que Karski me demandait : selon la coutume américaine, il voulait être payé. Nous signâmes donc un contrat aux termes duquel il s'engageait à ne paraître dans aucun film (ni aucune émission de télévision) tant que mon film ne serait pas sorti. Il avait en revanche le droit de délivrer autant d'interviews orales qu'il le souhaiterait, d'écrire tous les articles ou livres dont il aurait le désir." (Mémoires. p.511)
Mais le tournage et le montage s'avéraient nettement plus longs que ne l'avait prévu le cinéaste. Karski ne comprenait pas pourquoi il s'était soumis à un contrat léonin, sans échéance précise. Lanzmann sut se montrer convainquant pour faire patienter ce témoin unique de l'histoire de la Shoah en Pologne. La tension entre les deux hommes alla en s'intensifiant. Mais la première projection à laquelle Karski assista à Washington, l'enthousiasma au point de ne cesser d'écrite à Lanzmann pour battre sa coulpe.
Karski fut un des plus fidèle supporter du film et de Lanzmann, les deux hommes passèrent 3 jours inoubliables à Jérusalem pour la première du film en Israël.


LES REACTIONS POLONAISES A LA SORTIE DU FILM

"Je n'avais jamais considéré Shoah comme un film anti-polonais, il y avait parmi les paysans protagonistes du film, des hommes que j'aimais et respectais, même si d'autres étaient de franches crapules. Quant à l'anti-sémitisme polonais, je ne l'avais pas inventé, les paroles proférées par certains villageois de Treblinka ou de Chelmno avaient de quoi faire frémir, mais je ne les avais pas sollicitées, ils s'exprimaient avec le plus grand naturel et j'avais beaucoup de mal à croire ce que j'entendais." (Mémoires,p.513)
Dès les premières projections Lanzmann doit faire face aux critiques qui admiraient son film, mais dans le même temps lui reprochaient d'être injuste envers les Polonais, de na pas montrer tout ce qu'ils avaient fait pour sauver les juifs. Dans le même temps le réalisateur est contacté par Lew Rywin directeur de l'Agence Pol Tel qui se porte acquéreur pour les droits de Shoah en Pologne. Mais il désire visionner le film et demande une copie video qui lui est envoyée par Lanzmann. Lew Rywin rappela le cinéaste français et lui fixa un rendez-vous confidentiel à Paris.
L'homme se présente comme le représentant personnel de Jaruzelski et se dit en son nom en mission officielle-officieuse. Il annonce à Lanzmann que la plupart des dirigeants communistes polonais sont violemment contre le film et exigent une enquête pour découvrir les complicités polonaises qui ont permis le tournage en Pologne même d'un film portant atteinte à l'honneur de toute la nation. Seul parmi les responsables, Jaruzelski soutient le film. "Il n'a pas vu le film dans sa totalité, mais lui a consacré plusieurs heures de la plus sérieuse attention . "Shoah ne ment pas, dit le général, c'est un miroir promené sur les routes de Pologne et il réfléchit la vérité." (Mémoires, p.517). L'agent spécial du général explique à Lanzmann le fin du fin des luttes de pouvoir entre communistes en Pologne et lui suggère d'attendre la réunion du comité central qui doit se tenir en octobre, et qui doit décider qui de Jaruzelski ou d' Olchowski devait sortir vainqueur du bras de fer en cours.
Lew Rywin avait préparé une version écourtée de Shoah, qu'il avait fait monter à Varsovie par ses propres soins, à partir des cassettes video fournies par Lanzmann, en prévision de la diffusion à la Télévision polonaise. Bien sûr ce montage trahissait complètement le film de Lanzmann et celui-ci furieux interdit tout usage public de ce montage ridicule.
Deux mois plus tard, Jerzy Urban, porte parole du gouvernement polonais tenait une conférence de presse pour annoncer qu'un accord avait été trouvé avec Lanzmann et que le film allait être diffusé à la Télévision. La proposition du gouvernement de Jaruzelski était la suivante : " Shoah serait projeté intégralement dans deux salles de la périphérie varsovienne. En échange de quoi, j'autoriserais la diffusion du film de Lew Rywin à la télévision polonaise, pour une date à discuter." (Mémoires,p519). Mis publiquement devant le fait accompli, lassé par toutes ces manoeuvres, ne possédant ni les moyens financiers, ni les outils légaux et juridiques pour s'opposer à cette manoeuvre, Lanzmann baisse les bras, ne donne aucune réponse et laisse la partie polonaise agir comme elle l'entend.
C'est le même Lew Rywin, qui en 1997, devenu directeur de Canal Plus Pologne, et co-producteur de "La Liste de Schindler" de Spielberg, négocia à Paris avec Lanzmann les droits pour une diffusion intégrale.
Barbara, je m'arrête ici, je ferai plus tard une note sur le jugement de Lanzmann abrupt et inexpliqué, mais justifié par le cinéaste français avec une anecdote sur le tournage de Shoah, impliquant le maire de Chelmno, jugement qui condamne l'antisémitisme qu'exprimeraient certaines scènes de "La terre de la grande promesse" de Wajda.
Mes réflexions sur ma lecture des mémoires de Lanzmann, sur Shoah et sur les questions que vous soulevez vont suivre. Bien à vous.
Philip Seelen



******


A Barbara et A Bertrand, de la part de Philip Seelen



A PROPOS DE SHOAH : MES CERTITUDES ET MON QUESTIONNEMENT.

Avons-nous vu, tous les trois, le même film ?

Telle est la question que je me pose en relisant nos échanges depuis qu'à leur début j'ai évoqué les scènes de Shoah avec les paysans barreaux.jpgPolonais de Grabow, Chelmno, Treblinka et que la scène avec le mécanicien de locomotive a été évoquée alors par Bertrand, puis par Barbara.
Faisons-nous la critique d'un film exceptionnel, extraordinaire par son thème et sa durée, Shoah ou celle d'un homme, écrivain, cinéaste, créateur, juif, français, résistant, progressiste, ami si proche des existentialistes, journaliste, rédacteur de Temps Modernes, anticolonialiste et défenseur de l'existence d'Israël ?
Je crois qu'il est impossible de mélanger les deux démarches bien qu'elles soient liées. Car Shoah est un film sur le génocide des juifs réalisé par un juif, du point de vue des juifs et celui-ci le revendique haut et fort comme tel.
Shoah n'est donc pas un documentaire qui se voudrait objectif, historique ou scientifiquement exact. Il ne peut être analysé et critiqué comme tel. Shoah est le film d'un auteur et cinéaste, Claude Lanzmann, sur l'assassinat de 6 millions de juifs. Les Mémoires du cinéaste, dont je vous ai apporté ici des passages que je juge comme essentiels pour bien comprendre la complexité du personnage, le film lui-même ne laissent aucun doute la dessus.
Personne ne critique ou ne met en doute les témoignages et les scènes qui impliquent les tueurs allemands et les survivants juifs des camps de la mort. Personne. Oui. Il y a ceux qui refusent de les voir, qui refusent d'être confrontés à nouveau à l'horreur, mais ce refus ne relève pas de la critique mais d'un choix intime et personnel d'être spectateur ou non de Shoah.
Quand Barbara a écrit qu'elle avait quitté la salle avant la fin des séquences tournées en Pologne, suite à certaines scènes, à certaines traductions, aux questions que Lanzmann posait aux témoins polonais qui avaient vécu cette époque, sans préciser si elle avait finit par regarder ce très, très long film en entier, j' en ai été sincèrement peiné. Bien sûr c'est son choix. Bien sûr elle explique plus loin dans nos échanges le dialogue qui lui a fait quitter la salle :
" Autant dire que les catholiques ne l'intéressaient que comme figures de coupables de l'extermination des Juifs et qu'il a fait passer sa thèse en se servant des paysans polonais, dont il charge la barque de façon démesurée, par le moyen de la séquence au sortir de l'église de Chelmno, même si un des interviewés qui fait figure d'"intellectuel catholique" de service, qui, lui, passe très bien l'écran pour les besoins de la démonstration, a ce petit échange avec Lanzmann dans Shoah:
Lanzman: Donc il pense que les Juifs ont expié pour la mort du Christ?
Traductrice: Il... Il ne croit pas, et même il ne pense pas que Christ veuille se venger
Je pense que c'est ce tout petit détail dans cette très longue séquence qui m'a mis dans une telle fureur que je suis sortie du cinéma avant la fin de la séance, en pensant: "OK, je crois que ce n'est pas la peine d'attendre la fin de la séance pour sortir. J'ai compris le message: les Polonais sont coupables de l'extermination des Juifs. Merci Monsieur Lanzmann pour vos explications!"

C'est cette "fureur" et sa cible, Barbara, que je ne comprends pas.

Comment ce film consacré à la Shoah, dont les éléments de preuves à charge contre les seuls et véritables bourreaux sont tels qu'ils sont irréfutables, comment ce film a-t-il pu provoquer chez vous une fureur contre le film lui-même, au point de refuser d 'en être plus longuement spectatrice, et non une fureur dirigée contre les bourreaux organisateurs du génocide.
Pourquoi les scènes des témoins juifs, des rescapés des camps de la mort, ces scènes qui provoquent effroi, horreur et compassion chez tous les spectateurs, pourquoi ces scènes là vous vous êtes condamnée à ne pas les voir ? Comment alors nos échanges pourraient-ils avoir un sens ?
Car jamais jusqu'ici dans nos échanges vous n'avez une seule fois évoqué les 6 autres heures du film.
Pourquoi réduire Shoah à une controverse religieuse, patriotique ou sociologique ? Ce que ce film est à mille lieux d'être.

Et toi Bertrand tu affirmes que :

" A ce titre, le film de Lanzmann m'était apparu, dès le début, comme entaché d'une certaine intention. Et il a frappé fort dans les consciences.
J’ai découvert, au jour le jour en vivant ici, encore plus l’affreuse inexactitude de certains témoignages distribués en pâture facile et sous l'étiquette bien sérieuse de "document historique". La fameuse image du conducteur de locomotive polonais manœuvrant son train à l’entrée de Treblinka, la tête démesurément extirpée de son engin, a participé, sciemment ou non, à une immonde confusion.
Tout ça pour dire combien ce peuple, en plus d’être martyrisé, a été calomnié, comme si l’ouest voulait se déculpabiliser d’une certaine et coupable défaillance à son égard.
L’horreur consiste, parfois et en filigrane, à vouloir amalgamer le bourreau et le billot, d’où le titre de mon texte.."

Plus loin Bertrand tu précises encore dans le même sens :

"Barbara, je partage votre point de vue quant à Lanzmann , aux moyens utilisés et aux buts poursuivis, indignes d'un artiste à moins qu'il ne se propose de falsifier son propos, ce qui l'exclut du domaine de l'art.
Je me souviens aussi de Télérama présentant cette photo lors de la diffusion de Shoah avec un commentaire on ne peut plus ambigu. »

Quant à moi, je ne peux partager tes propos unilatéraux et sans appel sur Shoah et sur Lanzmann et je me demande si nous avons vu nous aussi le même film ?

Bien à vous. Philip Seelen



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Barbara à Philip, en réponse  à la suite du compte-rendu du livre de Lanzman,

Pour ce qui est de la projection du film en version intégrale à Varsovie en 1986, ce ne fut pas dans un cinéma de la périphérie, mais en plein centre ville au cinéma Muranow. A l'époque Le Monde avait publié l'information. Bikont, qui est allée le voir  au Muranow,  précise qu'il a été projeté dans plusieurs villes.
Très peu de gens sont allés voir l'intégrale: pour Varsovie, Le Monde signalait la présence des grandes figures de l'opposition de l'époque. Mais il faut préciser qu'à cette date-là, le public susceptible d'être intéressé par le film intégral était très occupé à survivre (on était  toujours à l'époque des tickets de rationnement) et  faire à tout le travail d'opposition clandestine.
Le fait que la première traductrice ait été la fille d'Ochab m'explique les raisons pour lesquelles, d'après ce que Lanzmann a dit à Janicka, elle avait peur de s'adresser aux gens dans la rue.  Parce qu’on la reconnaissait comme juive  en raison de son profil sémite, comme le suggère Lanzmann, ou en raison du fait qu'elle devait être consciente des luttes de pouvoir qui ont valu à son père d'être écarté après 1968 et des interdits politiques dont était entouré le sujet de l’extermination des Juifs dans tout le bloc soviétique, avec une  rigueur renforcée après 1968 en Pologne ? Pour moi, le doute sur la sincérité de Lanzmann est permis. Précisons que Edward Ochab a, pour une fois, fait preuve de courage dans sa vie  de dirigeant politique communiste, premier secrétaire du parti de 1953 à 1956 qui à l’époque s’était inventé une posture de distance à l’égard du stalinisme qu’il l’avait pourtant  fidèlement soutenu jusqu’en 1953, et qu’il a sacrifié ses   fauteuils d’homme de pouvoir capable de s’accommoder de tout, en protestant contre la campagne antisémite de 1968.
Je note la différence entre "question droite" pour Lanzman et "question agressive" pour la traductrice. Pour le "zydki", j'avoue que moi-même j'ai été très étonnée de l'entendre cet été, alors que j'essayais de trouver d'éventuels papiers familiaux, dans la bouche d'une archiviste d'une minuscule ville de province tout à fait typique de ces bourgades de marché paysan où, avant 1939, la moitié ou plus de la population était juive.
Mais il faut se rendre compte que la population juive se distinguait de la population polonaise par la langue et par la tenue, surtout pour les hommes d'après ce qu'on voit sur les photos, puisqu'il y a de plus en plus d'albums de photos publiés actuellement. Et le syndrome de la culture de l'altérité était sans doute renforcé par le fait que cette population juive était pour moitié une population de gens venus de l'Est: Biélorussie et Lituanie, à la fin du 19ème siècle et encore au début du 20ème siècle, après les décrets d'abolition du servage et d'émancipation des Juifs dans l'empire russe. De surcroît avant 1939, la Pologne rurale des territoires qui avaient été rattachés à l’empire russe était terriblement arriérée : dans les zones de l'Est, où ont été installés les premiers camps d'extermination des Juifs avant que les nazis   ne mettent en fonctionnement Auschwitz, le taux d'analphabétisme chez les adultes était  très important, car le vrai travail de scolarisation systématique des campagnes n’avait commencé que dans la période 1918-1939. L’appellation « Polska B », utilisée par Bertrand dans ses billets, est née dans la période 1918-1939 pour opposer l’Est (Polska B) à l’Ouest  (Polska A) où l’industrialisation avait  commencé.
Tout ceci explique aussi pourquoi les nazis ont pu trouver des clients polonais pour profiter des miettes du pillage qu'ils ont effectué dans les maisons juives. Quant aux trafics liés au fait que ces usines de fabrication de la mort avaient du personnel masculin à l'intérieur dont Lanzmann ne parle guère dans son film, la presse polonaise en a donné des échos, puisque l'extradition de Demaniuk, bourreau de Treblinka, a fait l’objet d’articles de fond sur la période de la guerre. Krzysztof Pruszkowski m'a signalé un article de Wyborcza qui traite de la nombreuse descendance que Demaniuk a laissé en Pologne. Je l'en remercie, car il avait échappé à mon attention.
Pour le silence de Lanzmann sur ces aspects-là des bourreaux des camps d'extermination, Bikont pense que la fascination de Lanzmann par l'URSS explique beaucoup de choses. Elle lui a demandé pourquoi il n'a pas cherché à aller à Babi Jar. Il a répondu par une pirouette: "on me cherche des noises". Et il refuse l'idée que les Polonais pendant la guerre étaient coincés entre deux totalitarismes.
Bikont, dont je précise que son grand sujet de reportages et interviews est la question juive en Pologne, nous présente un Lanzmann qui est un mixte de justicier juif qui rend la Pologne catholique responsable de l'extermination des Juifs et de personne qui en 1997 était encore loin d'avoir fait le deuil de ses illusions prosoviétiques. Elle donne quelques citations de sa discussion avec lui qui mettent en évidence une radicale impossibilité de rapprocher les points de vue. Et décidément la version que Lanzmann donne de ses relations avec Karski me donne à penser qu'il faudrait que j'aille vérifier ce que Karski écrit dans le texte qu'il a écrit pour Zeszyty Historyczne. Pourquoi une telle insistance sur les contrats de la part de Lanzmann ? S’agirait-il de détourner l’attention du lecteur du vrai problème?
Bref Shoah, un grand film assurément, mais qui ne manque pas de paradoxes et qui est bien révélateur de l’époque où il a été produit. En 2004, Guillaume Moscovitz a fait un film sur Belzec que les Polonais pourront voir sans avoir les mêmes réticences que face à Shoah.

 

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Barbara à Philip, en réponse aux questions qui me sont adressées

tunnel.jpgIl est bien évident qu'après ma première fureur, j'ai vu le film en entier. Et j'ai trouvé que, au total, Shoah était un très grand film, malgré ses défauts.
Quant à ma première réaction, elle s'explique par le fait qu'avant d'aller voir Shoah, j'avais vécu   l'expérience de ces questions rhétoriques sur le taux d'antisémitisme que contenait le lait maternel que j'avais sucé dans mon enfance, dans lesquelles  on attendait de moi que j'avoue  au moins les péchés de mes parents. Expérience un peu rude, quand  on n'est pas dans la norme attendue et qu’on est écouté avec un air de profonde  incrédulité.
N'oubliez pas qu'à l'époque où le film est sorti, la certitude que les Polonais étaient complices de l'extermination des Juifs et que la Pologne a été choisie comme territoire d'extermination pour tous les Juifs d'Europe en raison de ses sympathies pour les nazis était une sorte de dogme en France, pour les gens qui se posaient la question. Ce n’était que le résultat du fait que pendant des années et des années, il y a eu des combats d’arguments entre les Juifs des USA et  les réfugiés politiques polonais. Mais comme les Polonais n’avaient pas d’outil de propagande  bien puissant, ils ont été perdants dans la guerre des lobbies aux Etats-Unis pendant toute cette période. Ce dogme, Lanzmann était loin d'en être exempt à l'époque où il a fait le film. Il semble gommer cet aspect de son évolution dans son autobiographie. Mais c'est bien ce dogme qui explique qu'il y ait dans Shoah ces deux séquences: celle avec les habitants du village de Grabow qui se situe à une quinzaine de kilomètres de Chelmno et ne présente d’intérêt que par l’architecture de la bourgade  juive qui s’y est particulièrement bien conservée (pour ma part, j’ai vu la même architecture à Siedlce vers 1980), ainsi que la séquence à Chelmno, au moment une procession sort de l'église.
A l'époque de l'entretien avec Anna Bikont, on voit que Lanzmann en est à une période où il commence à tempérer légèrement, au point qu’Anna Bikont lui dise, alors qu'il émet  un mot de compassion à propos d'un Polonais dont le champ jouxtait le camp de Treblinka: "Cela, vous ne l'aviez jamais dit jusqu'à présent." Or l'entretien avec ce paysan dans Shoah commence par un "Alors, donc, il était aux premières loges pour voir tout ça, là-bas?" dont l'agressivité ne m'avait pas échappé.  Ce que Lanzmann  n’avait jamais dit jusqu’en  1997  est le propos suivant : « Personne ne naît héros. Ces gens étaient impuissants. Si j’étais né paysan dans les environs de Treblinka, je me serais sans doute comporté comme eux.»
Pour la séquence du machiniste, personnellement,  je ne l'avais  pas ressentie comme agressive quand je l'ai vue,  parce que je comprenais bien ce que  disait  Gawkowski et ce que pouvaient être les motivations personnelles d’un homme détruit par son affreuse expérience. Mais quand j'ai vu comment les spectateurs français lisaient cette séquence, j'ai été effrayée de ses conséquences.
Quant aux questions religieuses et sociologiques, elles sont extrêmement importantes pour le cas polonais dans l'histoire de la Shoah, car c'est près de la moitié des Juifs d'Europe qui vivaient en Pologne en 1939. Ceci s'explique par la présence juive séculaire, mais aussi par un mouvement de migration vers l'Ouest des Juifs de l'empire russe qui a été l'effet de l'émancipation des Juifs en 1863. Le résultat en a été que sur les terres polonaises, de 1863 à 1918, la population juive, dans les villes polonaises de l'empire russe (qu’elles soient grandes villes ou petites bourgades de marché paysan), a doublé, voire triplé. Au fur et à mesure que je progresse dans mes lectures sur l'histoire des Juifs de Pologne, je m'aperçois que c'est un point d'histoire extrêmement important, car les mouvements de migrations, qu’ils soient polonais ou juifs, ont été stoppés à partir de 1929 d’une part par l’arrêt de l’immigration aux USA et d’autre part par le fait que l’Europe de l’Ouest arrivait à grand peine à absorber les gens qui ont fui Hitler en Allemagne puis en Autriche.
Sur cette question, selon moi très importante, je n'ai toujours pas vu de livre en Français qui soit d’une objectivité satisfaisante. Il y a eu un colloque sur "Juifs et Polonais" en 2004 à la Bibliothèque Nationale qui a fait un peu bouger les lignes des représentations de l'histoire et dont le résultat vient d'être publié. Et quelle  ne fut pas la surprise pour le public qui était venu nombreux d'apprendre que les Polonais avaient aidé les Juifs. Une vraie révolution dans les esprits des personnes dont les ancêtres étaient venus de Pologne avant 1939 ou après 1945 ! La Bibliothèque Polonaise de Paris  organise également un colloque qui se terminera par une intervention du président du CRIJF ces jours prochains. Mais, à mes yeux, les publications actuelles en langue française n’ont pas épuisé toutes les questions qui me semblent devoir être traitées pour expliquer toutes les spécificités de la Shoah en Pologne, sans doute en raison du fait que les historiens polonais ne sont pas conscients du poids des ressentiments à l’égard de la Pologne d’avant 1939 qui se transmet dans les mémoires juives en France.
Si tout cela était connu, ni Krzysztof Pruszkowski, ni notre ami Zbigniew qui intervient dans les commentaires, ni moi, nous ne serions lassés par la nécessité d'expliquer, ré-expliquer et expliquer encore.


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A l'attention de Barbara de la part de Philip Seelen

Vos arguments, Barbara, développés dans vos deux dernières interventions me permettent de très bien comprendre vos critiques et votre attitude à l'égard de Shoah, même si je ne partage pas toutes vos formulations. Mais cette dernière remarque est dans le propos qui nous lie totalement secondaire. Les mémoires de Lanzmann apportent aussi des éléments illustrant la relation âpre, unilatérale et parfois méprisante, basée sur une vision préconçue et étriquée de l'histoire de la communauté juive de Pologne et des liens ancestraux de celle-ci avec le peuple et les élites polonaises que le cinéaste semble cultiver au-delà de l'histoire réelle.
Le cinéaste a entretenu et semble entretenir encore avec la Pologne, son peuple et son histoire, une relation basée sur certains clichés typiques d'une gauche européenne accrochée à une vision nostalgique, erronée et figée du socialisme réel, vision qui ne tient aucunement compte de l'histoire tragique de cette nation au 20e siècle.
Lanzmann maintient un silence radio absolu sur la longue dictature communiste dont nous nous sommes tous réjouis de la chute en 1989. Il ne parle jamais du pays réel qu’il visite et dans lequel il réalise son film. Il semble rester fixé sur une série de traits qui fige sa vision d’un monde transcendantal servant uniquement à illustrer son film, Shoah, ce qui est la seule chose qui lui importe alors.
C'est d'ailleurs cette relation unilatérale du cinéaste français avec le monde polonais qui provoque encore et toujours, et ce plus de 20 ans après la sortie du film, un profond malaise chez la plupart des spectateurs et des critiques, qu'ils soient polonais ou non, de l'oeuvre de Lanzmann.
Barbara, merci pour la qualité de vos échanges sur une question aussi sensible que celle sur laquelle nous venons d'échanger longuement.

Cordialement. Philip Seelen



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A Philip,

Pour moi, la composition sociologique de la Pologne de la période 1918-1939 était une structure sociologique porteuse d'un conflit ethnique potentiel, selon le schéma classique qui a généré les conflits ethniques dans le monde que nous avons connu après 1945. Or quand on invite Lanzmann à des colloques qui traitent de la Shoah sous l'angle de la recherche des analogies et des différences de la Shoah avec les conflits ethniques connus, il refuse, considérant que c'est une hérésie.
Il me semble que Lanzmann entretient  une relation à sa judéité qui l'empêche de réfléchir. Et surtout, pour un défenseur d'Israël, il en connait fort mal l'histoire. Car les publications polonaises de l'après 1989 m'ont appris que c'est le Polonais Ksawery Pruszynski, un pilsudskiste dans la Pologne d’avant 1939 et un auteur de reportages qui méritent d'être lus par tous les historiens du monde qui étudient la période historique 1918-1939, qui présidait la commission de l'ONU qui devait établir la charte de constitution de l'Etat d'Israël. Le point sur lequel il travaillait était la recherche d'une règle de répartition des populations juives et palestiniennes qui permette d'éviter une structure sociologique analogue à celle qui avait existé en Pologne de 1918 à 1939  et dont il connaissait par expérience  les effets désastreux. Malheureusement, les fondateurs de l'état d'Israël ont proclamé leur état avant que la commission n'achève ses travaux.
Et la conséquence est un pétrin inextricable. Si l'expérience polonaise avait pu porter ses fruits, qui sait?, le conflit israélien aurait peut-être été fortement atténué.
Je ne vous demande pas de préciser les justifications que Lanzmann donne à sa critique de « La Terre de la grande promesse » de Wajda, car ce que vous avez dit sur le lien qu'il établit avec le repas chez le maire de Chelmno m'a éclairée. En effet, Bikont précise que Lanzmann  a été furieux de découvrir qu'à la sortie des ripailles chez le maire, on lui a présenté une facture de 100 dollars. Bref, ce maire était à l'évidence un communiste à la polonaise tout à fait dans la norme moyenne: un esprit étriqué bourré de préjugés, mangeant à tous les râteliers : celui de l'Eglise et celui du parti, et fasciné par l'odeur de l'argent.  Mais en déduisant de cette désagréable expérience que tout ça nous conduit à l’antisémitisme de Wajda, Lanzmann se contente d’enfiler une succession de clichés qui  ne peut que semer le doute sur  la qualité de sa réflexion.
Car Wajda, dans « La Terre de la grande promesse », ne fait qu’une transposition  d’un roman de Reymont, le Zola polonais, qui a eu le prix Nobel de littérature, après son roman « Les paysans ». Et ce que d’ordinaire le spectateur  polonais retient  du film de Wajda, c’est que le personnage le plus crapuleux des trois crapules qui se sont acoquinées pour faire fortune à Lodz n’est  ni le Juif, ni l’Allemand, mais le Polonais ! Ce que montre « La Terre de la grande promesse » est le début d’une mutation de la société polonaise traditionnelle qui se poursuivait lentement jusqu’en 1939 et la  transformation du hobereau polonais en  industriel. Et il n’y a aucun doute sur le fait que les transformations économiques sont venues d’Allemagne en Pologne et que les Juifs vivant sur les territoires polonais s’y sont adaptés plus vite que les hobereaux polonais.
Certes,  Lanzmann   essaie de nous faire croire que son film n’est pas anti-polonais.  Mais  à la sortie de Shoah,  Libération titrait : « La Pologne au banc des accusés ».  Si bien que ces tentatives m’amènent à émettre l’hypothèse que Lanzmann  a   du être bien surpris qu’on  lui retourne l’accusation. Dure expérience pour un individu qui se voyait  en procureur à l’autorité morale  incontestée et qui l’amène à faire flèche de tout bois, y compris de petites bassesses.
Moi aussi, je vous remercie de cet échange fort long qui nous a permis de préciser une question  importante, étant donné le rôle qu’a joué le film de Lanzmann dans la naissance de l’intérêt que le grand public français  a accordé à l’extermination des Juifs mais aussi dans la propagation des  clichés sur la Pologne.
Je remercie  également Bertrand de nous offrir cet espace de commentaires si précieux pour  rectifier ces clichés.

 


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ciel.jpg

A Barbara et Philip de la part de Bertrand

Ces échanges minutieux, intelligents, admirablement documentés et d'une honnêteté remarquable honorent ce blog et éclairent mes textes sur la Pologne d’un tel jour, que c’est à moi de vous remercier, Barbara et Philip.
Je suis moins documenté que vous autres et, ayant lu avec précision, ce que vous avez écrit là, m’y étant instruit aussi, je vous ai proposé de publier en texte à part entière vos échanges.
Vous m’y avez autorisé et je vous en sais fort gré.
Ce projet a maintenant pris forme, après que je vous l’ai soumis par courrier privé.
Ce que j’écris sur ce pays naît de ce que j’y vis et de l’amour qu’il m’inspire à bien des égards.
Pour répondre sur un point précis à Philip je lui dis, avec l’amitié dont il me sait porteur, que ça n’était pas une bonne question, un bon procédé, que d’interroger si nous avions bien vu le même film.
Nous savons, qu’en fonction de ce que nous portons en nous de sincérité, de vécu, de joie et de tristesse, d’espoir ou de blessures, nous pouvons lire les mêmes pages d’un livre sans y recevoir les mêmes phrases.
Je ne dénie donc pas à Lanzmann ses qualités et le travail monumental qu’il a effectué. Mais vouloir transmettre la mémoire, surtout celle-ci, celle du crime scientifiquement organisé le plus redoutable et le plus répugnant de toute l’histoire humaine, demande qu’aucun propos ne puisse prêter à la moindre confusion.
Je sais. Plus facile à dire qu’à exécuter. Mais, je le répète, c’est un sujet qui n’admet aucune erreur, aucune médiocrité, aucune négligence, aucune ambiguïté..
Autant donc le savoir avant de l'aborder, qu'on réponde au nom de Lanzmann ou à celui de Dupont.
Et l'abordant, qu'on prenne l'entière responsabilité de son propos.

Donc, nous avions bien vu le même film.
Je me souviens parfaitement, à l’époque, sur La Rochelle, des réactions d’antipathie, certaines à peine voilées et d'autres carrément explicites, vis à vis du peuple polonais. Alors ?
D’où, ma relecture du film. Je me souviens parfaitement de tout ça et les réflexions de Barbara sont venues ici corroborer mes convictions d’alors.
Ceci étant dit succinctement, je voudrais dire que j’ai eu le même sentiment que le cinéaste en me rendant à Majdanek et à Sobibor….Je le dis un peu dans le texte initial  Le billot des bourreaux. L’horreur avait désormais un lieu, une forme, une géographie, une bouleversante présence en même temps qu’un silence tellement lourd !.
J’ai eu aussi cette interrogation face à la proximité des faubourgs de Lublin, même si, en plus de 60 ans, la ville avait pris de l’ampleur, mais pas tant que ça au regard des anciennes cartes.
Des immeubles, à cent mètres tout au plus, sont là et chaque matin et chaque soir, les habitants de 2009 peuvent voir sans ne plus les voir, les stigmates du crime le plus sanglant de l’histoire de l'humanité.
Et ma gorge s’est nouée pour ce pays.
Je n’ai pas eu le premier réflexe, somme toute assez désobligeant, de Lanzmann, de dire : Mais…Mais les gens ne pouvaient pas ignorer, alors…
Non. Car enfin, la Pologne est un beau visage…Un visage à angle plat, boisé, placide, serein et qui ne demande qu’à aimer et à sourire ! Et ce visage porte à jamais les marques abominables, indéfectibles, d’un vitriol jeté par des assassins venus d'ailleurs !
Venus d'ailleurs et d'un autre système, Monsieur Lanzmann, et je revendique  pleinement  mon titre : Le billot des bourreaux.
Bon sang, qui a pensé aujourd'hui à ce fardeau que la géographie polonaise doit supporter au quotidien de mémoire ? !!?
QUI ?
Et la géographie n’est rien, sans les hommes qui sont là, avides d’y vivre !

Tous les matins et tous les soirs, Dorota et moi passons à quelques centaines de mètres du lieu du massacre de Łomazy d’août 42…
Je disais hier que je m’étonnais assez désagréablement que ce lieu de mémoire ne soit signalé que par une petite, une toute petite pancarte approximative.
Oui, m’a t-elle dit. Mais la Pologne est criblée de lieux marquant cette infamie…Se souvenir, oui, il faut se souvenir…Mais les gens veulent vivre aussi. Vivre ! Tu comprends ?
J’ai compris effectivement quelque chose d’essentiel et j’ai été d’accord avec elle. J’ai compris quelque chose qu’on ne comprend pas forcément quand on se souvient depuis Paris, La Rochelle, Zanzibar ou de Montcuq.
En tout cas j’ai compris quelque chose que Lanzmann n’a pas compris un quart de seconde.

A Sobibor, le sentiment était autre qu’à Majdanek. Presque plus terrible parce qu’il n’y a plus rien de l’horrible architecture des camps, détruite par les criminels eux-mêmes.
Reste le silence, les arbres, le ciel qu’on croirait qu’il gémit encore.
J'en avais écrit ce texte, ici.



Ce pays, le plus éprouvé du cataclysme nazi, a des raisons, d’immenses raisons de vouloir qu’on soit juste, très juste avec sa mémoire.
Mais vous savez déjà tout ça.
Chaleureusement à vous deux et merci encore pour ce débat, hautement mené, honnête et tellement primordial aujourd’hui encore.
Bertrand

Les images sont de Philip Seelen.

Qu'il en soit ici, encore et toujours, chaleureusement remercié.

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19.01.2011

De la géographie souveraine

PB140019.JPGGnojno est un hameau au bord du Bug.
Plus exactement au-dessus du Bug, car la vallée y est plus profondément encastrée dans le sable
qu’ailleurs, de sorte que les quelques habitations se trouvent perchées sur une petite colline qui surplombe la rivière. On peut alors en admirer, depuis un coin de bosquet touffu en équilibre précaire sur une falaise de vieux granit, les méandres d’un bleu-gris nonchalant, qui se fraient un passage entre des bosquets d’aulnes et des prairies naturelles.
La rivière d’ordinaire tellement bouillonnante, sauvage, quand elle fait office de frontière entre la Pologne et la Biélorussie, est à Gnojno d’une impassibilité endormie : elle pénètre là, par un ample détour, à l’intérieur de la plaine polonaise et ne sépare alors plus que deux communes, Sarnaki et Mielnik. C’est comme si elle prenait
très au sérieux son rôle de ligne de démarcation de deux mondes et ne jugeait pas nécessaire de se montrer infranchissable, quand il s’agit de n’être qu’une simple borne administrative intra muros.
Le petit bois de Gnojno est un très beau point de vue. Un site inattendu en ce pays où les paysages se conjuguent à l’angle plat. Rien n’indique cependant cette particularité. Point de signalétique à l’usage du touriste parce que pas de touristes - les touristes, c’est fait pour le soleil et les mers -  pas d’aire de pique-nique, pas de chemin d’accès. Le panorama a quelque chose de secret que semblent jalousement protéger d’inextricables halliers de ronces et d’arbustes rabougris.
Je l’avais découvert par un homme du crû, un paysan haut et maigre, auprès duquel je m’informais des particularités de sa région et qui m’avait d’abord emmené dans un cimetière abandonné, envahi par les sous-bois, un vieux cimetière orthodoxe avec des tombes effritées et des croix de bois vermoulu, puis, gêné, prenant bien conscience que c’était là peu de choses pour un Français qu’il pensait n’être venu de si loin que pour voir des choses mirobolantes, se grattant la tête, réfléchissant à ce qu’il pourrait bien encore me montrer, m’avait ensuite conduit jusqu’à ce charmant promontoire.
Presque en désespoir de cause.
Pour y accéder, il avait fallu traverser des broussailles enchevêtrées, des tapis d’herbes sèches, et franchir quelques clôtures, tant que je me demandais bien où cet homme me conduisait. Je le suivais de loin. Il avait l’air un peu loufoque. J’étais à peine rassuré.
Parvenu  à ce bois dont les lisières s’ouvraient sur le Bug majestueux, j’avais écarquillé les yeux et l’homme avait souri.
Je lui avais rendu son  sourire. C’est rare, très rare, un homme qui vous prenne par la main rien que pour vous montrer un paysage. Les hommes sont bien au-dessus de ces naïvetés géographiques à présent. Les paysages ont dans leurs yeux d’abrutis la candeur des mauvaises toiles. Des croutes.

Je regardais, du haut,  ce Bug si paisible et me disais qu'il était un sacré farceur.
Car à quelques kilomètres d'ici, à Janòw, ce capricieux a eu l’idée soudaine de prendre un raccourci, d’abandonner un large méandre pour couper au plus pressé.
Et dans l’enclave qu’il est ainsi en train de former, il change sans vergogne les données de l’histoire et les frontières  établies  par les grands découpeurs de Yalta. Plus de cent hectares jusqu’alors polonais vont ainsi passer sous la houlette du drapeau biélorusse.
On commente l’affaire, on s’interroge…Tout se passera dans le calme. Le Bug est souverain. Faudra voir à trouver un arrangement administratif, sans doute.
Je gage néanmoins que s’il y  avait sous cette centaine de pauvres hectares sablonneux quelque richesse capable d’alimenter la frénésie des moulins bancaires, les hommes, les grands évolués dédaigneux de la géographie et des paysages, deviendraient vite des sauvages des temps anciens et, pour un caprice du Bug rêveur, feraient parler la poudre et le sang et les larmes et le feu.

13:04 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

16.01.2011

L'esprit des lois

bastille.jpgToute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la loi.
Puis, comme la vie évolue,  l’idée a forcément évolué, dans ce domaine précis comme dans tous les autres, l’esprit étant un arbre à feuilles caduques, qui s’adapte à ses saisons sans pour autant renier sa qualité d’arbre.
Mais c’est bien connu, la caque sent toujours le hareng, l’arbre préfère mai à décembre et, en dépit de cette évolution, disons intellectuelle, raisonnable,  adulte hasarderais-je même, l’instinct est, pour moi,  toujours là qui commande au premier réflexe, qui se tient d’emblée sur ses gardes dès qu’on évoque la loi.

Erigée à partir de la Constituante de 1789 en principe révolutionnaire de la souveraineté d’un peuple – le pouvoir des urnes opposé au pouvoir d’un seul – quelque deux siècles plus tard, en ce qui me concerne, cette loi a été vécue, ainsi que par les êtres de mon acabit, ceux qui sont nés avec un pied bot social, qui n’avaient que très peu de chance et même pas du tout envie de gagner une compétition, ceux et celles plantés du côté de l’obéissance plutôt que du côté des faiseurs de décrets, comme l’expression coercitive chargée de protéger la propriété, la richesse, le pouvoir des nouveaux souverains, la morale judéo-chrétienne, l’étroitesse du champ d’expression et toutes les aliénations inhérentes à cette triste panoplie.
Sans doute écran de fumée d’une certaine idéologie, mais aussi pratique d’une vie. Ignorer la loi, ça n’est pas très grave, en dépit des écriteaux orgueilleux dont s’affuble la République où nul n’est censé l’ignorer. Mensonge éhonté d’un pouvoir falsifié ! Plus de 80 pour cent des électeurs, crétins  bêlants, ignorent à peu près tout des origines et des fondements de la démocratie qui fait des lois.
Passons…Ignorer la loi, donc, ça ne dérange pas grand monde. La combattre, là…
On y laisse des plumes sur les parois d’une cage. C’est la loi ! Qui combat la loi, doit être écarté pour protéger ceux qui ne la combattent pas. Moi, je pensais plutôt l’inverse.
La loi protège. Mais elle protège qui ?
J'ai invariablement et de façon lapidaire toujours répondu à cette question par : Le pouvoir en place. Et voilà bien l’erreur de parallaxe où mes engagements, mes sentiments, convictions et combats m’ont fourvoyé.
Car si je suis passé
bien des fois outre la loi qui voulait me barrer le chemin, m’interdire d’aller là où je voulais aller me balader,  j’ai également refusé, victime d’une certaine cohérence, qu’elle ouvre au-dessus de ma tête son parapluie, sous les intempéries les plus violentes comme sous les cieux les plus sereins.
Il m'a en effet toujours semblé que d'invoquer la loi pour faire valoir son droit - aller se moucher à la pélerine du chat fourré - était indigne, aveu d'impuissance, et que là où l’avocat parle à votre place et où le juge décide pour vous, l’anéantissement de la liberté individuelle est totale. Vous n'êtes plus rien, qu'un citoyen sans âme trimballé d'une plage à l'autre par les grandes écumes de la loi.
C’est sans doute philosophiquement très vrai. Nietzsche, en substance, affirme que l’homme ne  sera pleinement  humain que  lorsqu’il sera capable de se faire son propre avocat.
C'est pratiquement, que ça se gâte. Ainsi, ayant rejeté instinctivement l’aile protectrice du bon droit, n’ayant compté, utopie dévastatrice, que sur l’esprit humain  et de fraternité pour le définir au cas par cas, la loi m'a refusé bien normalement son secours  global et m'a dépouillé de la moindre prétention à la moindre parcelle de la moindre propriété.

Vengeresse d’avoir été méprisée, la loi, Hydre de Lerne sans l'ombre d'un Hercule pour la ramener à la juste raison,  s'est faite pour ma gueule Loi du talion.

Image : Philip Seelen

08:04 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

13.01.2011

Chez Bonclou et autres toponymes

 

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François Bon vient de procéder à une nouvelle publication de Chez Bonclou et autres toponymes et je l’en remercie vivement.
Je l'en remercie parce que le souci d'un éditeur de qualité, qui se respecte et respecte ses auteurs, est de veiller à ce que les textes ne meurent pas. C'est beaucoup de travail et beaucoup de temps.
Dans les logiques de l'édition marchande, on ne s'encombre donc pas de ce souci : quinze jours à l'essai, retour à l'envoyeur, pilon, et circulez, auteurs, il n'y a plus rien à voir !
Nouvelle couverture, donc, nouvelle mise en pages, nouveau découpage en fonction des lieux évoqués, table des matières plus lisible.
Nouvelle adaptation, in fine, à l’évolution graphique de Publie.net lui-même.

Car ce texte figure parmi les premiers que publia François et je n’en suis pas peu fier.
C’était au début 2008. Trois ans déjà !
François nous avait fait part par mails privés de son projet, lancé le 1er janvier, après qu’il eut
mûri sa conviction et travaillé dans l’ombre.
Dès le mois de mars, je lui proposais Chez Bonclou. Ce fut mon premier pas vers l’édition numérique, une belle aventure, l’aventure des chemins nouveaux de la littérature et, quitte à être lourd - ce qui ne m’effraie pas outre mesure - je le répète, chemins bientôt incontournables.
Ceci étant dit, ils sont déjà incontournables dans les faits. C’est dans les têtes que le virage a du mal à être amorcé. Faudrait un peu plus d'accélération et de prise de risques.
Cette difficulté vaut pourtant preuve, les choses incontournables ayant toujours plus de difficultés à se faire admettre que les erreurs d’aiguillage.

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12.01.2011

Partir, c'est mourir un peu

p.jpgQuand il traverse des fleuves, quand il va voir sur l’autre rive si la vie y est plus printanière, le voyageur passe des ponts.
Il les passe. Il les franchit. En vainqueur. Et  s’il a dans l’idée de rebrousser un jour chemin  - car enfin un voyage ne vaut aussi que par la possibilité de son propre échec - il s’assure que ces ponts seront réutilisables au cas où.
Il tâche d’éviter la Bérézina. Il est un voyageur. Pas exactement un aventurier.
Mais les ponts qu’on traverse sont éphémères. Ils sont beaucoup moins solides que les murs. Si le voyageur tarde trop à se retourner, il voit s’écrouler tous les pontons. Vermoulus. Sans objet.
Et l’eau qui tourbillonne d’écumes, exactement là où son pas s'était inscrit. 

Remonter l’aval ou descendre en amont pour trouver un nouveau gué ? Peine perdue tout ça. Le voyage que commande la nécessité n’en est déjà plus un. Il est la déroute du renoncement.
Alors ? Dresser là son campement et ne plus se soucier des échos de l’autre rive ?
Ils viennent pourtant les échos, si on les interroge de la voix. Ni les voix ni les échos n’ont  besoin de ponts pour traverser les fleuves.

Un copain est sous les froides ténèbres depuis bientôt deux ans, qu’ils viennent de me dire les échos. Un vieux copain.
Quoi leur répondre ?
On ne répond rien aux échos.
C'est eux qui vous répondent. Alors, on les écoute et on se tait.
On sait trop bien qu’un jour, c’est de vous qu’ils partiront, ces échos-là.

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11.01.2011

Si le cœur vous en dit,

111615224_reference.jpg...je vous propose d'écouter Jean-Jacques Epron,  récemment invité d’une émission radio. Il y parle de son métier, de ses convictions et de son art…
Vers la fin, il vous parlera de Zozo, chômeur éperdu et de son auteur, avant de conclure par deux pages de  lecture.
Je mets en ligne parce que j'en ai par-dessus la tête des silences et des brouhahas convenus et que ça fait chaud au
 cœur, d'ici ou d'ailleurs, d'entendre un ami, un artiste, qui parle avec chaleur de ce qu'on a pu faire d'à peu près bien.
Disons de ce qu'on a fait de moins mal.
C'est ici.

Et
, sans aucun rapport avec Jean-Jacques, un article que je viens de découvrir.

 

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07.01.2011

Auguste comme Ravier

Père Ubu : Bougre de merde, voilà qui fait un rien drôle d'être en dedans d'la Pologne par - quinze en pleine nuit. Heureusement que la porte de cette maison était entrebâillée.

Mère Ubu : Quel silence. Et quel bel endroit ! Parait qu'le proprio est allé faire un tour dans son pays natal.

Père Ubu : Vous savez que c'est aujourd'hui dans la blogosphère le jour des vases communicants...

Mère Ubu : La blogo... quoi ? 

Père Ubu : ... sphère, cornegidouille ! La blogosphère, plus encore que la Pologne, est un peu le royaume de nulle part. Or les habitants de la blogosphère, le jour des vases communicants, vont bras dessus bras dessous et têtes en bas, l'un chez l'autre et l'autre chez l'un, ce qui fait que plus personne n'y comprend rien. De par ma chandelle verte, on va en profiter pour accrocher quelques tableaux de maîtres sur ses murs. Je suis sûr que ce billet de Thévenet, initialement prévu pour le blog Solko, ira bien mieux ici chez Redonnet. Les peintres sont de tous temps. Et de tous lieux. Aidez moi donc, madame ma femelle, au lieu de rester sur le sol comme une andouille aux bras ballants

(Ils accrochent le premier tableau, puis le billet commence)

 

 

coucherdesoleil sur étang.jpg

La peinture eut ce temps, ce moment, cet instant : on venait d’inventer la photographie. Et quoi, se disait-on, de plus bourgeois que cette nouvelle industrie ? L’heure, donc, ne serait plus jamais aux compositions de ruines antiques, aux natures mortes maniéristes, aux scènes galantes sous les bosquets. Et les portraits d’ancêtres seraient remisés au comptoir de chez ma tante.

Finis, les temps de Léonard, qui nous avait enseigné que les codes de la perspective devaient, sur un tableau, assujettir la représentation à une image parfaitement nette y compris en sa périphérie. Et comme l’ère du concept et le terrorisme de l’abstraction n’avaient pas encore séduit les élites, il y eut comme un appel d’air, un entre-deux, par lequel les peintres et leurs sujets quittèrent leurs cadres pour s’en aller par les sentes forestières.

Une collègue me disait tout à l’heure qu’elle avait pu voir l’expo Monet au Grand Palais durant les fêtes, après une heure et demie d’attente (elle s’en estimait heureuse, trouvant que c’était finalement fort peu) !  Je me suis demandé si Monet lui-même aurait été si patient. Même sûr, je suis, que non.


C’était le temps libre des impressionnistes. Celui de Monet, celui de Ravier. On connaît moins Auguste Ravier que Claude Monet, voilà pourquoi je m’aventure, si loin de Lyon, à en toucher quelques mots : car Ravier (1814-1895) vécut en cet âge d’or de la peinture qui, tout en se voulant réaliste, abolissait les lois figées de la figuration, cultivant le flou de l’œil et celui de la sensation personnelle, la joie vive de la lumière libérée de son carcan académique : on appelle ça l’impressionnisme.

LUMIERE SOUS CHAMPROFOND.jpg

Non loin de Morestel, une bourgade près de Lyon : des peintres misanthropes avaient donc fui la ville moderne et ses déjà uniformes habitants. Vous ne trouverez pas un humain sur les toiles de Ravier, ou seulement si minuscule et réduit à l’état d’une silhouette si chétive que, parmi le silence de ce qui l’environne, on admet sa présence sans plus y prêter attention. Ou bien, tout juste, leurs toits. Ravier a peint essentiellement des couchers de soleil sur des chemins de terre ou des bordures d’étangs qu’un même geste paraît enfanter et déchiqueter. Il étendu sa pâte, ni plus ni moins, la hachant en artisan solitaire et silencieux, un peu comme les pécheurs qu’il rencontrait sans doute aux abords de l’étang devaient parfois tailler leurs lignes, à la pointe du couteau.


Durant l’hiver 1880, il jeta sur papier un auto-croquis de lui, mais cette fois-ci à la plume, et dont voici les dernières lignes :

« Pas homme du monde du tout = Ahuri et bête comme une oie dans un salon, je fais ma patrie tout de même avec ceux dont je connais un peu la langue – sauvage et même timide quand je suis dépaysé = bienveillant familier avec tout le monde même les domestiques s’ils sont honnêtes (sic) et de bonne volonté (principe républicain). L’horreur de la mode l’horripilation de la queue de morue, comme Jean Jacques j’irai volontiers vêtu en arménien si je ne craignais qu’on dise que je pose. Et je passe la vie sans jamais m’ennuyer, après la peinture il y a les livres, l’histoire, les voyages, les poètes. Je laisse la foule applaudir Offenbach qui m’ennuie = Je ne crois guère à l’amitié, j’ai perdu la foi, et je ne crois plus à l’amour, la nature reste, c’est suffisant, c’est encore l’infini… »

 

les toits rouges ravier.jpg

 

Toile 1 : Coucher de soleil sur l'étang

Toile 2 : Lumière sur Champrofond

Toile 3 : Les toits rouges

 

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03.01.2011

Consultations décembre

Résumé

Visiteurs uniques Visites Pages Pages par jour (Moy / Max) Visites par jour (Moy / Max)
1 871 5 934
13 956
450 / 954 191 / 435

Statistiques quotidiennes

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1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 Moy

10:08 Publié dans Statistiques | Lien permanent | Commentaires (8) |  Facebook | Bertrand REDONNET