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19.01.2011

De la géographie souveraine

PB140019.JPGGnojno est un hameau au bord du Bug.
Plus exactement au-dessus du Bug, car la vallée y est plus profondément encastrée dans le sable
qu’ailleurs, de sorte que les quelques habitations se trouvent perchées sur une petite colline qui surplombe la rivière. On peut alors en admirer, depuis un coin de bosquet touffu en équilibre précaire sur une falaise de vieux granit, les méandres d’un bleu-gris nonchalant, qui se fraient un passage entre des bosquets d’aulnes et des prairies naturelles.
La rivière d’ordinaire tellement bouillonnante, sauvage, quand elle fait office de frontière entre la Pologne et la Biélorussie, est à Gnojno d’une impassibilité endormie : elle pénètre là, par un ample détour, à l’intérieur de la plaine polonaise et ne sépare alors plus que deux communes, Sarnaki et Mielnik. C’est comme si elle prenait
très au sérieux son rôle de ligne de démarcation de deux mondes et ne jugeait pas nécessaire de se montrer infranchissable, quand il s’agit de n’être qu’une simple borne administrative intra muros.
Le petit bois de Gnojno est un très beau point de vue. Un site inattendu en ce pays où les paysages se conjuguent à l’angle plat. Rien n’indique cependant cette particularité. Point de signalétique à l’usage du touriste parce que pas de touristes - les touristes, c’est fait pour le soleil et les mers -  pas d’aire de pique-nique, pas de chemin d’accès. Le panorama a quelque chose de secret que semblent jalousement protéger d’inextricables halliers de ronces et d’arbustes rabougris.
Je l’avais découvert par un homme du crû, un paysan haut et maigre, auprès duquel je m’informais des particularités de sa région et qui m’avait d’abord emmené dans un cimetière abandonné, envahi par les sous-bois, un vieux cimetière orthodoxe avec des tombes effritées et des croix de bois vermoulu, puis, gêné, prenant bien conscience que c’était là peu de choses pour un Français qu’il pensait n’être venu de si loin que pour voir des choses mirobolantes, se grattant la tête, réfléchissant à ce qu’il pourrait bien encore me montrer, m’avait ensuite conduit jusqu’à ce charmant promontoire.
Presque en désespoir de cause.
Pour y accéder, il avait fallu traverser des broussailles enchevêtrées, des tapis d’herbes sèches, et franchir quelques clôtures, tant que je me demandais bien où cet homme me conduisait. Je le suivais de loin. Il avait l’air un peu loufoque. J’étais à peine rassuré.
Parvenu  à ce bois dont les lisières s’ouvraient sur le Bug majestueux, j’avais écarquillé les yeux et l’homme avait souri.
Je lui avais rendu son  sourire. C’est rare, très rare, un homme qui vous prenne par la main rien que pour vous montrer un paysage. Les hommes sont bien au-dessus de ces naïvetés géographiques à présent. Les paysages ont dans leurs yeux d’abrutis la candeur des mauvaises toiles. Des croutes.

Je regardais, du haut,  ce Bug si paisible et me disais qu'il était un sacré farceur.
Car à quelques kilomètres d'ici, à Janòw, ce capricieux a eu l’idée soudaine de prendre un raccourci, d’abandonner un large méandre pour couper au plus pressé.
Et dans l’enclave qu’il est ainsi en train de former, il change sans vergogne les données de l’histoire et les frontières  établies  par les grands découpeurs de Yalta. Plus de cent hectares jusqu’alors polonais vont ainsi passer sous la houlette du drapeau biélorusse.
On commente l’affaire, on s’interroge…Tout se passera dans le calme. Le Bug est souverain. Faudra voir à trouver un arrangement administratif, sans doute.
Je gage néanmoins que s’il y  avait sous cette centaine de pauvres hectares sablonneux quelque richesse capable d’alimenter la frénésie des moulins bancaires, les hommes, les grands évolués dédaigneux de la géographie et des paysages, deviendraient vite des sauvages des temps anciens et, pour un caprice du Bug rêveur, feraient parler la poudre et le sang et les larmes et le feu.

13:04 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

plaisir de le retrouver et souvenir de http://www.publie.net/fr/ebook/9782814502789/polska-b-dzisiaj

Écrit par : brigitte Celerier | 19.01.2011

Effectivement, Brigitte, l'homme de Gnojno figure dans Polska B dzisiaj..Merci de ton souvenir.

Écrit par : Bertrand | 19.01.2011

J'aime bien ce fleuve qui dessine les frontières et qui refait l'histoire.

Écrit par : Feuilly | 19.01.2011

Et moué, o m'fait bien piési que t'aime cette rivière et, par-delà sans doute, le texte.
Content de te ré-entendre, ami.

Écrit par : Bertrand | 19.01.2011

J'ai relu dans POLSKA B DZISIAJ, "L'homme de Gnojno" et je me permets d'en redonner ici le début :

" Une idée peu à peu s’était imposée à nous. Écrire un ouvrage qui serait une manière d’ouverture pour cette région de la Podlachie du sud longtemps garrottée sous les armes des différents envahisseurs. Un ouvrage pour francophones voyageurs et curieux. Pas exactement pour le touriste et ses vains loisirs, sa carapace de certitudes et sa convoitise pour les sensations nouvelles ou les cultures fort contrastées. Celui-là s’ennuierait à mourir ici et ne transmettrait au final que l’image de sa propre désolation. Nous aurions voulu nous adresser à des engoués d’histoire et de géopolitique, soucieux de lire les hommes et leurs paysages, d’en défragmenter le présent par impulsion de la mémoire. Des voyageurs qui seraient venus pour palper les lieux comme autant d’images d’archives, à la recherche d’un lyrisme somme toute assez proche de celui qui anime l’archéologue. Pour connaître et se faire connaître. Ouvrir une porte à double battant. "

Magnifique !

Écrit par : Michèle | 19.01.2011

Un bug géographique : en voilà une jolie syllepse (!)

Écrit par : ArD | 19.01.2011

Est-ce un hasard si ceux qui dédaignent la géographie et les paysages sont bien souvent aussi ceux qui dédaignent la littérature ?
Sourire = ressourcement

Écrit par : solko | 19.01.2011

Le Bug est souverain, Bertrand, explique à tes lecteurs que si tu avais mis "Bóg est souverain", la prononciation restant la même, cela signifierait en français: le Bon Dieu est souverain. Et je suis tout à fait d'accord. Les uns et les autres (sur les deux bords du fleuve) prient: "Notre père". Cette frontière est une fiction de l'après-guerre. Les gens de là-bas parlent la même langue et souffrent de cette frontière, donc le Bug se révolte. Heureusement que le Bug s'en fiche de Yalta. Cette région des deux côtés de la frontière est à découvrir par le monde occidental, elle est merveilleuse par sa vérité et par ses attraits que toi, cher Ami, tu es capable de décrire.

Écrit par : Marian | 19.01.2011

@Merci, Michèle de cette longue citation, qui effectivement, introduisait ma rencontre avec l'homme de Gnojno. Cet homme m'avait marqué quand même. Je me souviens qu'il parlait, devant moi qui arrivais en Pologne, de son exil à lui, car ses parents venaient de cette partie de l'Ukraine, autrefois polonaise.
@ArD : Oui, belle syllepse. Mais un trope, alors...
@Solko: C'est vrai....En marge : ça chauffe chez vous...Les commentaires semblent obéir au titre : Ils s'indignent. C'est ma faute, ma très grande faute...
@Marian, je vois que tu viens me taquiner sur cet effet de langage entre Bug et Bόg et comme je sais que tu lis régulièrement l'Exil mais ne mets que rarement un commentaire, c'est vraiment que là, l'occasion était trop belle. On peut pousser plus loin l'analogie : Le Bug sépare ici les gens par sa géographie, le Bόg les sépare par un fort désir d'hégémonie. Le gros schisme de notre époque n'est-il pas, en grande partie, l'opposition idéologique entre l'Occident chrétien et le sud islamique ?
Je suis entièrement d'accord avec toi : La frontière orientale de la Pologne où nous vivons l'un et l'autre est une décision de Yalta où le psychopathe du Kremlin avait imposé sa loi.
Amitiés à tous et toutes

Écrit par : Bertrand | 20.01.2011

C'est bien que ça chauffe un peu, c'est l'hiver et il faut faire cuire la soupe.

Écrit par : solko | 20.01.2011

Vous avez raison, Solko...Eclairez ma lanterne. Qui disait : j'ai horreur du café brûlant, du champagne tiède et des femmes froides ?
Orson Welles ?

Écrit par : Bertrand | 20.01.2011

OUI, mais la soupe dans tout ça ?

Écrit par : ArD | 20.01.2011

@ ArD / La soupe ? Ecoutez, l'ai lu quelque part que Hessel se prend pour Gandhi.... La messe est dite et la soupe est bue...

Écrit par : solko | 20.01.2011

Buvons ! Euh, non... « Buvez ! »

Écrit par : ArD | 20.01.2011

ArD, avec une telle injonction à notre ami Solko, vous allez le fatalement conduire à la déshydratation.

Écrit par : Bertrand | 21.01.2011

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