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04.04.2011

Le sentiment politique

Ou pourquoi on perd vraiment le peu de temps qui nous est imparti à se préoccuper de politique, stricto sensu.

tonneau-des-danaides.jpgSi on pouvait faire de l’état du monde une vaste synthèse depuis -  disons pour faire court - un siècle et demi, on s’apercevrait que les mêmes erreurs se commettent, les mêmes combats se perdent, les mêmes victoires s’engrangent, les mêmes discours se croisent, les mêmes arguments font mine de s’entrechoquer, les mêmes espoirs sont nourris, les mêmes aspirations restent lettres mortes, les mêmes causes produisent l’effet contraire à celui escompté et cætera.
Une même logique, une lame de fond, que je me dis alors, doit présider au manque apparent de cohérence. Celle-ci aurait dû commander
en effet depuis longtemps que les espoirs formulés au XIXe siècle par exemple, voire par les enragés de 1793, soient aujourd’hui satisfaits, dépassés, et que l’on regarde dans une autre direction.
Mais les puissants gouvernent toujours le monde, le peuple gueule, le peuple s’ébroue, les arts se rebellent parfois, pas souvent,  et ces puissants continuent de mener la barque, à contre-courant de ce qui devrait être la poursuite du bonheur du plus grand nombre, voire de tout le monde.
L’histoire, même si on sait qu'elle est lente et surtout pas rectiligne, devrait en tout cas cheminer dans cette direction, au nom même du principe de civilisation humaine. Tous les missels marxistes le prétendaient. Sans la sinuosité cependant.
Le panorama de plus d’un siècle et demi d’histoire s’évertue donc à apparaître  tel un gigantesque déni de l’intelligence humaine. Qu'une question, la plus élémentaire et la plus
naïve des questions - celle du bonheur social enfin résolu, du bonheur pragmatique, presque élémentaire, afin que chacun soit disponible pour vivre son bonheur individuel, intime, intellectuel et affectif - soit sempiternellement posée aux hommes sans qu’aucun ne sache y apporter le moindre élément de réponse, en dit effectivement trop long soit sur la susdite intelligence humaine, soit sur le degré de civilisation, pour qu'on fasse l'économie du postulat selon lequel le pauvre est bon, juste et honnête et veut que les richesses produites par le travail et le génie humains soient au service de tous, équitablement distribuées, tandis que le riche est mauvais, injuste et malhonnête et veut s’accaparer la plus grosse part de la galette, se goinfrer, se bourrer le fanal et ne jeter que les miettes au pauvre.
Et là-dessus, sur le terrain politique, s’affrontent les idéaux en empruntant tous les dédales possibles et toutes les ruses les plus grossières !
Ah, si seulement elle n'était que ça, la problématique ! Et si la lutte des classes n’avait pas été ce leurre de la rhétorique hégélienne dans lequel se sont engouffrées toutes les idéologies et contre-idéologies sociales de l’époque industrielle et postindustrielle, longtemps que la contradiction dialectique aurait été renversée et qu’on aurait fait de la boule bleue un Eden de fraternité !
Nous sommes donc dans un vaste trompe-l’œil. Celui des idées. Or les positionnements politiques - j’entends maintenant  par politique l’envie, le désir plus ou moins flou que l'on a de voir tel ou tel monde apparaître -  ne sont pas des épiphénomènes de la conscience, mais du sentiment. On est dans l’affectif intime, dans la conviction fondatrice,  dans la base fondamentale, et tous les raisonnements, tous les arguments, toutes les évidences mille fois prouvées, ne peuvent convaincre le sentiment constitutif d’un être. Au risque de le détruire.
On se sent à tribord ou à bâbord, non pas par la raison, par l’idée du juste ou de l’injuste, mais parce que c’est là qu’on est bien dans sa peau. L’opinion politique est un sentiment.
Or le sentiment n’admet pas le jugement de valeur.
Mais d’où naît ce sentiment ?
Je n’en sais foutre rien. Laissons-ça aux mécaniciens du subconscient, aux entomologistes des groupes  sociaux, aux géographes de l’urbanisme.
Le fait est.
M’est souvent arrivé de discuter, de me disputer, de gueuler, d’affronter, de mener joutes verbales et même, dans des cas extrêmes, d’en venir aux mains, avec un d'un sentiment contraire au mien. Du point de vue de la raison, tout le monde avait raison. Venait même un moment où les arguments logiques avancés de part et d’autre étaient ridicules jusqu’au grotesque.
C’étaient là deux individus qui se battaient mais c’est une ombre inconnue d’eux-mêmes qui maniait les armes.

Je me sens. Tu te sens.  Il se sent. Ma peau, ta peau, sa peau est mieux dans ce sentiment-là que dans celui-ci.
Les mêmes espoirs, fantasmes, oui, on peut dire ça comme ça, de joie universelle et de jouissance non usurpée pour tous  m’habitent depuis que j’ai appris à m’habiter moi-même. Je n’ai pas dévié d’u
n iota dans mon sentiment du monde en dépit de tous les arguments qui me sont tombés sur la gueule et qui auraient normalement dû me ramener à de plus raisonnables rêveries.
Et je ne suis pourtant ni plus juste, ni plus bon, ni plus intègre, ni plus généreux, ni d’une intelligence plus accomplie, ni d’un savoir plus extraordinaire que la plupart des  hommes que j'ai rencontrés jusqu'alors et qui m'ont apporté la contradiction.
Je suis. Point.
Né dans une famille pauvre, rurale et adorable à plein de points de vue.
Avec un sentiment général qui ne m’a pas quitté. Comment dire à qui que ce soit que le sentiment qui vous anime est le bon quand on ne sait même pas d'où on le tient ?
D'ailleurs, le bon pour quoi faire ?
La joie d'exister ne s’apprend pas ni ne se réclame aux pouvoirs : elle se vole.
A des millions d’années-lumière de l’idée politique.

Illustration : Les Danaïdes par John William, 1903

12:58 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Belle réflexion, et surtout belle conclusion...

Écrit par : frth | 04.04.2011

Le sentiment, mon cher Bertrand, c'est la neutralisation de toute dialectique. Quand on passe d'une logique individuelle (et le sentiment peut/doit avoir place en nous, dans notre quotidien, dans notre façon empirique de pratiquer la vie) à une logique collective (du type politicien : "j'ai le sentiment que les Français etc etc etc.), voici que surgit la faille. Le sentiment, dans l'espace des démocraties postmodernes, ce n'est pas le sentiment de la démocratie, au sens que le mot -sentiment- pouvait avoir anciennement. Il est pur affect, pur épiderme, et c'est en ce sens qu'il a tant de succès, parce que chacun peut s'y retrouver et légitimer ses propres limites. Or nous ne pouvons, en transposant les pratiques d'une individualité à un ensemble, adopter les mêmes références. Il est clair qu'aujourd'hui le sentiment est un moyen facile de s'accaparer les foules, d'une manière moins brutale qu'on ne le fit par le passé, mais avec une efficacité qui ne laisse pas d'inquiéter...

Écrit par : nauher | 05.04.2011

La joie d'exister se vole, oui. A certains moments charnières de l'existence, et aucun autre choix ne s'impose. Le reste du temps, le plus souvent, elle se recueille. Dans tous les cas, il est délicat de l'identifier à une cause quelconque. Quant au sentiment, je crois qu'ils s'est terriblement dégradé en l'homme moderne; rien qu'à lire des gens aussi différents que Montaigne, Diderot, Rousseau, Péguy. Quand ils parlaient de sentiment, ils parlaient de quelque chose d'autre. Le spectacle du monde actuel nous laisse sans aucun sentiment véritable : c'est bien ça le problème. Non que nous soyons insensibles, pourtant.

Écrit par : solko | 06.04.2011

frth, merci de votre passage chez moué..

Cher Philip, voulez-vous dire que le sentiment, la sensation d'être en phase avec quelque-chose est plus manipulable que la conscience dite pure ? Que l'intelligence est, de ce point de vue, supérieure au viscéral ?
Si c'est cela, j'en doute fortement.

Ce monde, Solko, pour l'heure est insipide. Certes. Nous en pensons néanmoins quelque chose et c'est cette pensée qui nous vient d'un sentiment, plus que d'une analyse logique.
Nosu argumentons en aval du sentiment. Pas en amont.
C'est ce que je prétends
Amitiés à tous

Écrit par : Bertrand | 08.04.2011

Cher Bertrand,
sans doute me suis-je mal exprimé... je remarque seulement que le sentiment est aujourd'hui un enjeu politique et que bien des ambitions de pouvoir jouent sur cette ambiguïté qui consiste à légitimer une pensée elle rationnelle sur une manipulation des sentiments "de la rue".
Quant à ma confiance immodérée en l'intelligence conçue comme une armature conceptuelle et une pratique raisonnée du monde, soyez sans crainte à ce sujet : je ne me fais aucune illusion. La rationalité a aussi ses perversités. L'Histoire est là pour nous le rappeler

Écrit par : nauher | 12.04.2011

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