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01.04.2011

Vases communicants : Cécile Portier

Le jour des  vases communicants le cahier un peu bordélique sur lequel nous écrivons chacun notre page, s’élargit un peu. On croise la plume. Le clavier, oui. Voyez bien que c’est  nul de dire tapuscrit…ça marche pas à tous les coups. Ce blog a un beau clavier !  Où ? Où ça ?  Nulle part, je voulais  dire une belle plume.
Donc, sans blague, on échange en ce 1er avril. Et je suis heureux de recevoir Cécile Portier sur mon bout de territoire. J’aime son texte. Regard posé sur la stupidité de la solitude dans un monde pourtant encombré par la foule. Déshumanisation des quotidiens.
Mais je vous laisse lire. Et je file poser quelques lignes sur Petite racine.

 

porte métro.jpg

 1 minute 4 secondes 99 centièmes

Les portes se referment. Toutes banquettes occupées : 2 fois 4 places de part et d’autre du couloir, répétées 3 fois, soit 28 assis. A ceux-là ajouter 5 personnes sur strapontins, chacune regardée de travers par une personne debout, ce qui fait 33 personnes assises et au moins 5 mécontents.
Et les autres debout?  En moyenne 5 mains accrochées par barre, 8 barres par rame, soit 40 personnes, plus celles adossées aux 27 strapontins levés et à la portière du côté qui ne s’ouvre pas (disons une dizaine). Plus encore les 4 déjà engouffrées entre les sièges pour pouvoir s’asseoir à la prochaine station.

Ce qui fait un total de 114.

 Sur ces 114, combien rentrent du travail? Disons, vu l’heure, 80%, soit 91 personnes, qui cumulent à elles toutes un total d’environ 684 heures travaillées aujourd’hui, ce qui, rapporté aux 33,16 € de coût horaire salarial moyen charges comprises, représente une masse de 22 681 € octroyée pour compensation de la peine, et pour quel part de PIB engendrée ?
Quant aux autres, qui sait ? Revenus d’une démarche emploi, de quelques achats, d’une visite à quelqu’un, d’une flânerie sans but. Et combien d’heures perdues aujourd’hui dans ce temps non travaillé, non quantifiable? Auquel il faut rajouter le temps de transport, 42 minutes en moyenne trajet retour, soit pour ces 114 personnes un total cumulé de 80 heures en cette soirée.
Mais pour chacun, maintenant, combien de temps encore avant d’arriver chez eux? Et combien, parmi ces 114, sont attendus ce soir par quelqu’un ? Une grosse moitié ? Disons 65. Et celui-là, cheveu gris, veste noire, penché sur son téléphone, écrit-il à celle qui l’attend pour lui dire qu’il sera là dans 20 minutes, environ? Combien de SMS partis de cette rame depuis le départ de la station ? Combien d’explications, de malentendus noués, et en combien de signes ? Combien de pensées émises et non exprimées, d’espoirs, de rêves déchirés ?

 Et entre ces 114, combien de regards échangés? Combien?

 Et si maintenant, entre ces deux stations, la rame s’arrêtait, au bout de combien de temps on entendrait le premier soupir d’exaspération? Qui lancerait la première réflexion sur le prix que ça coûte, un abonnement métro, et sur le temps qu’on y perd? Au bout de combien de temps lâcheraient les nerfs de celle-là, en face de moi, sourcils froncés, nez penché sur son pavé? Et quelles invectives poussées, envers qui ?
Et si ça durait, encore ? Si ça durait, et qu’il n’y avait pas moyen d’en sortir? De combien de degrés la température monterait, au bout de quelques heures, par toute cette chaleur de bête accumulée?
Et toi, tête rousse et grosses cuisses, qui mange un petit en-cas de carottes nouvelles calibrées à 70 mm de diamètre que tu pêches une à une d’un cellophane estampillé Monoprix, au bout de combien de temps aurais-tu vraiment faim, si nous restions ainsi, ici, plusieurs longues, longues heures ?
Et qui sera le premier à crier ? Qui sera le premier à pleurer ? Qui suppliera qu’on le laisse s’asseoir ? Combien voudront lui laisser la place ?
Qui sera le premier à se pisser dessus, dans ce temps qui n’en finira plus?

 Et toi qui me regarde pendant que j’écris, parce que tu as senti que je te regardais, que je détaillais par écrit ton casque vissé aux oreilles, tes doigts agiles sur le petit clavier, tes lacets dépareillés, toi pour qui je n’ai aucune sympathie mais dont le regard me brûle, au bout de combien de temps passé ici mourras-tu ? Et que ferons-nous de ton corps ?

Les portes s’ouvrent, et tu sors.

__________________________

Les vases communicants, chaque mois, laissent leur adresse ici, sur une  initiative de Brigitte Célérier, à qui j'adresse mon amical salut et mes remerciements

 

08:39 Publié dans Vases communicants | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Etre ainsi dans la tête de chacun des voyageurs (par un soir d'été), alors les pensées se grimperaient les unes sur les autres, les idées folles tournoieraient comme des silex ayant transpercé les vitres du métro, cela créerait un bel incident sur la ligne, incendie intérieur dans une rame où je ne suis, où tu n'es qu'une ombre fugitive et pourtant unique car vivante entre deux stations.

Terminus, tout le monde descend du texte enraciné.

Écrit par : Dominique Hasselmann | 01.04.2011

C'est ça. C'est ça et comme ça que j'aimerais écrire, si j'écrivais :)
Ce que la langue "prend à la peau du monde".

Cécile Portier, dont j'ai sous la main, "Contact", édité au Seuil en avril 2008 dans la collection Déplacements que dirigeait FB.

*******

p.150
(...)
(Les rencontres - ces affrontements - peuvent se
rompre une fois les monnaies échangées, pour per-
mettre à chacun de reprendre sa route sans dommage,
sa destination. A cet instant : savoir s'effacer un peu
devant le passage de l'autre, ou bien c'est le meurtre.)

p.151
(...)
(La rencontre n'existe plus, même sous les faibles hos-
pices de la monnaie échangée. Elle s'est abolie dans le
meurtre possible, en même temps que dans l'efface-
ment total devant le passage de l'autre.)

p.147
(...)
(Rêve d'un espace où les rencontres ne seraient pas
vécues comme des fatalités que les carrefours impo-
sent, et ne s'épuiseraient pas dans des monnaies ou
des coups échangés, avec ce résultat final du marché
conclu, toujours le même : le sentiment que quelque
chose y manque.)

"Contact" de Cécile Portier - Postface

*******

Écrit par : Michèle | 01.04.2011

Merci à Dominique Hasselmann, merci à Michèle aussi, ça me touche beaucoup votre lecture et ce qu'elle montre de continuité, dont je n'ai pas forcément conscience, dans mes préoccupations

Écrit par : petite racine | 01.04.2011

et quand les questions s'arrêteront-elles ? combien de calculs encore possibles avant que, mais à partir de combien de clignements, les paupières finissent par s'alourdir et le corps s'endormir ? et combien de chances que ça ne continue pas dans le sommeil ?

Écrit par : ruelles | 01.04.2011

déjà perdue dans les calculs, prête à descendre en souriant un peu de plaisir ainsi collé sur ce qui devient par chance souvenir, les commentaires bien trop intelligents qui précèdent, me condamnent au silence (voilà pourquoi je ne le garde pas)

Écrit par : brigitte Celerier | 01.04.2011

Ce texte m'a fait pleurer.

Écrit par : ALiCe__M | 02.04.2011

Merci pour vos commentaires, et pour ces larmes, Alice. Car évidemment je pensais, en écrivant cela, à d'autres trains partis loin vers l'Est, il n'y a pas si longtemps, et à la logique des chiffres qui régnait déjà à leur envoi.

Écrit par : petite racine | 03.04.2011

Les commentaires sont fermés.