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01.07.2018

Une étrange prison

cigogne.blanche.redu.5p.jpgLes cigognes blanches se rencontrent toujours en milieu ouvert, sur les champs, sur les plaines et les prairies humides.
Ou alors dans les villages, leurs gros nids alignés le long de l'unique rue, de poteau en poteau.
Aussi ai-je été bien surpris d’en croiser une en forêt, errant sur le bas-côté de la route, du haut de ses longues pattes maladroites.
Pourtant, de prime abord, je n’y ai prêté qu’une attention distraite. Des cigognes, j’en vois tous les jours, de la fin mars à la mi-août…
Puis, quelque chose m’a soudain semblé étrange, quelque chose d’inhabituel, pas à sa place dans le décor.
C’était précisément parce que je n’avais jamais vu de cigogne sur une route de forêt.
L’oiseau s’est envolé ; pas loin ni haut, en suivant la route…
J’ai filé la mienne, de route. J’ai pensé à autre chose.
Je ne sais évidemment plus à quoi j’ai pensé, tant je pense à une foule de choses ces derniers temps, toutes plus insignifiantes les unes que les autres, d’ailleurs.
Mais le lendemain, je l’ai retrouvée, ma cigogne, à un kilomètre de distance de la veille, toujours en forêt.
Et le jour suivant aussi.
Je me suis arrêté.
Le grand oiseau s’est élancé, a volé un peu, a essayé de prendre de la hauteur et n’a pas pu dépasser la cime des arbres.
Elle s’est posée un peu plus loin et j’ai compris.
J’ai compris qu’elle était handicapée, pour une raison ou pour une autre, qu’elle ne pouvait pas s’élever dans les airs et avait donc perdu tous ses repères d’oiseau des grands espaces.
Plus d’orientation, au milieu de ces rideaux d’arbres masquant d’autres rideaux d’arbres, tous identiques, tous fermés, tous sombres.
Prisonnière d’un environnement où, depuis que le monde est monde, tous les animaux sont libres… Presque par définition.
Et une nuit, sans doute, elle sera endormie sur ce territoire étranger, la grande cigogne blanche ; sur ce territoire d’exil où elle s’est par malheur fourvoyée, quand un prédateur sylvestre se présentera pour mettre fin à son cauchemar.

19:10 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

08.06.2018

Pénombres

merle.jpgA pas de loup s’en va la nuit et j’ouvre un premier œil sur sa dérobade.
Le contour des livres de la bibliothèque est déjà perceptible, quoique encore fort incertain.
La première grive n’a cependant pas sifflé dans les halliers qui bordent ma fenêtre. Alors, je sais à peu près l’heure aux pendules du temps qui passe : silhouettes des livres et silence des oiseaux, vers trois heures et demie.
Je referme l’œil sur le jour qui revient. Je m’en vais un peu, très peu, vers des pensées comme le dos des livres, diffuses, mal définies… Je reviens bientôt et je perçois déjà mieux les dictionnaires, en face de moi. Ce gros, là, en trois volumes, c’est celui des traductions de D. Son voisin, en trois volumes également, c’est celui que j’ai ramené de France, Le Dictionnaire historique de la langue française.
La mélodie de l’oiseau chanteur se coule soudain dans la pénombre, d’abord timide, puis fière et joyeuse.
Il est peu avant quatre heures.
On est demain.
Car le merle s’en mêle, puis l’étourneau, puis tout le petit peuple gazouilleur des passereaux. La lumière qui pend aux rideaux est grise ? Le temps est couvert. La lumière qui pend aux rideaux est bleutée ? Il fait beau.
Aux alentours de quatre heures et demie sans doute. Allons ! Il est temps d’aller saluer ce jour nouveau. Il est temps d’ouvrir les portes, de respirer le vent sur la pelouse fraîchement tondue et d’offrir à la lumière diaphane sa première tasse de café.
Matins de l’est. Matins matinaux.
Encore quelques semaines et la grive aux halliers déploiera son gosier vers trois heures.
Les livres aussi se réveilleront bien plus tôt.
En parfaite harmonie avec l’oiseau des bois et le grand mouvement des choses de la terre.

Savoir, toujours, être un naïf. Là demeure une once du plaisir d'exister.

Crédit photographique : Adrien Wehrlé

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19.05.2018

Hors sujet en plein dans le mille

dumaurier460.jpgDans la maison  familiale, il n’y avait guère de livres.
Pas de place, pas trop l’endroit non plus où on lisait beaucoup, si ce n’est, pour la chef de famille, les incontournables, hebdomadaires et glamoureux
Nous Deux, sur lesquels mes sœurs, l’adolescence frappant à leurs portes secrètes, tentaient subrepticement de jeter un œil gourmand.
Tous les livres que je lisais alors étaient empruntés à la bibliothèque ou prêtés par des camarades.
Je me souviens pourtant d’une toute petite étagère
au-dessus d’une porte étroite, dans la pénombre, sur laquelle se languissaient trois ou quatre livres. Ils paraissaient tout à fait incongrus en cette demeure où tout ustensile avait son utilité immédiate et prosaïque.
Ils étaient haut perchés, on ne les ouvrait jamais.
Un jour, je pris une chaise, grimpai dessus et accédai à ces quelques livres inutiles. J’en descendis un. Il appartenait à une de mes sœurs, un prix d’école peut-être. Je ne sais pas. Il était déjà vieux, jaune, la couverture renfrognée. Il sentait le moisi des objets mis au rebut.
Ce fut pour moi un livre merveilleux. Je l’ai relu trois, quatre, cinq fois peut-être. Subjugué. Surtout par la première nouvelle.
Et puis, le vieux livre est retourné à sa poussière et à son oubli. Le temps a passé, ce fut pour moi le collège, le lycée, la fac, la dérive sous des cieux de plus en plus turbulents. D’autres livres, nombreux, sont venus, effaçant celui-ci.

Et puis... Longtemps après... Une nuit, dans un café, les étudiants avec qui j’étais attablé parlaient de cinéma, d’école, de style, d’auteurs. Je ne participais pas à la conversation : j’ai toujours été ignorant en cinéma et seulement féru des westerns de série B, avec des bons et des méchants qui se canardent à qui mieux mieux pour des histoires de vengeance...
A l’époque, on me moquait beaucoup et on essayait de faire rentrer dans ma caboche obstinée que le cinéma était un grand art, l’égal de la peinture, de la littérature et de tout autre.
C’est sans doute avec grand tort que je me suis toujours refusé de l’admettre. De très grande mauvaise foi, j’avais toujours la même critique à opposer aux cinéphiles : le cinéma est un art totalitaire, tout de l’imaginaire du spectateur lui est imposé. Par l’image, le jeu d’acteur, la musique, le découpage arbitraire du scénario.
Et les voilà, mes étudiants de cette nuit-là, qui se mettent à parler avec ferveur d’un film déjà vieux d’une dizaine d’années peut-être. Des oiseaux qui, tout d’un coup, sans qu’aucune explication ne soit plausible, déclarent la guerre aux humains, les attaquent, les blessent et même les tuent. L’épouvante. Ils parlent de nuées de corbeaux merveilleusement filmées par le maître incontesté du suspense, Hitchcock.
Je tends  l’oreille. Je leur demande de me répéter le scénario de ce sacré film. Ils le font avec complaisance, contents de mon intérêt et fiers d'être enfin utiles à mon éducation de béotien obtus.
Plus de doute, c’est bien d’un livre oublié de mon enfance dont il s’agit là,
vingt ans après, dans ce café pour noctambules.
Je leur parle alors de la maison où je suis né, au bord de la rivière, de mes frères et de mes sœurs, de la fuite du temps,  d'une petite étagère poussiéreuse, au-dessus d’une porte étroite, et je leur parle du livre, jauni, racorni et d’une merveilleuse nouvelle que j’ai lue quand j'étais enfant.
Je leur dis Daphne du Maurier.
Ils font la moue. Voire la gueule.
Les gens n’aiment pas qu’on les interrompe pour des broutilles, quand ils discutent sérieusement.
Et pendant que ces trois ou quatre imbéciles continuaient de s'extasier sur les contre-plongées d'Hitchcock, je buvais mes verres, un à un, et je revenais chez moi et je pensais que mon enfance de pauvre mec avait été une bien riche enfance.

Illustration : Daphne du Maurier

11:44 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

06.05.2018

Le saule

littérature,écritureDe l’arbuste au multiséculaire,  en passant par le juvénile et le centenaire, là-bas les arbres vivent en bonne intelligence avec les arbres, plutôt que de se côtoyer par générations  corvéables et exploitables à merci, comme dans la forêt plantée.
Même en lisière, on peut voir d’antiques sujets au bord de l’écroulement, mais qui, d’une dernière feuille perchée au bout d’une dernière branche aspirent à un dernier printemps.
Tel ce saule rencontré hier, au cours de ma balade dans Białowieża.
Je me suis arrêté devant cet étrange monument de la fuite du temps, et j’ai songé en même temps à Musset qui avait demandé à ce que soit planté un saule près de sa tombe et à Gaston Couté qui, lui, n’en voulait surtout pas, de peur que la  foudre, attirée par ses feuillages, ne vienne faire sursauter son repos éternel.

Celui-ci, devant moi, n’était ni un saule qu’on avait planté pour ombrager la sépulture d’un poète, ni un saule qui s’était attiré les foudres de Jupiter.
A l’évidence, c‘était un saule qui avait trop longtemps pleuré de solitude, mais dont le vent et le soleil avaient maintenant séché les larmes.
Des gens passaient qui ne le voyaient pas gémir sur sa fin, mais Dame Nature, prévoyante, avait déjà, de trois fleurs, fleuri sa tombe prochaine.
Un frisson a parcouru mon dos.
Le vent ?
Non..
Mais quelle encombrante manie de l'âme que de ramener à sa propre fin la fin de toute chose !

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31.03.2018

Retours

20180322_132717.jpgL’hiver s’en va.
Aux lisières et sur les eaux dormantes, il a longtemps musardé, accroché ça et là les lambeaux de ses blancs oripeaux, hésité, lutté encore, dégelé l’eau le jour pour la congeler la nuit, sous la lumière tremblante des étoiles….
Mais il s’en va à présent.
Et cela s’entend alentour, qu’il s’en va.
Les grues sur l’eau des prairies crient vers le ciel, ailes déployées et cou levé en une folle sarabande.
La grive musicienne fait ses gammes, la fauvette donne le la, le pinson pérore, l'étouneau s'y met aussi, on se coupe sans vergogne le sifflet. Comme si chacun de la gent emplumée revendiquait d'avoir été le premier revenu au pays.
Au bord d’un étang, une cigogne arpente, à la recherche d‘un improbable vermisseau.
L’hiver s’en va donc. Vaincu par la rondeur du ciel et de la terre. Par l’éternel retour des saisons marchant derrière les saisons.
Sur mes balades à travers la campagne, il n’y a plus traces d’animaux sauvages. L’archéologue de leurs courses sous la lune n’a donc plus rien à lire.
Alors il lit ailleurs, dans sa propre histoire.
Il tourne les pages et fait défiler les chapitres.
Comme l’hiver, il voit bien que le temps s’en va, et il sait bien où il va, ce temps.
Mais il sait aussi que la peur n’évitera pas le danger.
Là comme partout ailleurs,

17:28 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent |  Facebook | Bertrand REDONNET

20.03.2018

Deux élans cheminaient

20180318_141842(1).jpgJe ne pensais plus cette année revoir le grand déferlement blanc de l’hiver.
Je supposais que, l’équinoxe ayant réglé sa balance et également réparti la lumière entre le jour et la nuit, nous allions maintenant monter doucement vers les plus beaux jours.
Mais le souffle du nord est violemment revenu secouer mes volets, comme si la nuit voulait se mettre à l’abri, rentrer au chaud, et implorait qu’on lui ouvre. J’ai entendu et, soulevant les rideaux, j’ai vu les tourbillons nerveux d’une neige épaisse.
Alors au matin, j’ai repris mon bâton de marcheur. C’est un bâton d‘acacia, de robinier diront les puristes non vernaculaires. Un bâton noueux, fidèle, par moi prélevé sur les halliers voisins.
J’ai voulu marcher sur mes chemins solitaires.
Plus de chemins ! Engloutis sous les congères et les monticules de poudreuse, mes sentiers ! M’y risquer serait risquer de m’enfoncer  jusqu’à mi-cuisses.

Przedwiośnie, qu'ils disent… Oui, vraiment Przed.
Car l’hiver, on le sait, précède toujours le printemps.
J’ai fait demi-tour.
Sur la petite clairière, deux élans cheminaient.
Je les voyais nettement dans les ténèbres enneigées. Leur gros museau carré fouillant l'air glacé, par vent debout, ils cherchaient à péniblement regagner la lisière des pins. L’un derrière l’autre. Et puis un court instant de front, comme si celui qui fermait la marche s'était agacé et avait voulu changer de rythme.
Ils ont disparu.
Me laissant ce message d’une errance neigeuse dans une  nuit de tempête.
Peut-être sont-ils encore là, tout près, à brouter les aiguilles gelées d’un pin rabougri.
Et leur œil anxieux interroge au-dessus d’eux ce ciel sans une tache, sans une ride, sans une flétrissure.
Ce ciel de renouveau sans le renouveau.  Il faudra encore et encore marcher dans les nuits d’un hiver qui s’obstine à braver les théories du calendrier.
Le calendrier. J’ai repensé à Malraux.
Si les animaux ne savent pas qu’ils sont mortels, c’est sans doute parce qu’ils ne mettent ni chiffres, ni nombres, ni noms, saints ou pas, sur le grand canevas de la fuite des jours.

11:23 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

14.03.2018

Bertrand Cantat

texte.jpgJ’entends et je vois ça de ma fenêtre lointaine.
Un homme, un jour, il y a quinze ans, a, au cours d’une dispute, porté des coups à sa compagne, laquelle y a succombé.
Difficile d’imaginer… Moments de folie, d’alcool, de stups, de dérèglement des sens ? Personne, en tous les cas pas moi, est en mesure de savoir exactement.
Ce que l’on sait, ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que cet  homme a commis un crime odieux, insupportable, dégueulasse.
Il ne s’est pas enfui, il ne s’est pas soustrait à la justice, il a été condamné à huit ans de prison, puis, comme tout détenu pouvant y prétendre un jour, il a bénéficié d’une liberté conditionnelle à mi-peine.
Voilà les faits. On en pense ce que l’on veut, ce que l’on peut, mais le misérable crime a été jugé et il a été puni.
Reste la douleur des familles, indélébile, comme toujours, comme partout.
Mais est-ce que la douleur a besoin de la haine et de la vengeance pour devenir un peu moins douleur ?
Et qui sont alors ces cohortes de crétins et de crétines qui, la babine retroussée, la gueule écumant de verte salive, tels des chiens enragés, veulent empêcher le repris de justice de chanter ou de jouer ? De faire son métier, celui-ci fût-il public ?
De se reprendre, justement ?
Qui sont-ils, ces gens ? D'où parlent-ils ?
Ils sont au-dessus des lois, au- dessus des juges d’instruction, au-dessus des juges du siège et des jurés d’assises, au-dessus de tout ; ils sont la mémoire en feu qui se cultive pour elle-même ; Ils  sont les dieux  qui savent et personne, dans un état qui pourtant en a plein la gueule de ses principes, ne vient les contredire et leur rappeler que nul n’a le droit de se substituer au jugement rendu.
J’ai les sentiments personnels que je veux, à moi, pour Bertrand Cantat. Pour l’homme et pour l’artiste.
Je ne dirai pas ces sentiments. Et je pense souvent à cette jeune femme, jolie, talentueuse, dont la course sous le soleil et les étoiles du ciel a été si brutalement interrompue.
Oui.
Et c’est même une des raisons pour lesquelles  je n’ai que mépris et dégoût pour ces émeutiers de westerns série B, pour ces lyncheurs en puissance, ces faiseurs de nœuds coulants, qui, si on leur promettait l’impunité, se feraient bien plus sauvages que le criminel qu’ils poursuivent de leur vindicte.

11:58 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Tags : littérature, écriture, justice |  Facebook | Bertrand REDONNET

09.03.2018

Przedwiośnie

20180307_141321.jpgA cet endroit ouvert aux quatre vents, entre bois et prairies,  la neige s’est éclipsée, laissant place à la fange du chemin.
Seules les allées forestières et les lisières exposées au nord sont encore blanches ; d’une blancheur qui scintille à la lumière.
L’hiver se retire. Brutalement. Par un bond de 30 degrés, sautant de moins 20 à plus dix.
Nous sommes entrés dans cette saison particulière que les Polonais appellent Przedwiośnie, le pré-printemps. Particulière car les nuits peuvent descendre à moins 10 et même au-delà et les jours monter à 15 degrés.
Une amplitude qui pèse sur la campagne, les dégels sont rapides et boueux… Et c’est dans ce dégel que s’impriment à présent les empreintes des errances  nocturnes.
Je me suis arrêté tout net.
Sur ce sentier malaisé, à l’orée des labours, le plus grand des cervidés, l’élan, était passé.
Impossible, hélas, de le suivre sur ces guérets limoneux. Des guérets ! Je n’habite au village que depuis dix ans et j’ai déjà envie de dire aux paysages : autrefois. Ici, il y avait une prairie entourée d’arbres et de haies, où paissaient deux maigres vaches. Mais le champ a changé de mains… Fini le temps des vaches maigres ! Un cuistre qui élève des gorets est venu  et  son  premier boulot a été d‘arracher la haie et d’éventrer la prairie.
Une sale manie, une manie de psychopathes, universelle chez les gens de son espèce, de l’Atlantique au Bug. Et sans doute au-delà…

L’élan, lui, par le travers de ce labour parvenait cependant aux abords du village. Comme si, de ses puissants naseaux, il était venu renifler le sommeil des hommes. Des chiens de ferme avaient dû aboyer sous la lune, effrayés  par l’énorme silhouette.
Plus loin, le grand mammifère du nord et du froid retraversait le chemin, comme désabusé, coupant nonchalamment ma route… Il s’en retournait vers la forêt, un territoire humide et sombre, à sa juste convenance.
Seules signatures de son intrusion près des hommes : ces sabots profonds sur le sable vaseux du chemin.
Il y a, pour moi, quelque chose d'énigmatique dans ce choix que font les animaux de ne voyager que la nuit, sous le chaos des étoiles dansantes.

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05.03.2018

Sur l'eau

littérature,écritureC’est au timbre un peu particulier que rendait le bout de mon bâton sur la neige - un peu plus sourd que d‘ordinaire - que je me suis soudain arrêté.
Et que j’ai frappé le sol. Sous l’épaisseur de la neige, d’autres neiges encore et puis, tout au fond, comme un miroir gris que moirait le bleu du ciel.
Je me suis accroupi.
D’un revers de la main j’ai balayé des poussières de flocons et, jetant un coup d'oeil alentour, je me suis aperçus que la petite végétation, pointue, un peu grasse, qui m’entourait, qui pointait légèrement son nez hors de tout ce blanc, était singulière, plus aquatique que champêtre pour tout dire.
Je marchais sur l’eau !
L’eau gelée, certes, mais sur l’eau quand même.
Foin cependant des allégories ! Je n’avais personne à sauver des eaux, alors j’ai eu peur.
Une peur irrationnelle, puisque je réfléchissais tout de même que ce petit étang était gelé depuis des semaines sous des moins vingt degrés. La glace y était dès lors assez épaisse pour supporter le poids d’un homme, et bien plus encore.
Mais qu’est-ce que la peur sinon une imagination de la conscience ? disait Pascal. Tellement que je me suis mis à faire le grotesque, à marcher doucement, à grandes et hautes enjambées tel un échassier, sans appuyer le pas et comme voulant léviter, tendant l'oreille au moindre craquement.
Et j’ai ainsi regagné un sentier des sous-bois.
La forêt est nettement plus franche que la prairie, ai-je soufflé.
Parce qu’elle a des sentiers, justement, et que ceux-ci ne traversent jamais les eaux.
Ou alors sur un pont.

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02.03.2018

La piste

20180301_132421.jpgSur la solitude de la plaine et des chemins forestiers, longtemps je l’ai suivie.
En baissant la tête pour mieux comprendre son souvenir et me protéger de la gifle du vent.
Puis je l’ai perdue sous d’inextricables ronciers alourdis de neige.
Je pensais à Malraux.
Qui disait, ou écrivait, que l’homme était le  seul animal sur terre qui savait qu’il allait mourir. Ce qui en faisait, au  sein de la création, un être totalement à part.
Alors, me disais-je en suivant cette piste, quelle insouciance, quel bonheur, quelle sécurité pour ce renard en son radieux voyage !
Mais les empreintes cafouillaient soudain, tournaient en rond, revenaient sur leurs empreintes, sautaient au fossé, en sortaient, escaladaient le talus, regagnaient le sous-bois, revenaient au layon, se mordaient tant la queue qu’on eût dit que mon goupil avait rencontré là une cohorte errante de ses congénères et que tout ce petit monde s’était attardé à de turbulentes et joyeuses salutations.
Mais non ! Dans  le désordre de ces va-et-vient,  je lisais plutôt de l’inquiétude, voire de la panique, gravée sur la grande page blanche de la campagne.
C’étaient des traces fraîches de la nuit. Un être qui laisse de telles traces sous la lumière de la pleine lune et des étoiles gelées, par moins vingt degrés de froid, peut-il chercher autre chose que sa survie ?
Qu’une proie qui le sauverait de la mort ? Ou du moins qui en repousserait l’échéance ?
Pour moi, ce renard savait et se permettait de contredire Malraux.
Je me suis retourné.  Moi aussi je laissais des traces. Qui avaient l’air tellement paisible !
La trace ne se laisse lire que par supputations.
C’est pour cela qu'on l'aime tant !

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27.02.2018

Froid

20180226_134846.jpgUn soleil liquide et tout falot, du bout des doigts, à ma fenêtre frôle le thermomètre.
Peine perdue, il ne réagit pas.
Trop blessé par le vent qui, tel un prédateur les flancs de sa proie, le harcèle et le mord.
Alors durant le jour, il grimpe péniblement jusqu’aux moins dix degrés. Comme  à bout de souffle.
La nuit, il s’effondre au-delà des moins vingt. Les hommes et les animaux se terrent, les uns au coin des poêles brûlants, les autres au fond des froides tanières.
Le long des granges où s’entassent de vieux foins, des chiens jaunes, apeurés, aux yeux verts comme les vers luisants de la nuit, grelottent et tournent en rond.
Moi, j’attendais les grues sur les prairies de la clairière. J’attendais qu’elles viennent me claironner la venue prochaine des nuages printaniers.
Elles ont dû renoncer et, d’un battement rageur de l’aile, tourner soudain le cul à l’est.
Et je vais tout de même à travers la campagne… Quel défi me lancé-je pour marcher dans cette glace livide ?
Pas un bruit ; que la respiration du pôle et de la Sibérie qui sur son passage gerce tout de la terre.
Je suis emmitouflé de partout. Je ressemble à un aigle, je trouve.
Comme Vailland à Meillonnas.
Vailland savait qu’il avait un profil d’oiseau de proie. Alors il nommait ses personnages Duc. Ou Milan.
Moi non. Car je suis un faux aigle et je n'ai pas la plume du grand écrivain, lui aussi, comme tout ce qui avait de l'allure et la force du sang, aujourd'hui tombé en désuétude.

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20.02.2018

Pas

littérature,écritureEn suivant de lourdes lisières, j’arpente la plaine enneigée.
Parfois un improbable layon me tend les bras et je m’engouffre sous les pins. Le vent y est moins cruel et les pas encore plus étouffés sur la blancheur du sol.
Là, sous les sous-bois, m’accompagnent les traces qui se croisent et s‘entrecroisent des animaux de la nuit.
C’est bien, je crois, le comble de la solitude que n’être accompagné que par des traces.
Accompagné par du passé.
Ce qui m’invite à  me poser une question d’archéologue : où sont maintenant ceux qui ont griffé ce présent ?
Disparus.
Comme les hommes de ma vie.
Je n’ai plus que des empreintes à lire. Le monde et ses fantômes s’éloignent.
Je sors des sentiers, un peu plus loin sur une vaste prairie. Et je souris au soleil du matin qui sur le ciel bleu et blanc jette comme un voile dansant.
Je pense à quelqu’un que j’ai beaucoup apprécié et qui, après avoir disparu sans raison, comme ça, comme si je n’existais pas, n’avais jamais existé, sinon comme une idée,  me demandait hier de mes nouvelles : comment  ça va ?
Comme un cheveu tombé sur la soupe.
J’ai pouffé.
Sa question n’était qu’une trace laissée par le passé.
C’est toujours triste, une trace.

Et puis, beaucoup plus dramatique, plus douloureux, plus incontournable, tandis-que je vise, là-bas sur l’horizon fumant une autre lisière où engloutir mes pas,  je pense à un ami d’enfance…
L’ami de mon village lointain. Le compagnon des courses folles à travers d’autres bois, d‘autres lisières, d’autres plaines, d’autres chemins.
Nous avions vingt ans quand nous nous sommes séparés. Déjà ouvrier, avec un salaire qui tintinnabulait dans ses poches alors que je fouillais, moi, pour la beauté du geste, le latin et le grec sur les bancs d’un lycée, il me payait mes petits verres de blanc du dimanche et mes entrées au bal populaire, parce qu’un étudiant, ça n’a jamais un traitre sou devant soi.
Complicité de la pauvreté contre la pauvreté. Un frère.
Que le crabe, encore lui, toujours lui, vient de mordre aux  poumons et qui souffre.
Ô Soleil aux  horizons suspendu, soleil blanc de l’hiver blanc, soleil étranger, si loin de tout ce que ce matin réveillent mes tristes pensées, éclaire un peu ma promenade jusqu’à la dernière lisière !

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14.02.2018

Les mots se jouent

P2231183.JPGTous les matins, avant de sortir de chez moi, je fais mon autocritique.
C’est ainsi que commence ma journée. Mais je n’en tire  aucune suffisance d’esprit, car  il ne pourrait en être autrement, sauf à vivre reclus dans ma maison.
C’est le climat qui veut ça. Qui m’impose cet exercice quotidien.
Je balaie devant ma porte.
La neige tombée durant la nuit. Neige épaisse et lourde d‘humidité qui colle à la semelle et à la planche de l’escalier, ou neige tel le duvet, légère, qui scintille et qui n’attend même pas pour s’envoler plus loin que le balai l’effleure. Le souffle, l’intention, lui suffisent.
Mais il me vient soudain cette idée : même ceux qui n’ont pas au-dessus de leur tête des nuages généreux en flocons, devraient faire tout comme moi.
Faire semblant au moins.
Je n’ai en effet jamais rencontré quelqu’un, sous quelque latitude que ce soit, capable de faire sincèrement, sans simuler, son autocritique..
Alors la neige n‘est qu’un prétexte allégorique. Une saison, même.
Balayez donc chaque matin devant votre porte ! Vous verrez, vous vous en sentirez plus aimable envers le monde et d’humeur plus conciliante.
Surtout s’il n’y a strictement rien à balayer. La beauté du geste, comme on dit...

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09.02.2018

Marcher

littératur,écritureJe marche sur et dans les campagnes enneigées.
C’est ce que j’ai écrit ce matin à mon ami des bords de mer, là-bas, du côté de La Rochelle.
Joie initiale, et jamais égalée, d’être  debout dans l’espace. Aller à la rencontre du vide.
Marcher sans dire.
Surtout marcher seul.
Parce qu’on marche d’abord vers cet horizon courbé et qu’on ne sait pas ce qu’il y a derrière ce dos rond.
Le soleil y plonge dans la neige. C’est à peu près tout ce qu’on sait.
Encore qu’on n’en soit pas vraiment certain. On se demande toujours si, derrière la chute de l’horizon, d’autres horizons ne s’enflammeraient pas.
Car vient un moment où l’on ne sait plus si l’étoile incandescente sort de la terre ou si elle va s’y enfouir, tant que l’on ne sait plus, non plus, à quel bout de sa promenade on en est.
Au début ou vers la fin. Si elle est initiatique ou testamentaire.
Une plaine ? Une colline ? Un fleuve ? Des bois ? Un désert ? Des animaux ténébreux ? Au pire d’autres hommes, qu’il y aurait derrière cette échine enluminée ?
On ne peut rien affirmer de cet horizon voûté. Ou alors des bêtises. Des plates ou des savantes. Ça dépend comme on marche. En tout cas ne rien écouter, sinon son propre murmure.
A écouter les bêtises plates ou savantes qu’on dit de la courbe de l’horizon, forcément on dira soi-même des bêtises.
Plus affligeant : on les croira bientôt.
Comme si on avait déjà été voir là-bas alors qu’on voit à peine jusqu’au bout de ses pieds. Il n’y a pas plus présomptueux, plus répugnant même, que quelqu’un qui marche en faisant croire qu’il sait déjà le paysage de derrière la colline.
Celui qui dit qu’il est habité comme celui qui affirme qu’il n’y a là-bas que du néant.

Non. Marcher, c’est ça qu’il faut. Marcher avec le vent qui vous pousse ou qui sort de devant, on ne sait d'où, et qui chahute les poils du visage.
Je marche sur la piste du loup. La plus solitaire.
Et il arrive  que je m’y perde.
Le chemin jusqu’au point de chute semble  pourtant largement ouvert.
Mais peut-être suis-je en fait passé de l’autre côté de la colline en feu et que c’est ça qu’il y avait derrière la colline en feu.
Simplement.
Des imbéciles errants parce qu'ils avaient perdu le sens des allégories.

 

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06.02.2018

Où l'on reparle de la pomme qui du pommier ne tombe pas loin

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Merci à Ghislaine-Antoine pour la lecture qu'elle fit de mon roman et pour l’article qu’elle lui a consacré.
Cela me fait d'autant plus plaisir qu'il m'arrive avec ce livre ce qu'il ne m’était jamais arrivé auparavant: il me manque.
Je me souviens de plein de choses de son écriture, la forêt de Białowieża, les villages, les repérages que j’allais y faire et où je m’imprégnais du souffle antédiluvien  de l‘immense sylve.
Je m’étais attaché à Zbyszek aussi…
Comme à une ombre.

C’est ici..

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30.01.2018

Latitudes - 1 -

J’avais autrefois, au-dessus de la tête, la douceur à peu près égale, sauf cas de crise, des climats de bord de mer. Des climats qui sentaient le sable, la brume et les algues de la marée.
Et puis, sous mes pieds, toute cette verdure des marais, des chemins de halage et des berges herbeuses le long des larges conches. littérature,écriture
C’était, dans mon esprit, un climat sans surprise, un climat dont la respiration était réglée sur celle du grand voisin Océan. La lumière y était d’ailleurs en perpétuelle réverbération sur une géographie façonnée par l’eau, le souffle du large et l’histoire des peuples de la mer. Les étés, sans être étouffants, chauffaient la peau et les hivers, sans être tout à fait confortables, ne cisaillaient pas le bout des doigts, ne statufiaient pas les paysages et ne gelaient pas les poils du nez quand on marchait dans le vent. Là-bas, quand on discutait météo, c’était pour se plaindre des longs crachins de l’automne ou des opiniâtres pluies de printemps, d’un orage qui avait éclaté sans crier gare et que, ma foi, on eût dit que tout le noir du ciel allait tantôt dégouliner sur les terres.
Occasionnellement, vraiment pas très souvent, un peu de neige venait saupoudrer la prairie mais, à la vue de tous ces paysages dont l’eau était l’architecte premier, elle se dépêchait de fondre en larmes, parfois même avant de toucher le sol.
J’ai connu là-bas de vieux maraîchins, descendants des huttiers, manants et hors-la-loi qui peuplaient jadis l’inextricable dédale des fossés, des canaux et des ruisseaux. Ils n’auraient pas su vivre leur sang ailleurs que dans cette végétation luxuriante et moite, ils n’avaient d’yeux et de passion que pour l’anguille des marais et, comme elle, ils semblaient lucifuges au point de ne pouvoir respirer que dans l’ombre épaisse des labyrinthes d’eau et de terre.
C’était une latitude, un climat, une géographie et une histoire : celle de la conquête des terres abandonnées jadis par l’Océan.
Les hommes étaient, comme tous les hommes du  monde, inscrits dans le décor d’une destinée humaine.
Comme le sont, ici, les habitants du vent, des étés étouffants, de la neige et de la glace, sur une plaine de sable ouverte aux quatre horizons et déroulée, du Sud au Nord, des Carpates à la Baltique et, d'Ouest en Est,  des modestes collines d'Allemagne jusqu'à l'Oural.

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25.01.2018

L'humeur des lieux

800px-Zamosc01.JPGJe l’ai souvent prétendu et le prétends encore : tous les endroits de la terre sont beaux ou laids selon ce que l’on est venu y vivre.
Hier, j’ai traversé des plateaux enneigés, de petites vallées glacées, d’immenses forêts que la solitude rendait muettes, le tout scintillant sous un grand soleil d’hiver.
- C’est beau pourtant, ai-je dit, à D. assise à mes côtés…
Mais pourquoi ce pourtant ? Parce que ce n’était pas un voyage fait pour la gaité.
Un élan a traversé notre route, énorme, haut, très haut sur ses pattes… Sa nonchalance était noire  sur la blancheur du monde.
J’aurais dû le trouver beau.
Je l’ai trouvé fort inquiétant. Lugubre même.
J’allais dans une ville magnifique, tellement, qu’elle a pris le surnom de Padoue de l’Est. Ou du Nord. Une ville endormie sous la lumière des neiges et du ciel inondé de bleu.
Zamość. La patrie de Rosa Luxembourg. Je le dis parce que l'Histoire a retenu qu'elle était allemande. C'est vraiment con, l'Histoire...
Mais je ne l’ai pas trouvée belle, cette belle ville
J’étais là pour des raisons qui n'aiment pas la beauté.

J’y retournerai.
Je retraverserai ces plateaux, ces forêts et ces petites vallées pour venir m’asseoir un moment sous les couleurs chatoyantes des facades.
Quand reviendra, s’il revient, le temps de ne plus avoir peur du temps.

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21.01.2018

Le port des gueux

littérature, écritureC’est un nom de hameau d’une éloquence pathétique. Un port dans la campagne... L’image flotte en filigrane : il y a beaucoup d’eau et il y a des manants loqueteux.
En passant par là nous passons en même temps de l’autre côté des mots inscrits en italique sur le panneau indicateur. Le hameau se détache du présent, duquel nous avons soudain arrêté la fuite. Il nous fait signe et il décline son identité.
La marquise de Poléon n’avait, dit-on, cure de ces terres inondées, en proie aux végétations aquatiques inextricables et aux halliers. Terres sans rapport, terres maudites, terres impraticables de l’extrémité de son vaste domaine. Magnanime, elle en fit alors don à ceux de ses paysans qui vivaient à proximité, lesquels paysans, à force de digues, à force de petits canaux et de fossés creusés, en firent une zone cultivable, une enclave prospère du marais, un port, que la marquise s’empressa de baptiser « des gueux ». Le port des gueux a donc reçu ses lettres de noblesse et nous le visitons avec autant de respect que d’émotion.

Mais une autre biographie prétend à des temps plus rapprochés, plus palpables donc.
La région était, avant le phylloxéra dévastateur, une riche et grande région viticole. Le vin coulait à flots dans les auberges comme dans les tonneaux des Danaïdes. Pensez donc que Mauzé-sur-le-Mignon, à une lieue de là, cité prospère sur la route de Poitiers à La Rochelle, ne comptait pas moins de quinze auberges, relais de poste et de chevaux. L’Empereur lui-même, en partance pour la Roche sur Yon, y gîta une nuit.
De la vigne donc tout alentour, mais point de fumier pour en flatter la croissance. Il fallut donc en importer.
En remontant le Mignon on arrivera forcément à Bazoin, enchevêtrement d’écluses, confluent du canal et de la Sèvre qui poursuit sa flânerie en larges méandres à travers la Vendée, jusqu’à Charron, paradis des moules, où elle s’engouffre dans la gueule toujours béante de l’Océan.
Et la Vendée est un vaste pacage où ruminent les troupeaux de bovins. C’est donc jusqu’à notre petit port qu’était acheminé par d’énormes barques, tout le fumier produit là-bas et nécessaire à la culture du vignoble. Travail ingrat, travail malodorant, salissant, travail pénible réservé aux ouvriers agricoles, ceux qui n’avaient point de benasse au soleil à faire valoir,  et le purin qui devait dégouliner sur les chemins alentour. Un travail de gueux, à tel point que le petit port a voulu s’en souvenir.
Mais peut-être les deux versions se rejoignent-elles en fait, les viticulteurs de la fin du 19ème  mettant à profit l’ingéniosité et l’opiniâtreté de leurs ancêtres asservis du 16ème
On n’y voit aujourd’hui que des pêcheurs nonchalants et deux cygnes qui flânent en couple et en rond. Plus de marquise, plus de vignes, plus de barques, plus de fumier et plus de gueux.  Pas plus qu’ailleurs,  je veux dire.
Seul demeure ce nom composé au génitif un peu désobligeant, comme un signal dans les brumes de la mémoire et qui l’obligerait à s’arrêter là.
Pour un moment de lecture.

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19.01.2018

C'était hier

20180118_140222.jpgJ’ai marché hier sur des chemins improbables.
C’étaient des chemins que j’avais inventés au travers des prairies neigeuses.
Et j’y ai croisé l’oiseau des grands hivers, celui qui vient chez moi quand il fait froid et blanc, parce qu’ailleurs, plus à l‘est et plus au nord, il fait plus blanc encore.
Il est le bel oiseau des biomes les plus froids de la machine ronde, la taïga et la toundra, mais hier il était près de moi, sur un buisson rabougri, le long de ma randonnée.
J’ai d’abord entendu ses piaulements continuels avant de le voir voltiger, de petites baies rouges en petites  baies rouges.

Le vent me cinglait les yeux et des larmes en coulaient.
Autrefois, les invasions piaillardes du jaseur boréal – puisque c’est de lui que je parle - annonçaient de grands malheurs, tels que la peste ou la guerre. Lecture à tiroirs des manifestations de la nature en mouvement, quand l’épiphénomène est lu comme la cause : ces bandes invasives du jaseur étaient dues - et sont encore dues - à une surpopulation concomitante d’un froid extrême et soudain dans les régions les plus septentrionales de la Russie et de la Norvège.
Au Moyen-âge, elles précédaient alors le déferlement des neiges et de l’hiver sur l’Europe centrale, avec leurs corollaires historiques, la famine et, partant, les guerres et le pillage.

Jaseur, celui qui bavarde sans cesse et boréal qui nous vient du « vent de Borée », vent du nord énoncé par le grec ancien.
D’accord, mais qu’es-tu donc venu m’annoncer, beau parleur des mortes saisons ? Ne penses-tu pas que ma besace est pleine et déjà assez lourde à mon épaule ?
Autrefois, j’étais un chanteur, tu sais… J’aimais forcer la note et taquiner le trémolo. Moi aussi, je jasais de branches en branches.
Mais je n’annonçais rien.  Alors les forces du destin m’ont éteint la glotte.
M'ont enjoint de me taire.
Es-tu venu maintenant me couper les ailes, que tu sois là, sur ma randonnée de blanche solitude ?
Je n’ai pas peur de la peste, tu sais...
Ni des guerres ; je m’en fous.
De la famine, un peu.
Alors va, mon bel oiseau, frère de la rencontre éphémère… Laisse-moi marcher encore un peu sur ces neiges silencieuses.
C’est  le vent, et seulement le vent, qui me fait larmoyer.
Ce vent qui t’a chassé,  ce vent qui t’a poussé.
Connais-tu un vent, toi de  si loin venu, qui sécherait  les larmes ?
Non. Tu ne sais que les vents que je sais
Celui des perpétuelles errances.

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13.01.2018

Chanteloup

littérature,écritureJe me suis souvent posé la question de savoir pourquoi et comment les fresques qui ornaient les parois de la grotte d’Altamira, au nord-ouest de l’Espagne, ressemblaient tant à celles de Lascaux.
Des hommes qui n’étaient alors nullement reliés par une organisation sociale, par une idéologie culturelle et un apprentissage de l’art, qui n’appartenaient pas, semble t-il, ni à une même religion constituée en église, ni à une même horde, qui sans doute n’avaient jamais échangé entre eux et qui, peut-être, même, ignoraient jusqu’à leur existence réciproque, peignaient avec les mêmes couleurs, leurs mêmes préoccupations du monde et le même désir d’en sublimer l'essentiel.
Peut-être est-ce mon ignorance, en tous cas, cela me laisse perplexe et me fait in petto échafauder moult théories, plus farfelues les unes que les autres.
Beaucoup plus près de nous, au Moyen-âge, mais de telle façon qu’elle autorise, non pas une analogie mais une approche voisine, des villages, des lieux-dits, des champs, des bois, des vignobles, éloignés entre eux de plusieurs centaines de lieues, ont été désignés aux quatre coins de France sous la très belle appellation de Chanteloup.
Animal de légende ou bien hurlant aux portes des villages, animal honni, animal adulé, craint, respecté, fui ou recherché, le loup représente quelque chose de profondément universel des peurs ancestrales et des angoisses de vivre.
Nous portons sans doute en nous une sorte d’atavisme obscur qui laisserait à penser que nous aurions été des êtres extrêmement ténébreux, des fauves redoutables et d’une cruauté inouïe. Il est des peurs en nous qui dépassent la notion même de peur. Le loup sans doute a servi a donné un nom à ces frayeurs de nous-mêmes, resurgies des ténèbres les plus profondes et les plus mystérieuses de la vie humaine.
Donner un nom, identifier, c’est entrer dans le réel, même par le biais de la légende, et c’est éviter ainsi les affres de l'épouvante qui conduisent assurément à la démence.
Dans toutes les civilisations qui l’ont côtoyé, le loup est ainsi au centre des mythologies et des légendes pour y symboliser la mort.
Chez des peuples aussi éloignés que l’étaient les grecs et les Gaulois, les démons sont pareillement revêtus d’une peau de loup.
Le dieu de la mort chez les Etrusques avait des oreilles de loup. C’est pourtant une louve qui maintint en vie Remus et Romulus en les nourrissant de son lait et qui donc, en dernière instance, se trouve à l’origine de la fondation de Rome. Le loup ici préside aux deux entités, vie et  mort.
Chez les peuples nordiques de Scandinavie, les loups, érigés au rang des dieux, image terrifiante, dévorent les astres.
Le mythe du loup-garou, mi-homme, mi-fauve est une des paraboles les plus puissantes de l’Occident demeurée au niveau de la conscience collective, à tel point qu’elle définit cette maladie mentale qu’est la lycanthropie.
Nos paysages, donc, dépositaires et orateurs de la fuite du temps,  fourmillent alors forcément de lieux qui inscrivent au présent l’existence révolue de la bête mythique, comme le fossile inscrit dans la pierre le passage d’un être du crétacé supérieur.
Au cœur même de Paris, Le Louvre, sur une place fréquentée par les loups du temps où ceux-ci entraient encore dans la ville, en est une illustration parfaite. Et quoi de mieux indiqué qu’un grand musée pour garder la mémoire ?
C’est sur ces mêmes racines étymologiques qu’est né le lycée, du nom d’un quartier nord-est d’Athènes, un peu secret, où Aristote dispensait ses leçons de philosophie et qui, en grec, qualifiait « l’endroit où il y a des loups. » Il est d’ailleurs plaisant de se rappeler que dans le Livre de la jungle, les loups y tiennent une conférence de grands démocrates.
Quant aux communes Chanteloup, elles se rencontrent dans pas moins d’une dizaine de départements, dont les Deux-Sèvres.
On ne saurait par ailleurs recenser exactement les hameaux minuscules, les champs, les carrefours, les ponts, les bois et les chemins où la hantise du loup a été immortalisée,  sous forme de cabane au loup, pré au loup, brande au  loup, Petteloup et autres Brâmes loup ou encore Jappeloup.
Parce qu’un loup ça pète,  ça  hurle ou alors ça jappe. Mais un loup peut-il chanter ?
La Pologne, comme toute l’Europe centrale,  connaît le loup et la bête famélique des bois et des chemins y est encore présente, quoique extrêmement raréfiée.
Il y a donc quelques années de cela, un conducteur de traîneau me racontait qu’un après-midi de décembre où il promenait des touristes sur un obscur chemin forestier,  son cheval s’était brusquement cabré, avait renâclé et s’était mis à hennir, le naseau frémissant, les membres pris de tremblements et refusant d’avancer plus loin sous le couvert de la forêt : l’animal avait éventé, avec cet instinct propre aux animaux face à la mort qui rôde, la présence d’un loup dans l’épaisseur neigeuse des sous-bois.
Voulant éviter à ses promeneurs, quoiqu’ils fussent en bons touristes à la recherche de fortes sensations, les désagréments d’une frayeur, le brave homme avait fait demi-tour sans leur fournir plus d’explications.
J’ai demandé alors si, parmi ces bois de pins et de bouleaux, dans ces vallées en broussailles ou beaucoup plus loin encore au pied des montagnes, il y avait quelque part des villages qui porteraient le nom de Chanteloup.
Avant même de réfléchir, l’homme avait froncé le sourcil, écarquillé les yeux et répondu  que  non, que les loups ne chantaient pas et que la juxtaposition des deux termes sonnait comme une burlesque incongruité.
Comme si nous avions à traduire, nous autres, Hurlepoisson.
J’ai réfléchi alors que ce bon bougre de Polonais avait spontanément mis le doigt sur une bizarrerie, ou alors c’était que les loups ne chantaient que morts, dans la mémoire et dans les endroits où on les avait méthodiquement et consciencieusement éliminés.

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10.01.2018

Parole d'exil

A.jpgQu’elle émane d’un autochtone ou d’un compatriote de passage, la question m’est souvent posée de savoir si mon pays me manque.
En soi, c’est une question profonde. Dite comme ça pourtant, elle semble posée sur le mode du comment ça va ? Une question de l’urbanité la plus élémentaire, dont on n’attend pas forcément une réponse, quand on ne s’en fiche pas éperdument.
Je me suis dès lors fabriqué une métaphore à quatre sous, que je ressers à chaque fois et qui, je crois, satisfait toujours mon interlocuteur :
- Je suppose qu’un marin isolé sur la mer, même amoureux de la mer, a parfois le mal de terre…
C’est une dérobade. Je n’ai en effet pas envie de dire en deux mots si mon pays me manque ou non. C’est beaucoup plus compliqué que cela et c’est un sujet qui, à mes yeux, après bientôt treize ans d’exil, mérite un développement en profondeur. Ne serait-ce que pour y voir moi-même plus clair.
C’est le genre de question auquel, peut-être, seule l’écriture peut répondre.

C’était donc en mai 2005.
Depuis un an déjà, la décision de larguer les amarres était ancrée en moi. C’était une décision qui m’effrayait et m’enthousiasmait tout à la fois. Je n’avais jamais rien fait de tel, évidemment, je ne savais ni la longueur, ni même le profil de la route sur laquelle je m’engageais. Je ne savais rien de tout cela car je ne savais pas, intérieurement, ce qu’était un pays affublé d’un adjectif possessif. Mon pays. Je n’avais jamais utilisé cette équation, je ne l’avais jamais ressentie, je la jugeais surannée, sans fondement, et même dangereuse. Être français ne faisait pas partie de mon identité, sinon pour les flics et la sécu.
Voyageant, en trimardeur ou en touriste, en Espagne, Italie, Danemark, Allemagne, Suisse, Angleterre, j’avais, comme tous les vacanciers du monde, mon pays dans mon sac et voyageais en parallèle et en boucle, certain que le point de départ, à moins d’un accident mortel,  serait aussi le point de retour.
Voyager ainsi, c’est voyager pour voir et entendre seulement. Goûter un brin de culture comme on goûte un amuse-gueule exotique, avant d’en revenir à la saveur bien de chez nous du plat principal.
C’est bien aussi, mais ce n’est pas ce voyage que j’entamai en mai 2005. J’allais passer des frontières qui, peut-être, se refermeraient derrière moi, enjamber des ponts qui, peut-être, seraient coupés une fois la rivière franchie.
Je partais en exil.
Et le mot renferme dans ses gênes une connotation fortement punitive. On pense d’abord à une expulsion et à une interdiction brutale, présente dans la racine latine exsilire, «sauter hors de». Plus tard, vers la fin du XVIIe, le terme prendra un sens plus figuré englobant l’obligation de vivre loin de personnes ou de lieux en même temps que le regret de ces personnes ou de ces lieux.
Il se sensibilisera en quelque sorte.
C’est pourquoi j’avais nommé d’un oxymore, Exil volontaire, mon premier blog, ouvert de septembre 2005 à juillet 2007. Car je ne suis pas exilé. Je me suis exilé. Non pas pour me punir, mais, au contraire, pour tenter de changer à mon avantage un mode de vie.
L’écriture et un blog furent les premiers sémaphores lancés par l’éloignement parce que le premier effet de la solitude s’est exprimé par l’inutilité soudaine de la langue du berceau, c’est-à-dire du vecteur principal qui, socialement, relie l’homme à ses conditions d’existence.
Or, l’exilé ressent d’abord qu’il est privé de la parole, donc de monde directement intelligible. Dans la rue où la signalisation, les enseignes, la publicité, la voix des passants, usent d’un autre code que celui qu’il possède et qui lui semblait être universel, l’expatrié prend de plein fouet la force matérielle de sa solitude.
Le schisme s’opère par la langue. Parce que le signifiant étant inaccessible à l’intelligence, le signifié perd soudain tout son sens, devient lui-même inaccessible et n’a plus pour être nommé et compris que la parole in petto et l’écriture.
Dans ce monde sans l'oralité,  la maladie a surgi qui m'a privé de la parole audible.
Mais je vivais depuis plus de dix ans déjà dans un murmure. 
Celui de la parole exilée.

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07.01.2018

Pomme

1200px-Jableczna-042.jpgJe connais par ici un village qui porte fièrement  le nom de Jabłoń, Le pommier. On le traverse en descendant sur Lublin et de lourdes forêts jalonnent la route de leurs ombres silencieuses.
A n’en pas douter, il y avait là des pommiers. Beaucoup de pommiers. Mais il est vrai que ce coin de la Podlachie est couvert de vergers aux branches et fruits retombants tel, en dépit des rudes frimas, le  jardin des Hespérides.
Un peu plus loin,  le monastère orthodoxe dont les toits dorés  brillent de tous leurs feux sous le soleil gelé, est blotti sur la berge de la rivière frontalière, à la sortie, de ce côté-ci sans issue, du village de Jabłeczna.
On ne dit d'ailleurs pas que l’on va au monastère, mais à Jabłeczna.
Le mot a de la racine de pommier. Mais d’où sort cette racine ?
Certes, dans les jardins où butinent des colonies de ruchers, s’alignent bien des pommiers que les bras printaniers des ermites taillent avec grand soin, en espalier. Le champ lexical du site est bien respecté mais nous ne saurons pas pour autant d’où vient cette senteur de pommes qui embaume les mots.
Toujours est-il que le pommier slave est parfaitement lisible et que nul ne conteste que c’est lui, à  Jabłoń comme à Jabłeczna, qui préside aux mémoires des lieux.

La lecture est plus ardue du côté de l’Atlantique et tout le monde n’est pas favorable à lui accorder l’insigne honneur de désigner des hameaux et des villages.  La pomme de discorde réside dans Availles, dérivé du gaulois aballo, la pomme précisément, auquel serait venu s’ajouter le suffixe –ia qui indiquerait  le territoire.
Les vents de l’ouest aux quatre horizons ont cependant dispersé le pollen. Availles a essaimé un peu partout dans les campagnes. Availles Limouzine, dans la vallée de la Vienne et dans ces tout premiers plissements du Massif Central que constitue le Limousin, Availles en Châtellerault plus au nord, Availles Thouarsais sur la plaine du même nom, Availles sur Chizé, à l’ombre de la forêt et enfin, plus loin en Ille et Vilaine,  Availles sur Seiche.
Tous ces beaux pays furent des pommeraies et le cidre gaulois devait y couler à flots. On devait y percer force barriques en braillant des chants en l’honneur des divinités et les automnes devaient y humer ces arômes sucrés, tellement caractéristiques de la pomme bien mûre, jaune ou rouge, et suspendue à sa branche.

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26.12.2017

Revanche

P5130478.JPGIl y a quelques jours de cela, je te parlais, lecteur, d’une façon de réification de mon réel, me renseignant un beau matin du temps qu’il faisait sur mon smartphone plutôt que de regarder tout bêtement par la fenêtre…
Tout n’est pas perdu cependant ! Car hier le susdit réel a pris sa revanche sur le virtuel ambiant.

J’aime faire de longues balades solitaires à travers la campagne, la forêt toute proche, les prairies, les chemins de sable.
Et si je m’y adonne à certaines rêveries, c‘est sans doute la faute à Rousseau.
Ce faisant, j’ai donc des parcours jolis, habituels, mais hier, j’ai voulu innover.
Il faisait gris, humide et venteux. J’ai pris par la forêt. Un sentier que je connais bien et qui, après trois kilomètres débouche dans un village du nom de Rowiny.
Sur ma gauche, une allée moussue, sombre, semblait me tendre les bras… Je ne m’y étais jamais aventuré, j’ai bifurqué par là, sous les grands pins que le vent chahutait.
Je pensais sortir bientôt dans les prairies et revenir ainsi vers ma maison.
Je marchais, distrait par les « labourages » pratiqués ça et là par des bandes de sangliers ; puis par les empreintes des chevreuils inscrites sur le sable humide… Je me suis surpris à chercher celles, énormes, profondes et beaucoup plus rares, d‘un élan.
Sans succès...
Je marchais donc sans jamais parvenir à l’orée de la forêt, m’enfonçant plutôt dans les sous-bois et n’apercevant plus bientôt, au travers des sombres troncs, la clarté des lisières.
Légèrement inquiet, je décidai de rebrousser chemin.
Mais tous les chemins se ressemblent dans une forêt exclusivement plantée de pins ! Et plus j’allais maintenant sur le retour et plus je pénétrais dans l’inconnu, ne reconnaissant rien de ce que j’aurais pu apercevoir tout à l’heure.
L’angoisse commençait à monter, qui refusait encore de dire son nom.
Enfin, une lisière ! Je m'y précipitai, mais c’était là une lisière inconnue, avec une clairière inconnue, une petite prairie solitaire. Rien que je n’eusse déjà vu.
Je regagnai le couvert des pins, courant presque. Je ressortis un peu plus loin, revins sur mes pas… Au galop maintenant.
Je ne savais plus du tout où j’étais, ni, surtout, comment j’étais venu jusque là… Les allées de plus en plus noires, de plus en plus moussues, de plus en plus semblables, tordues, presque ricanantes, fuyaient telles celles d’un labyrinthe. Voire d'un piège.
J’étais perdu.
Alors, je levai les yeux vers les cimes et je les vis se balancer tout là-haut sur le gris tourmenté du ciel.
Le vent ! Le vent, mon ami de toujours ! J’étais parti face à lui, le bravant, et les yeux m’en pleuraient… Il fallait donc pour rebrousser chemin vers ma maison que je lui tourne résolument le dos.
Ce que je fis et je traversai une autre clairière, pataugeai dans une tourbière, parmi des ajoncs gelés gisant au sol, arpentai un champ boueux, arrivai sur un chemin que je suivis avant d’apercevoir, au loin, les maisons du village.
Je soupirai et remerciai le vent. Un vent de l’Ouest. Un vent de chez moi. M’avait-il reconnu qu’il me tendit ainsi ses ailes secourables ?
Je me sentis soudain fier d’être resté dans l’âme l’enfant des champs et des bois que j’étais jadis.
Et c’est alors que je sentis soudain dans ma poche le smartphone que j’emmène toujours avec moi, pour avoir la distance parcourue, inscrite par endomondo.
Punaise, je l’avais oublié, celui-là ! Et ça marche avec le GPS, cette application ! Et un GPS, que je sache, ça sert d‘abord à ne pas se perdre !
Je ris, soulagé !
Allons, je n’étais pas encore complètement englouti par la connerie contemporaine.
Atteint, certes, mais un gars qui a le réflexe de regarder le vent plutôt que son GPS, n'est pas complètement irrécupérable.

 

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25.12.2017

Un conte de noël inédit...

conte.JPGL’homme allait lentement par des chemins et des bois qu’engloutissait la neige épaisse, ce qui est normal et à peine convenu dans un conte de noël.
Bref… Le vent soufflait. Ben oui, un vent qui ne souffle pas, que peut-il bien faire d’autre ? Quand un vent ne souffle pas, c’est qu’il n’y a pas de vent et personne n’en parle.
Zut alors ! La peste soit des redondances qui n’en paraissent plus !
Le vent cinglait le visage de l’homme qui allait par des chemins et des bois qu’engloutissait la neige épaisse.  Voilà qui est nettement mieux. Le vent cinglait. Pas courant, ça, hein, un vent qui cingle un visage ?
Le susdit visage en était tout violacé et une épaisse sécrétion, jaunâtre, peu ragoûtante,  pendait du nez, assez aquilin au demeurant.
Ça, ça s’appelle du réalisme - voire de la coquetterie littéraire - pour dire que l’homme qui allait lentement par les chemins et les bois était tout simplement enrhumé.
Parfois, il trébuchait, cet homme, car il n’était pas très en forme mais en haillons. (Sorte de zeugma à peine réussi.)
Fatigué et pauvre, donc, ce qui, dans un conte de noël comme partout ailleurs, va souvent de pair. Les riches, z'eux, sont rarement fatigués. Quand ils baillent, c’est souvent après avoir trop bouffé et qu’ils ont du mal à digérer, parce que, riches ou pas, ils ont un estomac humain qui n’en peut mais.
Je m’éloigne un peu, oui, j’ai vu…

La neige tombait drue. Le pauvre homme fatigué et enrhumé rejoignait sa chaumière, située à la lisière de la forêt. Il s'en revenait de l’épicerie du village voisin où il avait tenté de négocier un crédit pour s’acheter un hareng saur pour son réveillon et le crédit lui avait été refusé parce qu’il avait déjà une ardoise… La tuile, quoi !
Intéressant, non ?
Mais l’homme tout à coup crut entendre au-dessus de lui comme un doux froufrou printanier, comme un bruit d’ailes soyeuses à travers les branchages gelés et il leva les yeux pour voir. Ce faisant, il buta malencontreusement sur une pierre enneigée, et, badaboum ! il chut de tout son long et de tout son poids au milieu du sentier, la tête dans la poudreuse.
Le nez enrhumé prit un sale coup, du coup…
Alors, le bruit d’ailes soyeuses se fit plus perceptible encore, plus proche et une main pas très douce; velue même, se posa sur l'épaule de l’homme à terre, lequel tenta de voir qui venait ainsi à son secours mais ne put relever sa tête. Il ronchonna et, la bouche pleine de neige, demanda :

-  Qui es-tu, Toi ?
- N’aie plus peur, pauvre homme… Je viens t’aider, répondit une grosse voix rocailleuse, discordante, à peine aimable pour tout vous dire.
- Mais qui es-tu, nom de dieu d’bon dieu d'merde ?!
- Doux langage à mon oreille  ! Je suis l’Ange des chus.

 

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19.12.2017

Matinale réification

HH.JPGLa nuit est encore posée en écran bleu et noir derrière les vitres ; sans doute gelées.
Il est cinq heures à peine.
Je ne la vois pas, la nuit, les rideaux sont tirés.
Il y a des fleurs bleues sur ces rideaux.
Les grands poêles rallumés ronflent et les borborygmes du café gazouillent en cascades dans la cafetière.
Je suis au chaud dans mon réel, fait de tout cela, mais aussi d’angoisses, de peurs, d’incertitudes, d‘espoirs de lumière, de printemps et de bonheurs encore.
Et l’idée me prend, comme chaque matin, de consulter la météo de la journée sur mon téléphone.
En attendant que le café achève d’embaumer la pièce.
Cette idée fait partie de mes aurores. Elle participe de mon réel, sauf que là, ce matin, cette bourrique d'application météo, programmée sur le village voisin, Huszcza, autant dire dans ma cour, refuse de me renseigner.
Je tapote, je referme, je refais, je secoue, je m’énerve… Rien à faire. De guerre lasse, je finis par balancer l’ingrat smartphone un peu plus loin sur la table et, ce faisant, je réalise soudain qu’en soulevant un coin de rideau, je verrai mon vieux thermomètre, accroché au dehors.
Je saurai plus vitement le temps qu’il fait.
Effectivement : moins cinq ce matin.
L’application prend alors tout son sens, celui de toutes les applications du monde, qui est de réifier le monde par simple effet de substitution.
Et nous en sommes tous là, quel que soit le sujet de notre interrogation... Nous n'interrogeons plus la réalité, mais son reflet dans un objet marchand.
J’en ris, parce que là, c’est vraiment trop con ! C’est enfantin, même, et je pense à cette histoire de l’institutrice qui demandait à sa jeune classe si quelqu’un avait déjà vu un chevreuil galoper en vrai dans la forêt…
Un garçonnet enthousiaste avait alors levé très haut la main :
-
Moi, madame, moi madame…
-
Ah, bien ! Et où ça, Victor ?
-
A la télé, madame…

Je suis donc ce Victor.
Mais j’ai passé, depuis longtemps déjà - depuis longtemps hélas -, l’âge de lever la main pour répondre à la question d’une institutrice.
Tout le drame est là.

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15.12.2017

La littérature n'a pas horreur du vide

littérature,écriture« Au trot inégal des deux bêtes, la calèche longeait les cours des fermes, faisait fuir à grands pas des poules noires effrayées qui plongeaient et disparaissaient dans les haies, était parfois suivie d’un chien-loup hurlant, qui regagnait ensuite sa maison, le poil hérissé, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture…Un gars à sabots crottés, à longues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflée par le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l’équipage, et retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats collés au crâne. »

Ça arrive souvent comme ça : on est debout devant la bibliothèque, on prend  un livre au hasard, on le feuillette par désœuvrement, on s’arrête sur un passage, on se souvient du tout, on s’assied alors, on revient à la première page et on lit pendant des heures.
On relit ce qu’on sait déjà mais avec l’œil d’un nouveau lecteur.
De ce livre publié en 1883, mais dont la rédaction commença six ans plus tôt, Flaubert se montra enthousiaste dès les premiers mots que lui en toucha son auteur. Il y avait en effet là matière à réaliser pleinement sa propre conception du roman : écrire sur rien.
Une vie, c’est le livre de la vacuité de tout, jalonnée d’événements qui ne débouchent sur rien.
Servi par une écriture impeccable, il  montre bien que tous les successeurs littéraires de Maupassant et de Flaubert n’ont rien inventé, sinon en reprenant à leur compte les exigences déjà formulées par les deux écrivains. « L'intrigue passe au second plan… »
Le Nouveau roman croyait avoir découvert les clefs de la révolution du genre ou du moins tentait de le faire croire.
Les post-Nouveau roman iront encore plus loin dans la niaiserie à bout de souffle : le roman est mort !
Mais j'ai déjà eu l'occasion de dire qu'après Thamus et le Grand Pan, Nietzsche et Dieu, les surréalistes et l'art, les situationnistes et le vieux monde,  je me méfiais comme de la peste de tous ceux qui célèbrent les obsèques d'un mort sans en avoir vu le cadavre.

Dans Une vie, il ne se passe rien. Du moins ce qui s’y passe est tout à fait subsidiaire et ne fournit pas l’étoffe à une  intrigue romanesque, stricto sensu. Tout y est néant surgi du néant et se dirigeant vers.
Et pour dire ce rien, point n'était nécessaire, comme le crurent bon les prétentieux d’une époque courant de la moitié du XXème siècle jusqu’à nos jours, de déstructurer le langage, de ne pas s’attarder sur les paysages ou de ne nommer ses personnages que par des initiales, en imitant pauvrement Kafka.
Toutes ces révolutions de chambrette en  littérature n’ont, in fine, porter, et ne portent encore, que sur des formes,  avec des phrases aussi tortueuses que les esprits, par impuissance à produire un nouveau contenu. Un nouveau sens.
Dans le rien tellement moderne de Maupassant, il y a l’odeur de la Normandie, la farouche étreinte de la Manche sur les terres, les vapeurs des brouillards, les gels de décembre, les semences et la sensualité des printemps, l’éclat d’un feu de bois, les côtes affaiblies d'un vieux chien de ferme. Dans ce décor rendu palpable par la magie d’une plume au zénith, le reste n’est que drame antique de la vacance universelle des êtres et des choses.
Par rapport aux Soirées de Médan, recueil collectif qu'écrasa devant la postérité la supériorité de "Boule de Suif," Maupassant avait déjà fait une révolution, sur les pas de l’art Flaubertien.
Que de temps perdu alors dans l'appauvrissement, pendant plus d’un siècle et jusqu’à l’heure qu’il est, à vouloir rénover la couverture du roman ou en essayant désespérément d'en creuser la tombe  !
Que de poudre lancée aux yeux, aussi, à  vouloir faire de la modernité avec du rien, avec ce qui avait déjà été énoncé en tant que rien et que des classiques
comme Maupassant, plus modernes que tous ceux qui leur succéderont, avaient mis au jour sans l’écran de fumée des théories toujours pompeuses de la rénovation de l'art.

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13.12.2017

La conjuration du sablier

littérature,écritureLa plaine qui n’ondulait jamais était humide et la forêt, tout au bout, mettait brutalement fin à son destin de plaine.
Elle dessinait un mur de pins sombres où bataillait du vent, et c’était vers ce mur que je marchais, cependant que le soleil tout pâle glissait sur des plaques de neige éparse. Derrière moi, il n’y avait rien. Que du souffle invisible sur le silence de mon histoire.
J’ai levé les yeux au ciel. Parce que j’y cherchais un oiseau, un voyage qui pût me rassurer sur le mien, me chuchoter : tu n’es pas si seul dans la désespérance, pas si perdu dans tes errances, regarde la blessure fatiguée de mes ailes, regarde l’immensité des nuages à l’assaut desquels me porte cette blessure, regarde le sang injecté dans mon œil par les vents assassins, vois l’impossibilité de mes chimères ataviques et vois la mort au bout sans qu’aucun vide, nulle part, ne s’inscrive sur la face du monde.
Mort anonyme.
Sépulture introuvable.
Néant dérisoire.
Mais le ciel était muet. Pas même un nuage en forme d‘allégorie, de ces nuages qu’on lit, comme des monstres ou comme des jouets, quand on a refermé tous ses livres.

Je marchais vers la forêt parce que j’y avais cru voir la silhouette chancelante d’un homme. On ne voit pas beaucoup d’hommes par ici. On ne voit que la plaine et sa toile de  fond, le rideau des sombres pins.
Que viendraient faire ici les hommes ? Depuis longtemps mon pacte avec eux avait été rompu. A tel point que même là, sous le vent, sur la neige éparse et sous le ciel immaculé, la forêt semblait reculer devant moi, comme si elle refusait que je la rejoigne, comme si sous mes pas s’allongeait la plaine et comme si l’intrus échoué là bas, à la lisière, s’obstinait à repousser l’échéance d’une rencontre.
C’est alors que j’ai vu l’oiseau. Non. J’ai d’abord vu son ombre qui se déployait sur le sol. Après seulement, j’ai reconnu un corbeau. Un vrai corbeau. Pas une de ces corneilles ou autres freux qui habitaient là-bas, autrefois, sur les marais et les labours paisibles où couraient des brises océanes. Un grand corbeau. Un lointain consanguin des nettoyeurs d’Austerlitz.
Tellement noir qu’il m’en a semblé  bleu.
Il a plongé sur la lisière et je me suis arrêté tout net. C’était un signe. Je devais m’arrêter là. Il  y avait de la mort blottie sous l’envergure puissante de ses ailes.
La forêt est venue jusqu’à moi. Un nuage est passé et le soleil s’est tu, vaincu par la pénombre.
L’oiseau picorait avec force délectation les yeux de l’homme sur le sol étendu. Le mort n’était pas mort et se prêtait au jeu. Il embrassait le bec et caressait la plume à chaque lambeau de chair arraché à sa vie.

Quelqu’un a frappé. J’ai cru. C’était le vent qui secouait violemment les volets.
En sursaut, j’ai regardé par la fenêtre. La lune dormait encore entre deux branches livides.
Je me suis levé. J’ai allumé la dernière cigarette de mon histoire et je me suis mis à écrire.
Je n’ai depuis lors jamais cessé de tenter de remonter le temps.
Pour faire reculer la forêt.

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07.12.2017

Le Cul

littérature,écritureAu sud du département des Deux-Sèvres se déroule la forêt de Chizé, peuplée de hêtres et de charmes. Puis, après un intervalle fait de petites plaines légèrement ondulantes, commence celle d’Aulnay, plus sombre, plutôt en chênes celle-ci et déjà sur le département de la Charente- Maritime.
Abandonnés en pâture aux paysages, ce sont là deux lambeaux déchiquetés de ce que fut jadis, très loin jadis, la grande sylve d‘Argenson, courant  du pays angoumois jusqu’aux portes de la Rochelle…
Entre ces deux beaux massifs s’éparpillent bien évidemment de petits villages, dont un  érigé sur une proéminence.
Le pâle horizon du ciel s’y élargit très loin, plus loin que Melle, mais à part ça, on n’en dirait strictement rien, de ce modeste hameau, on passerait même au pied de sa colline sans le voir, s’il n’était tout simplement remarquable d’homonymie.
On ne peut guère en effet, même en filant très vite, faire fi de ce nom exposé comme une galéjade, Le Cul.
Je vais au Cul, ai-je entendu dire un de ses habitants qui, ébéniste de son état et renversant le mot cul par-dessus tête, se faisait lui-même appeler Luc. Je suppose que les métaphores, les métonymies et autres syllepses ont alimenté et alimentent encore les allusions plaisamment égrillardes.
Il y a le feu au Cul ! Il y a le feu au Cul ! Impossible, si l’on veut rester décent et être pris au sérieux quand Le Cul brûle, de faire de ce une lettre muette. D’autant qu’à quelques kilomètres de là – je n’invente rien -  un autre hameau se fait gentiment appeler, en référence au dieu soleil peut-être,  .
Ré lès cul. Ré près du cul. Il y a là matière à nourrir toute sorte d’imaginaires grivois.
Pourtant Le Cul, nous explique un habitant, ne se prêterait guère à ses rapprochements intempestifs de bas étage, puisque c’est justement de sa hauteur qu’il tiendrait son nom.
La colline sur laquelle il a planté ses quelques maisons à tout vent est en effet le point le plus élevé de la contrée. Le Cul, le point culminant. De quoi faire taire tous les commentaires irrévérencieux même si, tenant à tout prix à se faire l’avocat d’une lecture croustillante, on est en droit de se demander pourquoi le mot aurait été coupé justement là, en son beau milieu de culmen, désignant le sommet.

Personne ne nous le dira... Alors nous accepterons la savante interprétation toponymique mais, pour pouffer sans vexer l’autochtone, nous nous retournerons et ferons mine d'admirer la lointaine ligne d’horizon, moutonnée de blancs nuages
Car nous sommes, il va sans dire, des visiteurs bien élevés.

 

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04.12.2017

Le chien

littérature,écritureComme je rentrais à la maison, il est soudain apparu dans le faisceau lumineux des phares et je l’ai tout de suite trouvé sympathique, superbe même, avec ses longues oreilles jaune et noir qui tressautaient au rythme de son petit trot.
Ses yeux aussi  avaient quelque chose de bon enfant et de bienveillant...
Il semblait nous attendre.
L’ordure qui l’avait abandonné, le jetant telle une poubelle du coffre de sa voiture, avait dû le faire là, devant mon portail. Alors sans doute s’était-il imaginé que c’était ici qu’il devait désormais habiter ; peut-être même avait-il monté la garde toute la journée.
Il s’est poussé un peu, il a disparu un moment dans le noir,  je suis rentré et je l’ai quasiment  oublié.

Comme chaque soir cependant, sombres soirs où la nuit descend du ciel dès quinze  heures, je suis allé fermer la porte des gélines.
Stupeur ! Sur quatre, il n’en restait plus qu’une !
J’ai accusé le renard de la forêt toute proche et j’ai accusé l’autour des palombes.
Mais tout de même, trois d’un coup !  Un renard vraiment habile et féroce ou un autour grand virtuose de l’attaque en piqué, alors !
Le chien, nom de dieu ! Le vagabond !
Un amas de plumes blanches découvert le lendemain dans les halliers, le témoignage effarouché de deux voisins chez lesquels il avait d’abord tenté d’assouvir sa faim, m’en ont persuadé.
Un tueur…
Il est depuis invisible.
Le jour, il doit être tapi au chaud dans la paille de quelque grange, mais dès que tombe le crépuscule, il arpente le village, il renifle la nuit. Après son crime, il se sait désormais paria et il a appris à fuir les humains.
Alors, pour courir sa pitance, il attend qu’ils se soient retirés. Nous l’avons même entendu poursuivre un animal dans les ténèbres, de l’autre côté de la clôture.
Un chasseur… que j’avais tout de suite trouvé sympathique, superbe même, avec ses longues oreilles jaune et noir qui tressautaient au rythme de son petit trot.
Reste que mon poulailler est vide, qu'il le restera jusqu'au printemps et que tout mon courroux va au salaud qui l’a jeté ici, mon bouffeur de poules.
Un bouffeur de poules assez indélicat, du reste : je n’en avais que quatre, les voisins en ont une trentaine chacun. Au moins.
Peut-être l’animal a-t-il considéré qu’avec une basse-cour pareille, le propriétaire des lieux devait simplement s’amuser à avoir des poules et que le crime serait dès lors moins préjudiciable que chez les gens sérieux.
De toute façon, la faim justifie les moyens et, là comme ailleurs, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs.  

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28.11.2017

Les mépris incongrus

facertt-z.jpgQuand l’accordéon de Verchuren se mettait à grésiller dans le vieux poste posé sur le  manteau de la cheminée, ma mère montait le son, réglait la station, enjoignait le silence à tout le monde et, fort guillerette, entamait deux ou trois pas de danse… Un air de gaieté printanière s’engouffrait dans la maison, chassant d'un coup tous les ennuis du quotidien.
Mieux. Si la valse musette avait des paroles, alors la voix maternelle l’accompagnait de ses trémolos enjoués.
Une inconditionnelle. Le fleuron de sa culture musicale.
Même si ça disait toujours la même chose : des montagnes, des fleurs, des amours jolies, de belles rivières.
Mon frère aîné itou…Toujours, je l'ai vu se trémousser sur un air d’accordéon, ça, c’était de la musique qu’il disait en me toisant et même que les airs de Verchuren, il les jouait sur son harmonica ! Alors ?
Ils sont partis tous les deux… Me reste les souvenirs… De plus en plus présents. Avec parfois au coin du coeur, une goutte humide qui ne dit pas son nom.

Moi, c’était la guitare, d’abord le blues, puis le rock, puis les vraies chansons à texte et la barbe du Che… Verchuren et son accordéon de m...., ma génération les couvrait de son plus puissant mépris. Des faiseurs de bal à papa !
Tout ce qui incitait ma mère à danser faisait forcément partie du vieux monde.
De ce vieux monde éreinté, avachi, qu’il nous fallait abattre… Un monde d'andouilles !

Me reste les souvenirs… De plus en plus présents.
Alors l’autre soir, en farfouillant sur internet, je suis tombé sur André Verchuren, un nom que j’avais presque oublié tant l'eau, depuis,  sale ou limpide, a coulé sous mes ponts incertains.
Et tout m’est revenu en bloc, l’enfance, le soleil de mon village, les odeurs des fermes, les copains, mon bonheur de vivre, ma mère, mes frères…
Et j’ai lu…
Un résistant, Verchuren. Un gars qui a 24 ans cachait les parachutistes alliés et qui, dénoncé par un salopard, dut prendre enchaîné un train de la mort pour Dachau.
Un jeune homme qui, malgré tout, ne rabaissa pas son caquet : dans cet enfer de la douleur et du crime, il avait exhorté ses compagnons d‘infortune à chanter La Marseillaise.

Qu’avais-je donc été, moi, à côté ? Avec ma guitare, mes chansons à la con, mon situationnisme, mes petits combats de rue, mes escarmouches, mes résistances ?
Punaise, ce qu’on peut se tromper quand même sur le cours d'une vie !
Et ma mère ? Et mon frère ainé ? Savaient-ils tout ça, eux  ?

Je me souviens que ma mère entamait deux ou trois pas de danse… Un air de gaieté printanière s’engouffrait soudain dans la maison et, si la valse musette avait des paroles, alors la voix maternelle l’accompagnait de ses trémolos enjoués.

Chapeau bas, Monsieur Verchuren… Les Justes pardonnent toujours à l'ignorance.

12:28 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent |  Facebook | Bertrand REDONNET