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10.01.2018

Parole d'exil

A.jpgQu’elle émane d’un autochtone ou d’un compatriote de passage, la question m’est souvent posée de savoir si mon pays me manque.
En soi, c’est une question profonde. Dite comme ça pourtant, elle semble posée sur le mode du comment ça va ? Une question de l’urbanité la plus élémentaire, dont on n’attend pas forcément une réponse, quand on ne s’en fiche pas éperdument.
Je me suis dès lors fabriqué une métaphore à quatre sous, que je ressers à chaque fois et qui, je crois, satisfait toujours mon interlocuteur :
- Je suppose qu’un marin isolé sur la mer, même amoureux de la mer, a parfois le mal de terre…
C’est une dérobade. Je n’ai en effet pas envie de dire en deux mots si mon pays me manque ou non. C’est beaucoup plus compliqué que cela et c’est un sujet qui, à mes yeux, après bientôt treize ans d’exil, mérite un développement en profondeur. Ne serait-ce que pour y voir moi-même plus clair.
C’est le genre de question auquel, peut-être, seule l’écriture peut répondre.

C’était donc en mai 2005.
Depuis un an déjà, la décision de larguer les amarres était ancrée en moi. C’était une décision qui m’effrayait et m’enthousiasmait tout à la fois. Je n’avais jamais rien fait de tel, évidemment, je ne savais ni la longueur, ni même le profil de la route sur laquelle je m’engageais. Je ne savais rien de tout cela car je ne savais pas, intérieurement, ce qu’était un pays affublé d’un adjectif possessif. Mon pays. Je n’avais jamais utilisé cette équation, je ne l’avais jamais ressentie, je la jugeais surannée, sans fondement, et même dangereuse. Être français ne faisait pas partie de mon identité, sinon pour les flics et la sécu.
Voyageant, en trimardeur ou en touriste, en Espagne, Italie, Danemark, Allemagne, Suisse, Angleterre, j’avais, comme tous les vacanciers du monde, mon pays dans mon sac et voyageais en parallèle et en boucle, certain que le point de départ, à moins d’un accident mortel,  serait aussi le point de retour.
Voyager ainsi, c’est voyager pour voir et entendre seulement. Goûter un brin de culture comme on goûte un amuse-gueule exotique, avant d’en revenir à la saveur bien de chez nous du plat principal.
C’est bien aussi, mais ce n’est pas ce voyage que j’entamai en mai 2005. J’allais passer des frontières qui, peut-être, se refermeraient derrière moi, enjamber des ponts qui, peut-être, seraient coupés une fois la rivière franchie.
Je partais en exil.
Et le mot renferme dans ses gênes une connotation fortement punitive. On pense d’abord à une expulsion et à une interdiction brutale, présente dans la racine latine exsilire, «sauter hors de». Plus tard, vers la fin du XVIIe, le terme prendra un sens plus figuré englobant l’obligation de vivre loin de personnes ou de lieux en même temps que le regret de ces personnes ou de ces lieux.
Il se sensibilisera en quelque sorte.
C’est pourquoi j’avais nommé d’un oxymore, Exil volontaire, mon premier blog, ouvert de septembre 2005 à juillet 2007. Car je ne suis pas exilé. Je me suis exilé. Non pas pour me punir, mais, au contraire, pour tenter de changer à mon avantage un mode de vie.
L’écriture et un blog furent les premiers sémaphores lancés par l’éloignement parce que le premier effet de la solitude s’est exprimé par l’inutilité soudaine de la langue du berceau, c’est-à-dire du vecteur principal qui, socialement, relie l’homme à ses conditions d’existence.
Or, l’exilé ressent d’abord qu’il est privé de la parole, donc de monde directement intelligible. Dans la rue où la signalisation, les enseignes, la publicité, la voix des passants, usent d’un autre code que celui qu’il possède et qui lui semblait être universel, l’expatrié prend de plein fouet la force matérielle de sa solitude.
Le schisme s’opère par la langue. Parce que le signifiant étant inaccessible à l’intelligence, le signifié perd soudain tout son sens, devient lui-même inaccessible et n’a plus pour être nommé et compris que la parole in petto et l’écriture.
Dans ce monde sans l'oralité,  la maladie a surgi qui m'a privé de la parole audible.
Mais je vivais depuis plus de dix ans déjà dans un murmure. 
Celui de la parole exilée.

10:37 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET