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18.04.2014

Stéphane Beau : Les Perdants, dernier exercice d'équilibrisme

C'est donc le dernier texte de Stéphane sur le sujet - qui est loin d'être épuisé si tant est qu'il soit épuisable - que je vous propose.
J'ai été heureux de relayer ici sa réflexion.
Parce qu'il est un ami ? Oui. Bien évidemment. D'ailleurs, nous venons de travailler ensemble sur le livre que j'ai édité aux Éditions du Petit Véhicule et c'était bien agréable.
Mais, pour nécessaire qu'ait été cette condition d'amitié, elle fut loin d'être suffisante pour que je prenne le parti de publier ici ses textes.
J'ai relayé parce que son livre, Les hommes en souffrance, que j'ai lu et aimé, un livre courageux qui prête forcément le flanc aux morsures de toute la meute ordinaire des idéologues ordinaires, fut le point de départ de sa réflexion.
Réflexion d'un homme touché, ému, blessé sans doute, en tout cas sincère et qui avait besoin de dire son pourquoi.
Le fait est, hélas, assez rare à mes yeux pour mériter d'être souligné.
Merci à lui.

 

littérature, écritureMarcher sur les barrières, jouer les danseurs de corde, se hisser par delà la mêlée, tout cela est bien joli, sur le papier, mais dans la vraie vie, concrètement, ça donne quoi ? Tout soupeser, ne jamais trancher, ne jamais pencher définitivement dans un camp ou dans l'autre parce qu'aucune vérité n'est jamais absolue, c'est intellectuellement très noble, mais est-ce humainement viable ?

C'est une question que je me pose régulièrement, bien entendu, et que je me repose forcément depuis plusieurs semaines, à la lecture du blog de Bertrand et des fougueux débats qu'il a allumés autour de la crise ukrainienne. A de multiples reprises, j'ai eu envie d'y aller de mon petit commentaire, et à chaque fois je me suis heurté à mon incapacité à m'arrêter sur un jugement définitif. Dénoncer Poutine et les manœuvres des russes pour s'accaparer de la Crimée, voire de quelques provinces supplémentaires ? Oui, bien sûr. Accuser les États-Unis d'être omniprésents dans cette affaire et d'y jouer avec des dés qui, au fond, ne sont guère moins pipés que ceux de leurs adversaires ? Pourquoi pas ? S'indigner du fait que l'on veuille faire des rebelles de Kiev des héros de la démocratie en s'attachant à gommer les revendications parfois très douteuses de certains de ces dits rebelles ? Évidemment. S'agacer de la niaiserie de la diplomatie européenne qui bien que bombant le torse et roulant des mécaniques, reste aussi emmerdée et impuissante que dans les années trente lorsque la menace nazie commençait à prendre de l'ampleur ? D'accord. Mais après ? Une fois que tout cela sera dit ? Quand la lourde machine sera lancée, que le jeu des ultimatums, des alliances, des escalades d'avertissements et de sommations commencera à se mettre en branle, quelle valeur tous ces mots auront-ils ? Certes, nous pourrons éventuellement nous vanter d'avoir été plus malins que les autres et d'avoir percé à jour l'absurdité de tout cela, d'avoir mis nos contemporains (la poignée de lecteurs qui nous lit autrement dit...) en garde. Mais quand nous serons brassés dans la grande lessiveuse, est-ce que ce sera suffisant comme consolation ?

Je suis actuellement en train de lire le dernier numéro de la revue Agone, consacré à l'Ordinaire de la guerre. Le volume s'ouvre sur une querelle d'historiens, spécialistes de la première guerre mondiale, querelle portant sur la notion de consentement : peut-on dire que tous les soldats qui se sont battus en 14-18, qui y sont morts et/ou qui y ont tué, étaient « consentants ». La relative faiblesse du nombre de mutins et de déserteurs doit-elle nous laisser supposer que tous ceux qui ne le furent pas trouvèrent un sens aux combats qu'ils menèrent ? Quel choix avaient-ils ? Se révolter et finir presque à coup sûr avec douze balles dans la peau ? S'engager dans la guerre et espérer en ressortir sans trop de dégâts ? Sauf que dans la vraie vie, ce choix n'existe pas. Dans la vraie vie, on suit le mouvement. On prend la vague et on essaye de ne pas se noyer. Vous croyez que le type qui se fait embarquer par une rivière en crue a le temps de s'interroger sur le bien fondé de ses choix ? Couler ? Flotter ? Se raccrocher à une branche ? Non, il improvise et s'efforce juste de ne pas suffoquer.
Les choix, de toute manière, on les fera pour nous, sur le moment ou après coup. Car, comme nous le rappelle Ernst Jünger, dans Le Traité du rebelle, le non-engagement n'existe pas. On n'échappe jamais complètement aux barrières et on est toujours plus ou moins fermement sommé de choisir un camp. Et si on ne le fait pas, l'histoire s'en charge pour nous. Plus embêtant : la volonté de non engagement, qui pourrait se traduire comme le « choix de ne pas choisir » est presque toujours réinterprétée comme venant finalement faire le lit des pires horreurs, puisqu'elle ne s'y oppose pas catégoriquement. Cela s'est vu aussi bien en 1914 qu'en 1939. Et cela se reproduit à chaque fois que l'on enferme la pensée dans une opposition binaire et manichéenne, c'est-à-dire quotidiennement.

Certes, tous les choix auxquels nous sommes confrontés au fil des jours ne sont pas aussi cruciaux que ceux qu'ont connus les poilus ou les contemporains d'Hitler, mais quand même : adopter la posture du danseur de corde, de celui qui marche sur les barrières ou de celui qui s'élève au dessus des mêlées reste très compliqué. C'est un « non choix » qui nous engage presque autant, sinon plus, que d'opter pour tel ou tel camp ; car quelle que soit l'évolution de la situation, nous serons au final comptés parmi ceux qui se sont rangés du mauvais côté. Cela est très net au moment des élections où ce sont bien souvent ceux qui se sont abstenus de trancher, justement qui se retrouvent accusés la plupart du temps, par les commentateurs, d'avoir favorisé la victoire de tel parti (le Front National par exemple) ou d'avoir accéléré la chute de tel autre.
Dans un monde ou tout doit quasiment toujours pouvoir être résumé en une opposition binaire le danseur de corde, l'équilibriste de l'esprit, est un handicapé. Son besoin de tout soupeser, d'utiliser les oscillation de son balancier pour éviter de sombrer dans le manichéisme, n'est pas perçu comme une forme d'intelligence mais comme une inadaptation. Sa propension au doute n'est pas reconnue comme une preuve de raison mais comme un signe de faiblesse et d'impuissance. L'équilibriste de l'esprit est un perdant, un éternel perdant. Tant pis pour lui. Tant pis pour le monde aussi, peut-être...

Tiens, en parlant de « perdants », je vous rappelle que Philippe Ayraud a fait paraître, il y a quelques mois de cela, aux éditions Durand Peyroles, un très chouette recueil de nouvelles dont c'est précisément le titre : Les Perdants. Si vous avez trouvé quelque intérêt à me suivre dans ces réflexions, ces dernières semaines, je ne peux que vous inviter à le lire. Vous verrez que si la forme de son propos est forcément différente de la mienne, puisqu'on est là dans le fictionnel, le fond n'est pas si éloigné de ce que j'ai essayé d'exposer ici.

Stéphane Beau

12:03 Publié dans Stéphane Beau | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Et merci à toi !

Écrit par : stephane | 18.04.2014

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