04.10.2014
Naufrage
En 2009, j’avais participé à un recueil de nouvelles édité par Antidata, sur le thème de la maison et intitulé Capharnahome. Solko avait également apporté sa contribution littéraire à la rédaction de ce recueil.
J’avais alors proposé deux récits dont un avait été retenu. Celui que je vous livre aujourd’hui - déjà mis en ligne en mars 2010 - avait eu moins de chance, donc, et sommeille en mes tiroirs numériques.
*
Au nord de La Rochelle, battues par les vents mouillés, aspergées par les embruns ou ruisselantes de soleil, s’élèvent de blanches falaises au sommet desquelles pavoisent les bourgades d’Esnandes et de Lhoumeau.
Toutes les maisons font face à l’océan et depuis les fenêtres où pendent des rideaux à fleurs, les habitants, rêveurs, discernent parfois sur le lointain brumeux des eaux, les lourdes cheminées d’un bâtiment fantomatique glissant sur la crête des flots.
Quand la mer est basse et que le ciel au-dessus d’elle s'envase sur le triste horizon, de noirs bouchots hérissent l’estran, territoire humide et froid des opiniâtres artisans de la marée, tout enveloppés de noirs cirés de pluie.
Les maisons regardent l’océan, oui, mais d’assez loin. L’autorité les a contraint à reculer d’une centaine de mètres, pour la sérénité du littoral et la sécurité des citoyens : La falaise est abrupte, soumise à la violence des éléments qui la sapent au pied, et son herbe humide, aplatie sous la puissante haleine du large, peut être glissante, incertaine à la marche.
Aussi les vieux villages, les vrais villages de pierres brunes et de pêcheurs, conscients de l’énergie supérieure de l’océan, prévenus de son tumulte caractériel, sont-ils sagement retirés.
Plus impavides, par le lucre rendus audacieux, les lotissements de maisons toutes semblables se sont aventurés, eux, plus loin en avant, pour mieux voir, pour mieux être vus et mieux être balayés par les vents marins. Ils font désormais écran entre les villages historiques et la fougue récurrente des tempêtes. Aux premières loges du spectacle, ces habitations-là en prennent à leur aise, bombent avantageusement le pignon, se négocient à prix d’or et se réservent aux gens confortablement dotés.
À Lhoumeau cependant, eussiez-vous emprunté, voici quelque vingt ans déjà, cette allée de sable et d’herbes folles étrangement baptisée d’un oxymore, Ruelle du large, jusqu’à son terminus, en réalité un cul de sac, que vous auriez aperçu sur votre gauche une construction rebelle aux règlements de la prudence et des paysages, une maison aux volets bleu très foncé, coquette et basse, aux larges baies vitrées, qui lançait un défi à l’immensité venteuse et qui se dressait, provocante, solitaire, bravache et magnifique, sur les bords même des blancs escarpements de craie.
Son jardin se déroulait jusqu’à l’extrémité même de la falaise. C’était une maison du bout du monde. La maison des extrêmes, à laquelle le vide vertigineux puis, au-delà, l’indomptable univers des flots, tenaient lieu de clôture.
On entendait jusqu’à l’intérieur de ses murs respirer la gigantesque poitrine de l’océan. Et les gens du lieu, les nouveaux, alignés sur les lotissements comme hirondelles de septembre sur les fils, acrimonieux, jalousaient ce site d’exception. Ils commentaient, accusaient, récusaient et murmuraient des suppositions. Un homme de la plus haute importance ? Un qui aurait le bras tellement long qu’il lui aurait été permis, par-dessus l’austérité de la loi, de tendre ce bras pour caresser la houle ?
Les gens du cru, eux, ceux des maisons de pierre, les pêcheurs, les gens de moules et d’huîtres, ceux qui savent causer avec la mer, qui luttent avec ses caprices, dont la vie dépend de sa sagesse ou de sa fureur, haussaient simplement les épaules et levaient les yeux au ciel si on en venait à leur parler de la demeure isolée sur les hauteurs interdites.
N’empêche. La grâce déraisonnable de cette propriété soustraite au regard avide des curieux, côté continent, par de hautes palissades de haies vives, imposait le respect, forçait l’admiration et l’envie du promeneur, celui-ci eût-il été des plus insensibles aux charmes de la côte. On s’arrêtait là un moment, on contemplait les cormorans, les grands goélands et les mouettes à tête noire qui venaient faire demi-tour au-dessus du jardin avant de regagner leurs lointains horizons de brume, on voyait les arbres d’ornement dodeliner sous la brise océane, on devinait les grandes baies vitrées où réfléchissait la lumière tremblante de l’eau et on se disait ne pouvoir rêver séjour plus marin et plus fidèle métaphore d’un paradis sur terre.
Mais aujourd’hui, vous aventurant au bout de la Ruelle du large, vous pourrez seulement lire le décret d’une autorité placardé sur un poteau de bois et qui vous interdira absolument de tourner sur le vide chaotique de votre gauche, là où s’amoncellent encore, protégés par d ‘épaisses pelotes de barbelés toutes rongées de rouille, les débris d’une effroyable érosion.
Car une folle nuit de décembre, une nuit où la houle en délire soulevait des vagues comme des montagnes et creusait des tourbillons profonds comme des vallées, qu’elle frappait et creusait et rongeait le socle de la falaise avec une férocité démentielle en projetant très haut sur la noirceur des cieux des gerbes mêlées d’algues et d’écume, que l’ouragan brisait les beaux arbres d’ornement, faisait se plier les haies vives, éparpillait les buissons du jardin, que les radios signalaient au large un cargo des antipodes en détresse, le nez piqué tel un monstre marin mortellement blessé et qui, ne pouvant plus n’y avancer ni reculer, aurait chercher à fuir vers les gouffres abyssaux, la falaise s’était éventrée en une profonde crevasse qui avait couru sur toute sa largeur, tel un répugnant lézard soudain libéré des entrailles mugissantes de la terre. Vieillie, éreintée et fourbue par cette lutte inégale menée depuis la nuit des temps, elle venait de plier le genou sous les coups de butoir des fureurs océanes. Vaincue, elle s’était enfin résignée à jeter au vacarme des vagues tout un pan de son bel équilibre, entraînant dans sa défaite et sa rémission la maison solitaire et son infortuné occupant.
Devant le drame, les gens du lieu, ceux des lotissements, s’étaient crus gens du cru, gens qui savent. Ils avaient donc dit que c’était couru d’avance, que la mer, la vaste mer, l’énigmatique mer, comme toutes les idoles et tous les totems, ne se laissait approcher que de loin et que l’orgueil coupable des hommes était seule responsable de ses colères meurtrières.
Les gens du cru, les vrais ceux-là, ceux des cirés de pluie, des huîtres, des moules et des pierres antiques, n’avaient rien dit.
Des femmes s’étaient signées et avaient dans des murmures égrené de vieux chapelets de buis.
Les hommes avaient constaté le désastre, donné de précieuses et brèves indications aux services de secours, regardé au loin le dos arrondi et maintenant paisible de l’océan, hoché la tête, et, traversant les rues des lotissements pour s’en revenir chez eux, un peu plus loin sur l’abri des terres, avaient posé sur les maisons des parvenus, toutes semblables, un regard infiniment triste et plein de commisération.
17:49 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, écriture | Facebook | Bertrand REDONNET
Les commentaires sont fermés.