01.10.2014
Troc
Vidés de leurs maigres froments, les champs s’endorment sous l’automne. Les bribes d’un feuillage jaunâtre et déjà pourrissant viennent s’échouer sur leur morne silence, chassées par un soupir de la forêt voisine.
La cigogne ne les arpente plus, le busard ne les survole plus de ses quêtes obstinées, le courlis n’y chante plus, l’alouette n’y prend plus son essor musical dès la pointe du jour.
Les champs attendent. Résignés. Ils attendent le fer qui les éventrera et le semoir qui dans leurs entrailles enfouira l’espoir d’autres jours lointains, d’autres pains putatifs, d’autres saisons, d’autres lendemains…
L’éternel recommencement, l’éternel retour, tel le rocher de Sisyphe et tel le phénix rejailli de ses cendres.
Ils sont anonymes, les champs. On les dirait n’appartenir qu’à la plaine sous la morte saison. On les dirait une entité géographique, un tout souverain du paysage.
Celui-ci est pourtant à Paweł, cet autre à Piotr, cet autre encore, plus loin, à Marek ou à Bogdan.
Et Paweł, Piotr, Marek et Bogdan les tiennent de leurs pères, qui les tenaient du grand-père et, même, oui même, disent-ils en reniflant et en montrant du doigt une invisible chose, d’aïeux plus éloignés encore, tellement éloignés qu’on ne sait même plus dire leur nom et qu’on ne sait même plus quand exactement ils sont passés par là pour déchirer, eux aussi, leur échine à fouiller les mystères de la glèbe.
Ce sont là, ces paysans qui du doigt montrent une invisible chose, des paysans surannés, des vilains des temps jadis. Des ruraux comme si le stakhanovisme de notre ère surpeuplée dédaignait leurs lopins. Trop lointains, trop pauvres, trop sablonneux, trop ombragés, trop froids, trop coincés par les bois, trop longtemps ensevelis sous un suaire de glace.
Untel mise tout sur son seigle, un autre tout sur ses citrouilles, et l’autre, là-bas, sur un dévers accablé d’horizon, tout sur sa camomille, qu'il vendra aux parfumeries.
Mais celui-ci est seul et celui-là itou. Et deux bras, pour robustes qu’ils soient, ne peuvent fournir à tout quand la saison est brève, que le matériel est cher, que la terre est ingrate et que l’esprit est ailleurs. Deux bras, c’est peu… Bien peu.
Alors on a conservé ici l’antique, l’atavique, l’oral contrat du clan néolithique. Deux bras plus deux bras, cela fait quatre bras. Et deux espoirs plus deux espoirs, cela fait des milliers d’espérances.
On échange donc des journées, on se donne du temps, on fraternise dans la sueur, on mutualise l’urgence, on salue d’un même geste le même lever du soleil.
Le temps, un troc que l'aigle politique, qui veille pourtant à ce qu’aucune proie ne passe au travers de ses filets, ne peut taxer ; du vent à l'ancienne sur lequel ses serres n’ont pas prise.
La gratuité contre la gratuité, ça a dès lors les allures d’une subversion dangereuse dans un système où même l’air non vicié - qu’on serait pourtant en droit de respirer librement - a un coût.
En tout cas, ce sont là des mœurs qui ne font pleuvoir ni dans les carottes de Varsovie, ni dans celles de Bruxelles. Des pratiques de pauvres gens, des us et coutumes de manants libres, et qui rient de toutes leurs dents brisées quand la grange est, par l’effort conjugué, pleine et que la table, pour le plaisir commun, est dressée.
Des hommes debout ; véritablement debout face au monde de tous les pauvres types qui en constituent l'essence et la raison d'être, vautrés telles de misérables loques devant les comptes bancaires.
11:42 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, écriture | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Je partage !
Écrit par : collignon dit kohnlili | 01.10.2014
C'est le cas de le dire :)
J'ai lu votre texte ( César) plein d'une belle verve!
Écrit par : Bertrand | 02.10.2014
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