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25.06.2013

Quelle conscience dans la conscience des hommes ?

915402272.jpgLe regard du paysan  était bleu très clair et miroitait avec les ombres de l'après-midi déclinant. Il nous invita à prendre place sur deux planches à l’état brut, qui faisaient corps avec une table tout à fait sommaire.
Le tout était posé sur un plancher bancal qui se voulait une véranda.
Le paysan parlait.
Ses parents étaient venus d’Ukraine après la guerre, des environs de Lwów.  Poussés vers le nord-ouest, mais pas beaucoup, quelque deux cent kilomètres seulement. Il se mit soudain à évoquer les grandes plaines de l’Ukraine et ses yeux bleus vacillaient légèrement quand  le bras tendu, pour illustrer le propos, montrait l’est, derrière son dos.
Tandis qu’il racontait, je le regardais beaucoup. Moi l’étranger, j’étais venu voir un autochtone et j’étais assis devant un gars qui ne se sentait pas chez lui, là, sous sa veranda de fortune. Un gars qui parlait de son déracinement à lui, avec une voix monocorde, toute empreinte de tristesse.
Il inversait joliment les rôles et sans doute avait-il raison. Car moi j’étais tout de même ici de mon pauvre chef, tandis que lui, c’étaient les chambardements frontaliers qui l’avaient échoué dans ce village, comme les tempêtes échouent sur les plages, les algues des fonds marins et les objets qu’on jette par-dessus bord des navires. Mais tous ces rejets, ça se ramasse, ça se conditionne, ça s’élimine. Lui, soixante ans après, il était resté tel qu’aux premiers jours, planté sur le même sable.
Il dit qu’avec les communistes, il avait trois vaches, un cheval, un cochon et des poules et, par-dessus tout, une paix royale. Personne ne venait fouiner dans ses affaires. Maintenant, il avait une vingtaine de vaches, une trayeuse électrique et il vendait tout son lait à la laiterie. Le lait devait être comme ci et pas comme ça, il avait fallu faire des évacuations, des aérations, des vaccins, des prévisions et il n’entendait rien à la paperasserie qu’on lui demandait. Et puis au final,  il n’avait pas plus de sous qu’avant avec des tonnes d’emmerdements en plus. Alors ?  A quoi ça avait servi tout ça ? 
Il posait la question en se penchant en avant.
D. balbutiait liberté, droit des gens, démocratie…Il haussait les épaules, hautement moqueur, mais sans aucune brutalité.
J’ai appris beaucoup de cet homme. J’ai découvert en quoi, peut-être, résidait la force pérenne des dictatures. Pour ce paysan, comme pour bien d’autres de par le monde, - un discours similaire m'avait été tenu une dizaine d'années auparavant, sous d'autres cieux, par un autre paysan, très loin d'ici, dans les environs de Salamanque-  le communisme tel qu’appliqué à l’est, c’était le droit de faire ce qu’il voulait dans son jardin. Pourvu qu’il ne s’y enrichisse pas de façon trop ostentatoire et ne fasse montre de ses opinions, on ne lui demandait rien. Il  avait un gîte, de la pitance et la course du soleil pour éclairer les jours et compter les années. Le reste, la liberté d’écrire, de parler à voix haute, d’écouter, de lire des livres et des journaux, de voyager plus loin que la rivière, c’était affaires d’intellectuels, de penseurs et de gens des villes parce que leurs maisons, leurs rues et leurs usines étaient trop étroites.
Le petit paysan, lui, il s’en fout de ces libertés-là. On ne lui a jamais appris à s’en servir, alors leur privation ne le meurtrit pas. La muselière intellectuelle ne le gêne pas. La vie est ailleurs. Elle se mesure au jour le jour, saison après saison. Elle se joue au printemps avec les labours et les semailles, l’été avec les moissons, l’automne avec le ramassage des pommes de terre et l’hiver avec la lutte obstinée contre le froid, la neige et le vent. Ce qu’il y a par delà ces rideaux quotidiens, il ne faut pas s’en mêler. C’est de la politique et la politique…La politique, ça fait des guerres et des morts.
Je pensais à la Makhnovchtchina. Que des paysans, incultes de notre point de vue, et pourtant vainqueurs de Dénikine. Et s’ils n’eussent été par la suite crapuleusement égorgés par Trotski, qu’auraient-ils fait de l’unique expérience anarchiste au monde qu’ils avaient mise en place en Ukraine ? Jusqu’où les tsars les avaient-ils volés et jusqu’où avaient-ils été violés dans leur droit à l’existence, qu’ils aient pris une part aussi cruciale, intelligente et violente à la grande déferlante de l’histoire ?
Cet homme sec aux mains raboteuses, là devant moi, ce paysan d’origine ukrainienne, s’il était né seulement quelque trente ans plus tôt, aurait-il fait partie de l’épopée et été un compagnon de Makhno ?
J’étais sûr que oui, il me plaisait d’en être sûr, et je le regardais décliner ses phrases et ses mots nostalgiques et je me disais que l’histoire, les luttes, les trahisons, les échecs, les vérités, les morts, les prisonniers, les réussites, les idéaux, les tactiques, les alliances, les buts, les systèmes, tout ça, c’était les hasards du réel, les leurres d’un prisme déformant et que les hommes n’entendaient rien, absolument rien à la mise en scène de leur propre destin. Ils étaient des ombres. Des balbutiements.
J’en éprouvai une profonde tristesse.

Extrait( modifié) de Polska B Dzisiaj

13:26 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

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