20.06.2013
Le début de la fin
Un compatriote de passage en Pologne me disait il y a quelques jours que certains petits paysans français et des Associations revenaient au travail de la terre avec des chevaux, par souci environnemental et préservation d'une certaine biodiversité, massacrée après plus de cinquante ans d'exploitation mécanico-industrielle.
Plaisante mais drôle d'idée, me suis-je dit ! Et m'étonnerait fort que les idéologues de la croissance, poussés au cul par les lobbies financiers, ne leur tordent le cou avant longtemps !
Quand j’étais môme - il y a de cela déjà trop longtemps - notre plus proche voisin répondait au glorieux prénom de Louis, mais sans numéro de dynastie, sinon celle des pauvres gens un à un crucifiés sur l’autel de l’agriculture à bénéfices : Louis avait en effet été un des derniers à se résoudre à motoriser sa maigre activité de petit paysan.
Il avait pourtant eu de beaux et de robustes chevaux, dont il avait été très fier. Mais, lassé peut-être d’être en butte aux lazzi du voisinage, il lui avait un jour pris fantaisie d’acheter un tracteur, avec l’argent de ses deux chevaux prestement expédiés à l’abattoir, justement, augmenté d’un bien gentil petit coup de pouce d’un monsieur du Crédit qui, le cheveu gominé et bien peigné, était spontanément venu lui proposer ses services, en serrant sous son bras une sacoche noire, en sautillant sur la pointe de ses pieds vernis de cuir et en riant qu’il faisait bien mauvais temps.
Le tracteur de Louis flamboyait tout rouge. Un tracteur allemand avec un grand nez arrondi et deux phares globuleux au bout de deux longues tiges courbées comme des antennes, qu’on eût dit un grotesque grillon. C’était un Porsche, que Louis s’empressa de baptiser Popo, parce qu’il ne concevait pas qu’on puisse tirer une charrue ou une remorque sans avoir un nom. Il lui parlait d’ailleurs amicalement et pour le conduire se servait presque autant de la voix que des différentes manettes. Il regrettait cependant très amèrement que son nouveau cheval à gasoil fût allemand, lui que les Fridolins avaient fait prisonnier pendant cinq ans et qui avait maintenant des aigreurs d’estomac tellement qu’il avait mal mangé là-bas, une vingtaine d’années auparavant. Des racines, qu’il disait qu’il avait mangées et il avait bu l’eau croupie des ornières. Il se plaignait surtout du massacre de son anatomie à la fin d’une barrique, quand le vin était devenu un peu aigrelet. A cause de ces salauds de Boches, il finirait par être obligé de ne plus en boire, de son vin ! A moins de passer à deux litres par jour, progressivement, au lieu de quatre. C’était quand même malheureux de risquer de s’étouffer comme ça ! Il espérait, devant nous les enfants, qu’il n’y aurait plus jamais de guerre. Que c’était une saloperie, la guerre !
Au moins, cet estomac rebelle lui inspirait-il de généreuses pensées humanistes.
Je me souviens aujourd’hui d’un dimanche après-midi où le village somnolait lourdement sous le soleil au zénith. A moins qu’il n’y soit contraint par une urgence, une vache qui met bas, un orage qui menace d’éclater sur les foins encore entassés dans la prairie, le paysan se plaît à imiter Dieu et à se reposer le septième jour.
Louis, ce dimanche-là, ne l’avait cependant pas entendu de cette oreille. Dans le silence surchauffé, on l’entendit soudain démarrer l’engin, le faire hurler et péter, puis on le vit qui prenait la clef des champs, ne tractant pourtant aucun outil.
Interpellé par sa femme qui levait les bras au ciel, Louis justifia en criant au travers des pétarades et des soubresauts de la machine encore mal maîtrisée, qu’il fallait bien qu’il promène Popo, comme s’il se fût agi d’un animal domestique qui devait prendre l’air par ce bel après-midi d'été.
Louis et Popo devinrent ainsi la risée de toute la communauté villageoise.
Surtout que leurs marches-arrière étaient déjà légendaires. A la fenaison, quand le père Louis était vu avec une remorque de foin pleine à craquer, on venait de tout le village pour assister à la manœuvre de Popo se hasardant à reculer le chargement sous la grange. Car Louis n’avait jamais pu intégrer cette physique mystérieuse de la flèche de sa remorque selon laquelle il fallait braquer les roues à droite si l’on voulait reculer à gauche et inversement. Il fulminait, il enrageait, il tempêtait que ces conneries le faisaient vraiment trop chier et le tracteur se retrouvait immanquablement à l’équerre. Il avançait à nouveau, lâchait l’embrayage trop tôt, le grillon allemand se cabrait alors et... calait. Opiniâtre, Louis reculait encore, le public hurlait des stops qu’il n’entendait pas et les fourragères heurtaient alors violemment les énormes portes de la grange, et ainsi de suite, tandis que s’envolaient les bordels, les noms de dieu de merde et les putains de saloperie de remorque !
Louis consacrait plus de temps à reculer son foin qu’il n’en passait hier pour étrier son cheval, le faire boire, l’harnacher et l’atteler. De plus, quand la remorque avait été enfin vidée, si c’était l’après midi, il n’avait plus l’entrain nécessaire pour refaire un autre voyage qui aurait supposé un autre supplice à reculons. Deux marches arrière par jour l’auraient assurément tué. Alors il remettait au lendemain et s’allait faire une petite sieste pour se remettre de ses émotions, ponctuant sa sage décision d’une plaisanterie plus grosse encore que ses sabots, Louis dort.
Le gain de temps au bout du compte était négatif. Sans doute comme les chiffres que lui envoya un triste matin le gars à la sacoche noire et aux souliers vernis.
Louis prit alors son plus bel habit et le bus. Il revint de la ville, la tête baissée comme jamais et on vit bientôt un autre tracteur plus gros et plus fort que l’Allemand labourer, herser et ensemencer ses champs.
Louis n’était plus aux commandes. Louis allait maintenant à la pêche, sa blessure de guerre se faisait de plus en plus cruelle, mais il n’en parlait quasiment plus. D’ailleurs, il ne parlait plus de rien. Il semblait seulement attendre quelque chose de terrible, l’air accablé et les yeux rivés sur son bouchon inutile, qui dansait sur le fil de l’eau.
Bien d’autres après lui sont revenus de chez les messieurs aux souliers vernis tête courbée et contemplant sans les voir le bout de leurs godasses, même s’ils savaient reculer une remorque de foin et même si les Boches ne leur avaient pas supplicié l’estomac. Les plus jeunes d’entre eux ont ramassé femmes, enfants, armes et bagages et sont allés goûter aux délices des samedis libres et des horaires fixes sous les tôles surchauffées d’une usine.
Les autres, trop avancés déjà dans les saisons de la vie pour bifurquer sur une autre piste, se sont assis au bord de la rivière ou alors se sont allongés sous les tilleuls et les noyers.
Et ils ont attendu là, fatigués d'exclusion et marmonnant des mots soudain d’autrefois, le grand départ.
13:21 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, écriture | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
C'est au moment où tu parles du tracteur allemand que j'ai pensé au spectacle de Jean-Claude Botton "Le Tracteur Cheval". Un spectacle magnifique que j'aimerais bien que tu voies, Bertrand...
Je vais envoyer ton texte à Jean-Claude Botton.
http://www.letelegramme.fr/local/finistere-nord/brest/cub/plougdaoulas/avel-vor-j-claude-botton-active-son-tracteur-cheval-jeudi-23-11-2009-666569.php
Écrit par : Michèle | 22.06.2013
J'ai oublié de mettre le lien du site de Jean-Claude Botton
http://jeanclaudebotton.monsite-orange.fr/
Écrit par : Michèle | 22.06.2013
Et je découvre et ça ne m'étonne pas du tout que JC Botton a travaillé avec JJ Epron !
Écrit par : Michèle | 22.06.2013
Merci, Michèle. Ne connaissais pas ce conteur. Oui, cela semble participer du même souci de " culture populaire et rurale" (si cela a un sens) qui anime JJ Epron
Écrit par : Bertrand | 24.06.2013
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