27.03.2014
Le numérique : une réforme, pas une révolution
Il y eut successivement - et en même temps durant des périodes charnières plus ou moins longues - l’odeur, le gestuel et le grognement, puis la parole, puis, enfin, le langage.
Certains paléontologues attribuent au langage, autrement dit à la faculté de désigner le monde par des sons particuliers bientôt structurés, la suprématie de Cro-Magnon sur le Neandertal, jusqu’à la disparition complète de ce dernier.
Ce serait donc grâce à la maîtrise de la communication qu’une espèce se serait imposée à une autre, jusqu’à la faire disparaître au cours de la longue conquête de la planète. Une espèce qui parle, qui a une conscience parlée, est donc, déjà, beaucoup plus armée dans la lutte pour la survie qu’une autre qui n’a pas encore acquis ces techniques et en est restée au gestuel et aux onomatopées, aux cris et aux grognements. Imaginer par exemple que les loups, dotés d’un langage complexe et seulement intelligible à l’intérieur de leur espèce, auraient pu vaincre les hommes et s’imposer à leur place dans l'environnement, n’est, à mon sens, une idée farfelue que pour les farfelus dans leur conception de l‘organisation et de la genèse des sociétés.
Le langage fut ainsi la première grande et victorieuse révolution des hommes dans leur entreprise de domination du monde.
Faisons l’impasse sur des siècles et des siècles au cours desquels s’affina ce langage, jusqu'à être capable de dépasser sa fonction primaire d’oralité et de se doter d’une représentation graphique. Nous abordons la théorie du langage, c'est-à-dire l’écriture, et nous sortons ainsi de la Préhistoire pour rentrer triomphants dans l’Antiquité.
L’écriture, fille de la parole, fut ainsi la deuxième grande et victorieuse révolution des hommes dans leur longue entreprise d’appropriation de leur environnement.
Il n’y en eut plus aucune de cette envergure. Les autres révolutions dans cette appropriation par la conceptualisation, ne consisteront désormais qu’en de gigantesques réformes à l’intérieur même de la parole et de l’écriture.
La première de ces grandes réformes, celle qui a bousculé la vitesse de diffusion du langage, fut l’imprimerie. Ceci dit en passant, non inventée par le sieur Gutenberg comme l’ânonnaient nos premiers livres d’histoire au chapitre CM2 des Grandes inventions et découvertes, mais par lui perfectionnée au point de la rendre incontournable. Mais Gutenberg n’a pas plus inventé l’imprimerie que Google n’a inventé internet : Il en a eu "l'intelligence".
Il nous faut encore faire l’impasse sur presque un siècle avant que l’ingéniosité des caractères typographiques, en métal et mobiles, ne porte, ailleurs que chez le clergé tout occupé à faire imprimer ses livres saints, ses véritables fruits.
Un siècle où l’imprimerie ne révolutionna rien du tout et, même, n'intéressa quasiment personne. C’est Luther qui, le premier, comprit l’utilisation militante qu’on pouvait tirer de la nouvelle technique. C’est par l’écriture qu’il afficha ses 95 thèses à Wittenberg, thèses qui jetèrent les fondements de la Réforme et du luthérisme. Mais, si on en était resté à cette diffusion, le luthérisme en serait resté, lui, au stade confidentiel. L’imprimerie vola à son secours et c’est par milliers d’exemplaires et de brochures que se dispersèrent les principes du protestantisme. Quand Rome prit la mesure du danger et voulut intervenir, il était bien trop tard : la quasi-totalité de l’Europe était au courant des fameuses thèses, approfondies et développées.
L’écriture imprimée selon Gutenberg ne cessa dès lors de se perfectionner encore, de plus en plus, et de servir de point d’appui essentiel à la diffusion de l’art et de la pensée.
Je fais à nouveau l’impasse sur six siècles de ce perfectionnement et j’en arrive au numérique.
Mais je ne passe pas pour autant d’une Préhistoire à une Antiquité ou d’une Antiquité à un Monde contemporain ou d’un Monde contemporain à un Monde plus nouveau encore ; je reste à l’intérieur de l’écriture et de la socialisation de la pensée, choses acquises depuis longtemps. Je suis encore dans l’Antiquité. Je change de support. Je change de technique. Pas d'ère humaine.
Car un examen approfondi des sociétés dans lesquelles ces situations successives d’évolution de la communication, très sommairement évoquées ici, ferait apparaître que ces révolutions et réformes de la propagation du langage et de la pensée n’étaient pas des exigences en soi, pour la beauté du geste, si j’ose, mais étaient fondamentalement dictées par des révolutions existant en profondeur dans les infrastructures de ces sociétés : on changeait à chaque fois de mode de production des besoins, on changeait à chaque fois de structure sociale, on élargissait aussi les horizons de la machine ronde, on traversait des mers jamais traversées, on découvrait des terres jusqu'alors ignorées.
En gros, le langage de Cro-Magnon avait annoncé la Préhistoire et l'organisation hiérarchique, structurelle, du clan, l’écriture avait annoncé l’organisation étatique de plus en plus centralisée ainsi que la littérature et la philosophie, l’imprimerie avait annoncé la fin de la féodalité et la Renaissance... Ce qu’annonce le numérique n’est pas encore audible.
La vitesse de communication d’internet, la concentration du savoir qu’il détient dans sa sphère, savoir directement accessible, est complètement décalée, presque jusqu’au handicap, quand on considère que les hommes en sont en même temps restés aux sources d’énergie du XIXe siècle, charbon et pétrole, et que les sociétés, toujours courbées sous la dictature économique, n’ont pas avancé d’un poil, sinon dans l’accumulation perfectionnée de marchandises de plus en plus inutiles.
Il y a là un hiatus que le monde n’est pas prêt de rendre agréable à l’oreille.
L’adaptation du monde au nouveau mode de diffusion du monde, ne semble pas pour demain. L’esprit de ce qui s’écrit sur internet ne révolutionne en rien, absolument en rien, l’esprit, ni n’ouvre d’autres projets de société, d’autres destinations humaines, d'autres façons du construire ensemble. La preuve : on se bat aux quatre horizons du monde comme on se battait à l'Antiquité, au Moyen-âge et à toute autre époque.
Dès lors, nous pataugeons presque dans l’inutilité en perfectionnant un outil de communication sans changer le destin de ce que nous avons de fondamental à communiquer. Nous risquons - si ce n'est déjà fait - de faire ainsi de notre langage un simple bavardage, un luxe divorcé du réel, comme le serait la faux extraordinaire d'un cantonnier là où l'herbe ne pousse jamais plus.
Autant dire, pour la première fois dans l'histoire, nous risquons de signifier la fin de la communication par manque de matière à communiquer, comme un moulin finit par se briser quand il continue de tourner et qu’il n’y a plus de grain à moudre.
Le numérique, donc, celui avec lequel nous écrivons, n’aurait pas été plus pauvre qu'il n'est actuellement avec Balzac, Zola ou Maupassant tenant un blog. C’est dire comme ils étaient en avance, ceux-là, ou alors, plus sûrement, comme nous sommes encore en retard, nous autres, et combien nous manquons d'esprit d'initiative pour réinventer, non pas les outils du monde, mais le monde lui-même.
J’ajoute que diffuser Balzac, Maupassant ou Zola en numérique revient à faire du numérique l'outil performant d'un stockage rationnel, si cher aux thuriféraires de la production capitaliste. Avoir 2500 livres dans sa liseuse et dans la poche intérieure de son blouson, relève plus de la performance technique que d'une technique de la performance. Cela revient à satisfaire sans satisfaction une préoccupation majeure de la fin du XIXe siècle jusqu'au milieu du XXe en matière de conditionnement des marchandises, jusqu'à la " géniale trouvaille" du flux tendu supprimant la logique du stockage.
Avouons que pour pratique que ce soit, il n’y a pas de quoi sauter aux nues ni de quoi crier à la révolution fondamentale ! A moins d'être résolument du parti pris des imbéciles qui, comme chacun le sait, est le parti majoritaire auquel, pourtant, chacun d'entre nous se défend d'appartenir...
Je crois donc que les ethnologues du futur ne situeront pas la révolution numérique au XXe siècle, ni même, peut-être, au début du XXIe siècle. Ils la situeront - si tant est qu'elle intervienne un jour - quand le numérique aura fait la preuve qu'il a changé le mode de fonctionnement des sociétés, en a amélioré considérablement le destin et l'esprit.
11:07 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, écriture | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Il me semble pourtant que les inventions n'arrivent pas par hasard. Ce n'est pas parce qu'on avait inventé la caravelle qu'on a découvert l'Amérique, mais parce qu'on voulait explorer le monde qu'on a inventé la caravelle. Idem pour le passage du style roman au style gothique. Ce n'est pas parce qu'on aurait découvert par hasard la manière de rendre les murs plus fins qu'on en aurait profité pour incorporer de grands vitraux dans les cathédrales, mais parce qu'on voulait exprimer un autre rapport à Dieu (faire resplendir sa lumière) qu'on a cherché et trouvé un moyen technique de réaliser des murs tout en vitraux. Alors de quel nouveau besoin Internet est-il l'aboutissement, je n'en sais strictement rien.
Écrit par : Feuilly | 27.03.2014
Si l'on en croit Wiener et les théoriciens de la cybernétique, il s'agit de pulvériser les systèmes de gouvernance autoritaires traditionnels. Les théories de la communication sont des armes de guerre pensées en réaction contre le nazisme et dans un contexte de guerre froide. L'idée est déjà d'établir une gouvernance mondiale basée sur une autorité virtuelle, "la démocratie", qui rend impossible toute autorité verticale entre les hommes en générant incessamment des rapports entre les éléments égaux qui sont ainsi auto contrôlés. Le problème, c'est qu'on a un peu jeté le bébé avec l'eau du bain depuis.
C'est une anecdote, mais lors de l'élection du pape François, Caroline Fourest, invitée sur tous les plateaux télé, a déclaré : "il est inadmissible, au XXIe siècle, qu'un pape soit encore élu par une poignée de cardinaux, il devrait l'être par tous les chrétiens". En entendant ça, vous vous dites soit elle est bête, soit elle est inculte, -ce qui n'est pas le cas. Soit c'est une torpille lancée contre le catholicisme, représentant cette forme d'autorité qui s'oppose à leur système. Car l'élection du pape est l'une des survivances archaïque d'un système de gouvernance pyramidale dont la gouvernance mondiale ne veut plus. De même, le point commun entre la Grèce avec la dette de laquelle on spécule, et la Russie,qu'on tente de diaboliser,est que ce sont deux pays orthodoxes... Ne parlons pas des coups de butoir jetés contre l'Islam.
l'Islam, le catholicisme, l'orthodoxie sont les ennemis des ultralibéraux bien plus que les indignés folkloriques du monde entier, parce qu'ils représentent un mode de pensée, d'autorité qui fait encore rempart à la gouvernance mondiale pensée par les théoriciens de la communication.
Sans tomber dans la théorie du complot,on peut légitimement penser que la création d'un état totalitaire ayant aboli les cultures,les traditions,les religions du passé, géré au quotidien par une intelligence artificielle sommaire et gouvernée en son sommet par une élite de milliardaires disposant du savoir est aujourd'hui le but recherché. La guerre qui se livre pour la gouvernance des esprits sous nos yeux sort des cartons des Wiener, Shannon, et autres théoriciens de Palo Alto qui ont fait de la communication un système terroriste destiné à abattre tout ce qui lui résiste de l'intérieur. Il n'est pas dit que ce soit gagné,mais force est de constater qu'hormis chez les trois grandes religions citées plus haut, ils ne rencontrent plus guère d'obstacles ni de résistance, je veux dire de véritables résistances.
Écrit par : solko | 28.03.2014
"une élite de milliardaires disposant du savoir" - je rajoute et de la liberté...
Écrit par : solko | 28.03.2014
Toutes les grandes découvertes résultent d'un besoin en même temps qu'elles en sont les créatrices ... Tu fais intervenir, Feuilly, dans les deux exemples que tu donnes, la volonté comme source souveraine.
Je n'en suis pas si sûr. La volonté des hommes, seule, ne suffit pas, n'a jamais suffi, à transformer le monde. Il faut que cette transformation s'impose encore au monde et la volonté prend dès lors, si j'ose, "le train en marche."
Nécessité souvent se déguise en volonté.
Un exemple tout bête de notre monde contemporain : ce n'est pas parce que les hommes ont soudain décidé d'être fraternels et de vivre ensemble qu'on a aboli les frontières des nations en Europe, mais bien parce que cette abolition s'imposait aux hommes en ce que les susdites frontières entravaient le commerce moderne et la mondialisation du capital.
Le reste, l'Europe fraternelle, plus de guerre, n'est que du baratin a posteriori.
Je comprends ce que vous voulez dire, Solko, même si je serais plus prudent concernant les trois grandes religions comme derniers remparts contre "l'aliénation communicante."
Les religions cependant représentent les derniers vestiges d'une appréhension métaphysique du monde.Voire poétique dans la recherche d'un absolu, tout comme certaines traditions, notamment à la campagne et que j'affectionne particulièrement, représentent les dernières traces d'une appréhension poétique, spontanée, presque viscérale, de l'environnement (au sens large, pas au sens écolo) .
Or, l'ennemi juré de la transparence communicante, de leur fameuse transversalité s'opposant à la verticalité des références jugée arbitraire, c'est bien la métaphysique et l'idée d'un absolu. Tout doit être relatif, puisque au service d'un monde faussement solidaire où la solitude a force de loi et protège le corps social des conspirations.
C'est là le secret de la communication obligatoire, institutionnalisée et dont internet n'est sans doute qu'un épiphénomène.
Dans un monde qui n'a plus rien à dire de nouveau, il faut une inflation galopante de la parole qui masque cette panne de la pensée créatrice.
Enfin, je crois...
Écrit par : Bertrand | 31.03.2014
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