26.02.2011
Au pied du mur
Je publie un récit que j'avais d'abord projeté d'inclure dans un recueil de dix, récemment terminé et qui sera proposé aux éditions Antidata.
Je m'étais fortement inspiré d'un texte entamé sur le blog Tempête dans un encrier.
Puis j'ai changé d'avis. J'ai supprimé ce récit de mon sommaire, ne le trouvant pas achevé pour traiter d'un sujet aussi casse-gueule.
Il n'aura donc d'existence que sur l'Exil et ce que n'a rien de restrictif, chers lecteurs.
_________________
Parce qu’il s’était endormi, que sa jument livrée à elle-même avait alors emprunté des sentiers imprécis et qu’il avait ensuite, dans la nuit déjà largement tombée, erré de prairies obscures en chemins secrets, le Grand Meaulnes ne retrouvait plus la piste du manoir et de la fête étrange. La porte du rêve, prisonnière de brumes évanescentes, restait introuvable et plus elle était introuvable, plus elle était magique et gardienne de l’inaltérabilité du désir de l’ouvrir.
Si ce Grand Meaulnes-là est resté en nous comme l’ombre un frère, d’un compagnon, c’est qu’il trimballe avec lui quelque chose de notre universalité.
Ma fête étrange à moi, cette fête qui ouvre sur le possible et le désir de vivre, fut tout autre. Je n’en perdis jamais le chemin.
Je connaissais par cœur le sentier sous la forêt qui menait jusqu’à d’étranges décombres car cent fois depuis leur découverte j’avais repris ce layon, en quête d’une redite de mes premiers émois.
En vain. Ces ruines m’avaient pourtant dévoilé les premiers mystères du désir amoureux, en même temps qu’elles avaient été mon premier regard jeté sur le délectable interdit. A partir d’elles, sans que j’en prisse tout de suite conscience, ce regard s’était fait synonyme de plaisir de vivre.
Après bien des visites et des visites, j’avais donc fini par abandonner mes ruines à ses bois et à ses broussailles mais j’ai tenté, tout au long de ma route, de les reconstruire partout ailleurs.
Tout cela ne m’est bien sûr apparu que tardivement. Entre les vieux remparts assiégés de buissons et le présentement dit, il y eut l’histoire ravinée par les marées de la vie et l’enfouissement des premiers troubles sous leurs écumes.
Ecrire cependant, n’est-ce pas vivre deux fois ? N’est-ce pas revenir en amont, remonter l’écoulement du fleuve par lequel on est arrivé jusque là, se pencher sur son lit, le débarrasser des alluvions déposées sur l’inaperçu ou l’à peine entrevu et tenter de ramener en pleine lumière le cours qu’emprunta finalement la fuite du temps ?
Alors maintenant, à l’heure où décline la lumière, à l’heure indécise entre le chien et le loup, à l’heure qui approche et où il faudra se jeter dans les gouffres anonymes, indéchiffrables et chaotiques du néant - tellement qu’on est tenté d’éconduire en même temps le loup et le chien en tâtant du fantasme de l’immortalité par un message agrafé au dos des insomnies - elles ont resurgi, les vieilles murailles des grands bois.
À l’heure d’écrire.
Elles ont resurgi à l’envers. La première fois, elles s’étaient entrouvertes sur les portes de l’avenir. La seconde, aujourd’hui, elles se referment sur le passé.
Telles des parenthèses.
Le mois d’août était opiniâtrement bleu et depuis plusieurs semaines les vents soufflaient du sud-est. Quoique faibles, ils n’en bousculaient pas moins des fétus de paille qui s’envolaient haut, très haut en tournoyant longtemps au-dessus des chaumes à la faveur des courants chauds.
Les paysans appellent ce phénomène des sorcières et disent qu’il est annonciateur d’une sécheresse durable. Je ne sais évidemment pas si cette théorie de l’observation est infaillible, mais je sais qu’elle s’était vérifiée cette année-là. L’été n’avait été rafraîchi que par quelques menues ondées, la terre était poudreuse et les prairies, sauf celles qui bordent la rivière, jaunes comme le sable des dunes.
Mon père, tout endimanché et tout inquiet, était allé ce dimanche-là se promener sur les champs où s’alignaient ses gerbiers d’avoine, d’orge et de blé fauchés aux derniers jours de juillet. Il voulait s’assurer que les grains ne séchaient pas trop rapidement sous ce vent continental et si, libérés de leurs épis, ils ne s’éparpillaient pas au sol. Selon ce qu’il aurait vu, il prendrait alors la décision de rentrer rapidement toute la moisson ou la différerait. Car il était comme ça mon père : pour rien au monde, il n’aurait travaillé un dimanche. Son dieu le lui interdisait formellement. Alors, sous couvert de promenades, il allait, les mains ostensiblement enfoncées dans ses poches, constater ceci ou cela sur ses champs et repérer de la sorte ce qu’il était urgent de faire et ce qui pouvait attendre. C’est-à-dire que sa morale rudimentaire devait considérer que penser, anticiper, projeter, ça n’était pas travailler, du moment qu’on faisait tout ça sans un outil dans les mains.
Ma mère l’avait accompagné et je les avais vus, bras dessus bras dessous, descendre le chemin qui, de notre maison, menait jusqu’à la rivière. Ils avaient ensuite traversé le pont de pierres.
Quand je dis que je les avais vus, ça n’est pas tout à fait exact. Je les avais guettés. Et lorsque j’avais été certain qu’ils étaient maintenant sur les champs de l’autre rive, j’avais pris la poudre d’escampette.
J’étais parti dans la direction opposée, vers les grands bois de chênes qui s’étiraient sur cinq kilomètres au moins, selon les dires de mon père, en face de chez nous, sur le coteau de la petite vallée. Je n’y étais jamais allé que par lui accompagné, encore qu’en proche lisière, où il possédait quelques ares et où il prélevait chaque année notre provision de bois de chauffage.
L’ombre tiède et sans un souffle bourdonnait des mille insectes de l’été et je marchais prudemment en évitant les herbes sèches et les pierres, réputées pour être les lieux de prédilection des serpents. Par d’éphémères éclaircies du taillis, j’apercevais en contrebas la rivière presque mourante et, plus loin au-dessus, les champs accablés de lumière. Bien que je ne sois nullement en peine ni en proie à la peur, cela me rassurait d’entrevoir des lieux familiers et m’invitait à explorer encore plus loin un faible sentier forestier coupant les bois dans le sens de leur longueur.
Je le suivais depuis longtemps déjà, en quête de nids d’oiseaux perchés tout là-haut dans le branchage des chênes ou alors camouflés dans les sombres enchevêtrements du sous-bois, quand ...
Je m’arrêtai, tétanisé.
Devant moi se dressaient de hautes murailles de pierres partiellement effondrées et dévorées par une végétation de lierres luxuriants, de lianes, de viornes et de sureaux. Délabrées, antiques et étrangement retirées au beau milieu des bois, elles obstruaient complètement le sentier.
Mes premières stupeurs à peine estompées, je m’avançai doucement sur la pointe des pieds, comme attentif à ne pas réveiller quelque chose de ces décombres tellement inattendues, quelque chose de lointain, de souterrain et qui n’existait pas dans mon monde. Ces ruines m’apparurent incontestablement extravagantes en ces lieux. Elles étaient vivantes, elles étaient humaines, elles semblaient s’être déplacées là, tant elles n’étaient pas du même élément que les herbes, que les arbres, que les fleurs et que la poussière ocre du chemin.
L’enfant aux portes de son adolescence ne voyait sans doute pas ces vieux murs tels qu’ils étaient en vérité. Leur solitude, leur dégradation majestueuse dans tout le silence et le secret de ces grands bois, lui en imposaient. Il les voyait puissants qui coupaient autoritairement sa route. Ils avaient surgi. Et déjà n’avaient d’importance que ce qu’ils pouvaient bien receler. Dissimuler. Plus loin qu’eux.
C’est bien ce qui différencie foncièrement l’archéologue qui cherche de l’enfant qui trouve. Celui-là veut faire parler les vestiges au passé, celui-ci n’a d’yeux que pour l’éventuelle ouverture que pratiquerait ce passé sur un futur immédiat, qu’il s’approprierait aussitôt.
Ces grands murs sont restés gravés intacts dans ma mémoire d’homme. Je pourrais aujourd’hui dessiner et peindre leurs lézardes béantes d’où dégoulinait la terre rouge de la maçonnerie, leurs sommets ravinés, les plantes et les arbustes qui les broyaient de leurs étreintes, les lourdes pierres taillées, grisâtres et mouchetées de lichens. Je pourrais sans les trahir les reproduire tels qu’ils jaillirent devant moi, spontanément, comme des allégories de ce qu’il faut éviter de franchir, comme des signes, comme des prémonitions à la fois austères et dionysiaques. J’eus la terrible sensation que ces parois marquaient la fin de mon monde. Qu’il y aurait désormais un avant et un après leur rencontre.
Le layon se rétrécissait, pris en tenaille par des genêts, des genévriers et autres broussailles. Il descendait légèrement maintenant et ce n’est que parvenu au pied des murailles, que je constatai que seule la crête en était écroulée. Les bases en étaient encore saines. Je continuai lentement sur le sentier dont la déclivité s’accentuait et qui semblait vouloir contourner le vieil édifice. Il changeait de qualité aussi. Il était à présent revêtu de pierres que recouvrait une mousse bien verte et humide. Il y avait de l’eau par ici. Je le sentais. Et de la fraîcheur. Ça n’était plus la lourdeur bourdonnante, épaisse et poussiéreuse des sous-bois. Quelque chose avait changé, la température, le décor, presque la saison. Je mesurai tout ça d’instinct et en pris pleinement conscience en apercevant entre les cailloux et les herbes rampantes, les minces filets d’eau d’un écoulement limpide.
À force de prudence et de lenteur, je parvins bientôt jusqu’à l’angle de ce qui m’apparut dès lors comme étant des fortifications. Car à cet endroit s’élevait une grosse tour ronde et crénelée, à partir d’où les remparts s’enfuyaient à la perpendiculaire, accompagnés du petit sentier qui descendait encore plus abrupt, toujours pavé et luisant d’humidité.
Une tour ! Je n’en avais jamais vu que sur mes livres d’écolier. Une tour, ça signifiait dans mon esprit bataille rangée, flèches, arbalètes, lances, cris, feu et huile bouillante jetée sur des assaillants tout vêtus de fer…Je levai la tête. Elle était haute, en bon état et sans doute avait-elle été reconstruite car la pierre, quoique loin d’être neuve, était plus blanche et mieux taillée que celle des remparts. Un lierre géant avec un tronc tourmenté par de robustes nœuds, lourds comme des poings, l’escaladait, s’enroulait tout là-haut entre les créneaux avant de continuer sa conquête exubérante tout le long des sommets effondrés de l’enceinte.
Remparts, petit chemin dallé autour, source toute proche, tour. Tout cela désignait un château. Au bout de mon escapade, j’étais donc tombé sur une forteresse des temps anciens, secrètement recluse au fond des bois. Je n’étais plus apeuré ni inquiet : j’étais émerveillé et ma tête se mit à battre la campagne.
Ma maison, mes parents, les interdictions, les recommandations, les morales, étaient soudain à des siècles d’ici et continuaient de s’éloigner encore vers un brouillard irréel. Tout ça, déjà n’existait plus. Un souffle puissant surgi d’un temps révolu venait de balayer ma petite vie de garçonnet au rang des quotidiens moroses, sans rêve et sans issue.
Longtemps je suivis le layon de plus en plus étroit, le long des remparts que le soleil éclairait de jaune clair à travers la cime immobile des arbres, alors que moi j’avançais dans la pénombre verdoyante des arbustes et des broussailles. Impossible d’accéder tout à fait au pied des murs, cernés par la végétation au maximum de sa maturité et de sa densité, jusqu’à ce que mon sentier fût soudainement coupé par un chemin creux beaucoup plus large et nettement plus carrossable. Etonné, je l’examinai. Des empreintes de pneus de voiture en imprégnaient encore la poussière. Il filait à travers bois, droit sur le soleil couchant, pour en sortir bientôt sans doute, le long de la rivière en contrebas.
Mais de ce côté-ci, sous mes pieds, il finissait sa course sur une porte cochère fermée d’une lourde chaîne et que d’épaisses ferrures disposées en diagonale sur chaque vantail rendaient plus massive encore. Un cul de sac. L’accès des hommes au château en ruines. Je n’étais plus seul et les murailles perdaient quelque chose de leur enchantement. Je m’approchai doucement de l’énorme porte. Son bois battu par la pluie, les froids et l’ombre des intempéries, était noir et rugueux.
Je glissai un œil entre les deux battants, mal joints.
Alors je suffoquai littéralement tandis qu’un flot épais de sang tiède envahissait tout mon corps, me faisait ouvrir la bouche toute grande et basculait ma tête dans un vertige jusqu’alors inconnu, d’une violence délicieuse et qui ne devait plus guère me quitter.
Je vis d’abord la femme étendue sur la chaise longue. Elle était nue. Elle était absolument nue. Lascive, elle se prélassait au soleil telle la délicieuse divinité d’une légende antique et sa longue chevelure auburn, saupoudrée d'une lumière qui retombait en poussières scintillantes, se répandait en désordre sur la toile rayée blanc et vert de la chaise longue. Elle tenait un livre à la main et d’épaisses lunettes noires masquaient tout son regard. J’écarquillais mon œil désemparé dans le petit interstice de bois et je fixais, de profil, la touffe ombrée du pubis, les seins mordorés, ronds et lourds, et je frémissais de tout mon corps, en proie à l’extase. Cette beauté de statue, tellement parfaite, tellement limpide et tellement isolée au milieu de tout ce délabrement de pierres et de halliers, ne pouvait être que l’émanation immatérielle d’une déesse, que la manifestation d’un esprit fugitif et malin des bois et des forêts.
Qu'une créature momentanément égarée de ce côté-ci du réel.
Tout mon être tendu demeurait cependant chevillé à l’ombre délicatement crépue de cette étrange toison entre les cuisses et à la poitrine dressée tel un cri d’ivresse, jeté vers le soleil et le grand ciel tout vide et tout bleu. Les jambes négligemment croisées à hauteur du genou étaient longues, beaucoup plus longues que la chaise sur laquelle elles étaient étendues et de temps à autres, seul signe tangible de l’existence charnelle de cet être magique, la main se levait légèrement pour tourner une page du livre.
Elle repoussa bientôt les lunettes sur le haut du front, se leva, féline, éblouissante de souplesse, et se dirigea lentement par une allée de fins gravillons blancs, vers le corps de bâtiments situé juste en face de moi. Elle me tournait maintenant le dos. J’admirai là, l’œil collé contre le bois de la porte cochère à m’en faire mal, les premières fesses féminines de ma vie. J’admirai la réalité vivante de mes fantasmes naissants, j’admirai l’apparition devant mes yeux de toute cette métaphysique du désir qui devait plus tard me servir de phares et de sémaphores pour tracer ma route, et derrière lesquels, de villes en villes, de villages en villages, de routes en routes, d’années en années, de débauches en débauches, de joies en détresses, d’ivresses en ivrogneries, j’ai couru, couru à perdre haleine, comme le prisonnier de l’éboulement court après le soupçon de lumière qu’il a cru entrevoir au bout de sa prison d’obscurité.
J’assistai, médusé, à l’éphémère et première mise en scène d’une éternelle illusion.
Un homme cependant, le torse puissant et nu, était apparu qui venait à la rencontre de la jeune femme. Il sortait de l’aile aux larges baies vitrées située en face de moi, et je me retirai vivement comme s’il pouvait me voir à travers le lourd portail. Je restai quelques instants le dos plaqué contre la porte, effrayé, n’osant plus m’approcher ni faire le moindre mouvement. Lorsque je revins enfin, avec mille précautions, l’œil avide, comme aimanté à cette fente entre les vantaux, le cœur battant, les deux corps n’en faisaient plus qu’un, absurde amas de peau luisante, agité d’ombres et de lumières, et ils se roulaient dans l’herbe comme le font d’ordinaire les enfants et les jeunes chiens fous.
Les larmes aux yeux, la bouche ouverte, j’entendais depuis mon portail, gémir ces deux corps. On eût dit qu’ils étaient en lutte et en proie à la plus vive des douleurs.
J’essaie de retrouver - mais ça n’est pas très facile - le trouble qui m’envahissait. Il me semble que quelque chose d’irréel, de délicieux et de divin, s’était évanoui et, avec ces deux corps confondus, qui se multipliaient, qui se chevauchaient tour à tour, qui roulaient, se redressaient et se renversaient encore, l’adoration du merveilleux.
Je crois que j’étais accablé. Et pour s’être inscrite dans le réel, dans le charnel, l’apparition nue n’en restait pas moins aussi inaccessible pour moi que la lune ou les étoiles de la nuit le sont aux rêveurs éconduits. Mon âge - j’allais avoir treize ans- , l’homme qui pérorait, gloussait et se trémoussait comme un pantin sur ma déesse déchue, ma condition sociale, mes parents, le curé, l’école, le monde entier… Il y avait, entre cette beauté spectrale et moi, entre ce que je voyais se dérouler d’elle devant mes yeux meurtris par le mystère obscène du désir et de la vie, entre les étranges lamentations que j’entendais maintenant jaillir de sa gorge offerte aux immensités du ciel bleu, des abîmes effrayants, absolument infranchissables.
Il y avait tout le poids d’un incompréhensible et soudain désespoir.
J’éprouvai tout à coup une haine féroce contre tout ce qui était. Contre mon âge, contre les hommes, les réalités, contre tout ce qui pouvait m’entourer de tranquille et d’insignifiant bonheur.
Et je versais des larmes de douleur et de dépit quand, la pénombre descendant maintenant de plus en plus profondément sous la touffeur des sous-bois et les deux corps s’étant enfin désolidarisés pour rejoindre l’intérieur des bâtiments après être longtemps restés blottis l’un contre l’autre, inertes, comme terrassés par la violence de leur combat, je me résolus enfin à rebrousser chemin, anéanti.
Je venais de perdre les repères sur lesquels l’enfant guide sa navigation. Je venais d’engloutir dans une vision éblouissante, la foule des petits signes avec lesquels cet enfant se fraie un chemin, difficile et solitaire, entre les commandements, les écueils et les rochers du monde adulte.
À tel point que tout ce qui, jusqu’alors, avait nourri peu ou prou mon initiation au plaisir de vivre devint affreusement insipide.
Je sombrai pour un temps dans l’apathie et le dégoût même de mon existence.
11:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
22.02.2011
Autocritique
Mon activité blog me semble avoir subi les rigueurs de cette fin d’hiver polonais où le mercure flirte encore avec les moins vingt degrés : elle s’est gelée sans vraiment se solidifier.
Je mets régulièrement en ligne les chapitres de Brassens, poète érudit, des textes qui ont donc été écrits en 1999. J’intercale entre ces mises en ligne de vieux textes publiés ici en 2008 ou 2009. Ce qui permet de les rafraîchir un peu et d’harmoniser la présentation de L’Exil, qui en a bien besoin.
Point de nouvelles élucubrations là-dedans. Je sors de cet hiver un peu fatigué quand même par ce recueil de dix nouvelles écrit d’octobre à maintenant. C’est une expérience que je n’avais jamais tentée, l’impression de devoir se renouveler toutes les dix pages et aussi, tâcher de satisfaire aux exigences de la forme brève, précision, travail d’épuration et tutti quanti.
J’ignore évidemment si j’ai mené mon projet à bien ou si je m’y suis lamentablement planté. Parfois, je me dis que c’est vraiment réussi. Parfois aussi, un parfois un peu plus têtu que l’autre, je me dis que tout ça ne vaut pas une queue de cerise.
Pas envie, donc, d’entreprendre de nouveaux chantiers, aussi menus soient-ils, d’autant qu’un éditeur que je connais bien me fait poireauter gentiment pour un roman depuis juillet dernier et que poireauter, c’est pas vraiment mon fort.
Las.
Et pas grand-chose à dire non plus sur l’état de plus en plus délétère du monde. Pour ça, un blog n’est pas nécessaire. Il est même tout à fait superflu. Suffit de regarder par la fenêtre et rabâcher ne sert qu’à la production de sa propre bile, sans aucun effet sur la détermination des organisateurs patentés de la misère humaine, parmi lesquels certains montrent des dents de loup et d’autres font reluire une peau d’agneau, chacun dans son rôle pour distraire la chaumière.
Je crois même, de plus en plus, que la critique du monde spectaculaire ne lui sert, in fine, que de panneau publicitaire.
Alors, prendre tout le sens de l’expression populaire et attendre le dégel.
Le dégel de quoi ? On verra bien.
Sous la glace, la plage, peut-être. J'en doute fort et je n'aime pas les plages.
Jamais rien n’est de toute façon achevé de ce qu’on a à peine commencé.
10:16 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
19.02.2011
Formica et Télé : la fin d'une époque
Des meubles d’une inestimable facture, des placards de merisier ou de chêne sculptés furent désossés et finirent leurs longs et nobles états de service en casiers à poules ou en portes de clapier.
Toujours experte dans ses observations du monde, ma soeur qui ne savait guère quoi dire de tous ces chambardements, trouva là une ouverture pour faire les louanges de son avocat d’employeur.
Celui-ci en effet ne voulait pas de formica, ni chez lui, ni dans son grand bureau. Sans doute par modestie, parce qu’il avait les moyens de s’en payer, du formica. Le brave homme ne s’était fendu d’un placard que pour sa chambrette à elle. Pour lui faire plaisir. C'était vraiment un beau petit meuble, pratique comme tout. Pour lui-même, il avait bien voulu, certes en rechignant un peu, débarrasser quelques-uns de ses clients de leurs gros meubles, en vieux bois vermoulu, un peu comme ceux passés chez nous par les flammes et par la scie. Ne sachant plus à la fin ou mettre toutes ces friperies, embêté mais incapable de vexer les gens, il avait même fait porter des lits et des buffets dans sa petite maison à la campagne, au bord de la rivière, à l’ombre des peupliers où il aimait à se retirer le dimanche avec sa petite famille. Il y taquinait la carpe ou alors il y recevait des amis, le docteur par exemple, ou bien le vétérinaire, quand ce n’était pas le notaire. Quelquefois, pas souvent, il y allait seul, avec des gros dossiers sous le bras, des dossiers tellement compliqués qu’ils demandaient à être étudiés dans le calme et la solitude champêtres. Interdiction formelle était alors donnée à toute la famille de le déranger, sous aucun prétexte.
A n’en pas douter, voilà un homme qui aimait rendre service aux gens. Ma mère ricana que c’était surtout un homme qui ne comprenait rien à rien. S’il n’achetait pas de formica, c’était normal mais surtout c’était bon signe. Le formica n’était pas fait pour des attardés et des nigauds pareils.
Je revenais d’une longue réclusion trimestrielle quand je pris de plein fouet les effets dévastateurs de cette orgueilleuse et stupide conversion des miens à la modernité. Ma maison ressemblait lamentablement à la salle de sciences du collège et à l’infirmerie. Je sentais bien qu’elle était en train de perdre son âme sous les coups de boutoir des faiseurs de mode et de pacotilles. Je m’insurgeai tout net que c’était laid, que c’était de la camelote et que c’était honteux. Je traitais mes frères d’imbéciles heureux pour avoir osé passer par la hache notre mobilier.
Avec la lumière qu’il ne fallait pas allumer, l’eau courante qui ne courait guère, la bouteille de gaz qui inspirait une peur bleue, le formica qui ne servait à rien sinon à injurier les murs, le clan glissait inéluctablement vers le factice de la corruption sociale.
C’était un homme très affable, les ondulations de ces cheveux bien tenues en place par la brillantine, une fine moustache, très fine, presque un symbole, impeccablement taillée. Il débarqua chez nous en sifflotant et en sautant prestement d’une petite camionnette jaune, haute sur pattes. Ma mère l’avait d’abord reçu en fronçant le sourcil, l’oeil guère encourageant, puis elle s’était laissée peu à peu séduire, par le discours ou peut-être par les vaguelettes brillantes des beaux cheveux, par le costume souple et par ce sourire à peine moustachu dont ne se départait pas le bonhomme.
Comme le formica, tout le monde en voulait. Il ne fournissait pas, il fallait en profiter, il ne pourrait pas en laisser longtemps comme cela chez les gens, à l’essai. C’était sans doute même la dernière fois où il pouvait se permettre cette fantaisie. Nous en avions de la chance !
Je trouvais que cela commençait à faire beaucoup de bonheur d’un seul coup. C’était gratuit, c’était formidable et nous avions de la chance. La fortune ne nous avait pas habitués à tant de sourires à la fois.
Ma mère écoutait, dubitative encore, mais néanmoins subjuguée. Ces dernières, mais bien molles résistances, s’écroulèrent quand la fine moustache, ayant négligemment promené son regard chafouin sur la pile des Nous-Deux qui traînaient devant la cheminée, dit qu’il y avait aussi des feuilletons qu’on pouvait suivre toutes les semaines ou même tous les jours, des romans-photos d’amour qui bougeaient et qui parlaient, quoi, si on voulait aller par là. Est-ce qu’on se rendait compte ?
De Gaulle nous sauva la vie.
Après bien de minutieux réglages, après bien des coups de petits tournevis de-ci, de-là, après bien des crachotements, des éclairs et des bruits sournois de machine infernale qui se propose d’exploser, la longue face et le long nez du Général apparurent à l’écran, tandis que les non moins longs bras, grand ouverts, battaient la mesure de cette voix si singulière et de tous tellement connue.
A ce timbre rauque et fortement ponctué, j’avais vu ma mère se renfrogner, incrédule. Elle avait interrogé le marchand d’images avec cet oeil que je connaissais trop bien et qui ne laissait présager rien de bon. Absorbé par ses boutons, le gars n’avait pas croisé ce regard.
Il était enfin parvenu à faire la synthèse entre le son et l’image.
Il avait dit vrai. Nous avions de la chance. Quant à lui, il ne pouvait pas tomber plus mal. Ma mère s’approcha du poste, regarda De Gaulle dans les yeux, se tourna vers le bellâtre qui avait retrouvé son sourire et, fidèle à elle-même, comme toujours avant la tempête, demanda qu’est-ce que c’était que ça.
Ce devait être un autodidacte. Le pauvre bougre avait dit exactement ce qu’il ne fallait pas dire.
Depuis, je n’ai jamais entendu, malgré tout ce que j’ai entendu sur le sujet et en dépit de tout ce que j’ai pu en dire moi-même, de critique plus radicale du pouvoir politico-médiatique.
Elle priait celui qu’elle traitait désormais de gaulliste de remballer au plus vite sa camelote, avant qu’elle ne l’explose elle-même d’un savant coup de marteau.
La télévision ne parvint jamais jusques à nous. Trop sûr de lui, le progrès arrogant avait voulu outrepasser la mesure.
12:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
10.02.2011
Michelet
J’avais mis ce texte en ligne en août 2009 alors que je venais d'en terminer avec les quelque 4800 pages - texte, notes et annexes - de «Histoire de la Révolution française», de Jules Michelet, ouvrage qui couvre la période allant de la convocation des États généraux à la réaction thermidorienne.
Je le publie une nouvelle fois aujourd'hui car, quand on voit dans quel ruissseau nauséabond s'est embourbée la République française, avec ses dirigeants amis des régimes les plus pourris et les plus brutaux de la planète, des dirigeants corrompus, vautrés dans leur sale fric et qui font voter des lois pour que le bon peuple aille au charbon jusqu'à 67 ans et tutti quanti, on est en droit - depuis bien longtemps, c'est vrai - de se demander si l'histoire a une quelconque utilité pédagogique face à l'abrutissement des hommes.
On est en droit de s'exclamer : tout ça pour rien, laissons tomber toute critique sociale et vivons en sauvages !
Et quand je pense, parmi tant d'autres choses, qu'un homme pourrit dans leurs sales prisons depuis 25 ans, sans que pas grand monde ne songe à s'en émouvoir, et que même une imbécile comme Ségolène Royal s'en réjouisse, le ressentiment dans mon coeur atteint le niveau du dégoût pour tout ce qui touche, de près ou de loin, à la politique.
Au cas où cela pourrait vous intéresser, je note d'ailleurs que le susdit prisonnier publiera le troisième tome de ses mémoires en septembre prochain, chez Argone.
De la lecture de Michelet, j'ai tiré un tel plaisir que j’aimerais que les gens pour qui j’ai de l’estime – et qui ne l’ont pas encore fait - se plongent à leur tour dans cet océan littéraire, en reçoivent la même jouissance et les mêmes perplexités.
L'admirable de cette lecture, c’est qu’on est en présence d’une œuvre historique, certes, mais en même temps profondément lyrique, étonnamment personnelle, enthousiaste ou désabusée. Engagée.
Derrière les faits transmis, le cœur et l’âme du poète, de l’écrivain, de l’homme de conviction généreuse, palpitent, regrettent, anticipent et souffrent.
Dit autrement, voilà une œuvre historique sans l’ennui décharné de la prose historique. Une écriture qui embrasse le sensible et fait appel aux émotions les plus humaines.
Je comprends alors beaucoup mieux pourquoi les historiens sérieux, les doctes, les scientifiques du décorticage de la grande aventure humaine, refusent à Michelet d’appartenir à leur collège.
C’est un bien grand service qu’ils lui rendent là, finalement.
Nous ne savons pas toujours situer notre écriture dans cette incommensurable prolifération de genres que constitue la littérature. Nous nous interrogeons, nous posons en filigrane les principes de notre esthétisme, de ce que nous portons en nous, de notre confrontation à un monde compliqué. D’aucuns, raccourci fulgurant, affirment que la littérature est morte, mais sans définir précisément la nature du cadavre et les auteurs du crime.
C’est un point de vue. Radical, désespéré peut-être, qui a sans doute quelque raison d’être mais qui a surtout l’affligeante présomption de renvoyer paître, sans les entendre, tous les amoureux de la lecture.
Nous n’avons pas reçu, en ce qui nous concerne, de faire-part.
C’est peut-être une blague style Quat’ z’arts… Une certaine littérature est morte. Sans doute. Disons plutôt désacralisée. L’écriture, quant à elle, est bien vivante.
Le roman est crevé lui aussi, assurent depuis longtemps, d’autres. Je trouve que ça fait beaucoup d’obsèques, tout ça, et que ça s’inspire beaucoup plus du champ de navets que de la salle des fêtes…Une expression du roman, sans doute veulent-ils dire ; Le Balzacien, le Stendhalien, le Maupassantien, que sais-je encore ? Mais c’est quoi un roman ? Un truc qui invente des personnages dans un réel réapproprié par l’écriture ou un personnage réhabilité, l’auteur, dans un réel qu’il s’invente?
Cette digression pour dire que la lecture de Michelet révèle une autre dimension de l’écriture : une transcription pindarique des drames et espoirs humains, la force de l’intelligence sensible prenant à bras le corps le matériau historique, bien documenté, et qui s’en empare pour parler le langage de l’universel, laideur et beauté dialectiquement confondues.
Du point de vue de notre positionnement d’hommes de la Cité, revient aussi cette obscure évidence que les révolutions – en particulier celle dont les acquis constituent aujourd’hui la clef de voûte de notre édifice démocratique et social - sont des cheminements tortueux, inaccomplis, difficiles, et qu’on ne peut nullement appréhender au travers le prisme déformant de l’idéologie, cette fabrique de la pensée prédigérée, ce soporifique de la douleur des faibles, cette bouillie servie pour chats fainéants, qu’ils se vautrent à droite, ronronnent à gauche ou miaulent à l'extrême gauche.
En lisant Michelet, c’est de l’intérieur qu’on lit les acteurs de l’histoire. J’allais dire de la Comédie humaine.
C’étaient pas des anges, c’étaient pas des démons et c’étaient même pas des révolutionnaires au sens enfantin où nous l’entendons.
Des hommes de chair, de passion, d’intérêts, des fourbes, des obscurs, des grands, des illuminés et des mesquins – comme nous tous - mis en présence d’une nécessité de transformation radicale des conditions de la vie.
Pour ne parler ici que des deux grandes figures, les deux icônes de nos premiers manuels d’histoire, Danton et Robespierre, Michelet les enveloppe d’une lumière nouvelle à mes yeux, quoiqu’on devine nettement chez lui le dantoniste, ce qui n’est qu’un reflet de son engagement personnel, dans son époque à lui, à l’aube du Second Empire.
A t-on déjà vu, dans œuvre présentée comme historique, un Danton en bonnet de nuit, à Sèvres, rêveur à sa fenêtre ouverte sur la nuit et uniquement préoccupé de sa jeune femme et de son jeune fils ? Un Danton écœuré du sang versé, peureux, dépassé par les événements, lamentable de contradictions, disant blanc le lundi et noir le mardi, ne sachant plus à quel jeu politique se prêter, et ce uniquement parce qu’il voulait vivre, simplement vivre plus longtemps sa vie d’homme aimant et aimé et qu’il sentait bien sur son cou, déjà, planer le froid et luisant couteau de la guillotine.
Le procès qu’on lui fit – comme celui de la plupart des grands esprits de ce temps - n’eut ni cul ni tête. Quelque cent quarante ans plus tard, Staline n’aura rien à envier au tribunal révolutionnaire de 1793. Parmi les jurés, l’un était un garde du corps de Robespierre - l’instigateur du procès selon Michelet - , un autre était sourd, un autre complètement idiot, tellement idiot qu’il ne comprenait ni les questions posées aux accusés, ni les réponses faites par ceux-ci et qui, du fond de son âme atrophiée, invariablement, demandait qu’on tuât !
La tête de Danton, comme des milliers d’autres têtes, tomba dans le panier d’une absurdité ensanglantée, avec cette logique implacable du crime érigé en institution.
Celle de Robespierre, l’épurateur, le névropathe paranoïaque, le timide et vertueux serial killer, père de Napoléon, de Thiers, de Staline, enfin de tous les putois sanguinaires de l'histoire contemporaine, suivra bientôt, victime de l’épouvante dans laquelle il aura plongé tous les acteurs, illustres ou anonymes, de l’époque.
Michelet assure que toute l’Europe couronnée, réactionnaire et pourtant coalisée contre la France, eut alors un profond respect pour cet homme adulé des uns, honni des autres, parce qu’il avait, par le jeu sournois de la politique, tranché les deux têtes majeures de 93, Danton et Desmoulins, et coupé ainsi le cou de la République, ouvrant un boulevard au 18 Brumaire, à l’Empire, aux Restaurations, à la Terreur blanche et vengeresse des émigrés.
Triste histoire que celle de tous ces hommes et de toutes ces femmes trahis par ceux à qui ils avaient confié leur enthousiasme de liberté.
Triste histoire parce qu’histoire éternelle.
Histoire de la profonde solitude des hommes, de leur inintelligence ponctuelle à comprendre les mécanismes de leur barbarie et les cheminements de leur destin.
Vraiment.
Photo : Wikipédia
10:26 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
06.02.2011
Les oiseaux sont-ils tenus à un devoir de mémoire,
là où dieu et les hommes ont, une fois pour toutes, cessé d'exister ? *
* Pierre Michon - La Grande Beune -
08:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
04.02.2011
Vases communicants : Philippe Nauher sur L'Exil
C’est avec grand plaisir que L’exil ouvre ses portes à Philippe Nauher, que je lis toujours avec délices.
Pendant qu’il est là avec vous, je file chez lui, bien sûr, comme c’est coutume dans ces vases communicants.
Et, je voulais dire que..Mais non, finalement. Je préfère le laisser parler. Il fera ça mieux que moi :
"Cher Bertrand,
J'ai hésité sur le texte que je voulais "exiler" mais pas vraiment, en fait. Il se trouve que je travaille depuis deux ans sur un roman dont le héros est un jeune français d'origine polonaise et qui, au début, est en exil au Portugal. Il sort de prison. Il m'a alors semblé singulier que ma première invitation à "vase-communiquer", la vôtre, ait pour territoire la Pologne justement, dont je ne suis pas encore sûr que ce personnage y mettra jamais les pieds. Comme vous êtes vous-même "exilé", je me suis dit que c'était singulier de réunir ainsi deux directions opposées par rapport à la France : la Pologne et le Portugal.
Je vous propose donc les premières pages des "Courbes de choses invisibles" (titre que j'emprunte à un album de Téléfax).
Amitiés
Philippe"
Des Courbes de choses invisibles
Demain, la levée des écrous aura lieu à dix heures.
Il reprendra place dans le siècle. Ceux qu'il va laisser, qui en ont encore pour quelques années, parfois une éternité, l'envient en silence.
Son avocate se démenait pour obtenir sa libération. Il avait peur. Cela lui broyait l'estomac, enflammait ses boyaux. Il ne pouvait pas lui dire non, je ne veux pas quitter la prison. Personne ne peut le dire. Quatre ans d'incarcération il y a pire ; il faut aussi que cela cesse. La vie doit reprendre. Et quand elle lui a annoncé la nouvelle, il a senti que le tenia du dehors pointait sa gueule de feu. Mais c'était trop tard. Elle avait obtenu ce qu'elle désirait.
Au milieu de la nuit, alors qu'il jetait un regard oblique sur la cellule, le cube froid qu'il va quitter, auquel les petites affaires de chacun ne donnent qu'une illusoire humanité, et il vaut mieux passer sur les quelques photos décoratives, la silhouette de Jankovic s'est plantée devant lui. Il s'est accroupi à son oreille pour lui demander une dernière fois s'il était heureux, je devrais, et ce qu'il allait faire : partir au loin ou rentrer en France ? Sais pas. Il y avait réfléchi quand ce n'était encore qu'un vœu lointain, pas même un vœu, une hypothèse, puis tout s'est évanoui. Réfléchir, c'était un bien grand mot. Pour la première fois, Jankovic a posé sa main sur la sienne, sans rien dire, avec une petite pression pour signifier son amitié. Venant de lui, c'était inattendu, parce qu'il s'est fixé depuis longtemps la règle de l'armure.
C'est le matin. Paulhino est triste. Il veut rire une dernière fois : désormais, pour l'heure de sport du vendredi matin et la partie de foot, les étrangers gagneront moins souvent, et Jankovic en a rajouté une couche : sur le marché des transferts, le Polak, c'est une perte.
Ils blaguent. Ils sont démunis.
Plus qu'une heure.
Ils le regardent tous une dernière fois, le Polak.
Le Polak. Il aura fallu attendre la prison et Lisbonne pour qu'un inconnu, Marinho, Augustin Marinho, l'appelle du surnom qu'on donnait à son père dans la famille de sa mère. Le Polak. Il avait entendu sa tante parler à sa cousine. Quand on a trouvé qu'un Polak pour mari. Et veuve presque tout de suite.
Il sort de la cellule. Il redevient Komian. Bruno Komian. Dit Koko, Kom ou Bkom. Le Polak n'existe plus.
Ce qu'on lui devait a été rendu. Ainsi ferment-elles, les autorités et la justice, la parenthèse, en lui dressant procès-verbal des objets restitués, de ses avoirs, comme s'il ne s'était rien passé à attendre derrière les barreaux. Il a simplement serré fort dans le creux de sa main les courroies de son sac. Ils l'ont remis à la rue, à la vie civile. Il a longé un parc et débouché sur une place où les voitures font la ronde autour d'une colonne betonnée que surmontent, noirs, un lion et un aristocrate à perruque. Le trafic est infernal, et le trouble du monde à nouveau entre en lui comme une gigantesque ritournelle. Il prend la Liberdade large et feuillue. Ses compagnons lui ont dit : la Liberdade, tu vas descendre la Liberdade et là tu verras la vie autrement.
Il comprend désormais les enseignes, les titres des journaux. L'ancien puzzle de lettres est devenu matière. Portugais d'adoption.
Il a senti bientôt ses pas se dérober, comme un épuisement brutal devant ce qui file dans tous les sens et il s'est assis à une terrasse. À une jeune serveuse, prompte et souriante, il a demandé un jus d'orange. S'il vous plaît. Son regard tremblant a suivi la silhouette s'enfoncer dans l'ombre du café. Il a posé ses mains pleines de fourmillements sur la fraîcheur métallique de la table pour retrouver un semblant de respiration intérieure, quelque chose qui n'a rien à voir avec le corps réel, son corps, mais qui lui demande s'il est encore en vie, s'il a encore envie, d'être là ou ailleurs. La jeune fille est revenue et dans l'attente qu'il paie, ils se sont fixés. Elle est la première personne libre, normale et étrangère à toute cette affaire, à qui il parle. À qui il parle en portugais. Langue du transitoire, à peine quelques jours avant d'embarquer pour l'Amérique du Sud, mais devenue son autre langue, langue de l'exil carcéral et dont il doit vérifier, comme s'il y avait un doute possible, qu'elle peut servir à autre chose qu'à la détention, à la violence entre détenus, aux histoires salaces, servir à des relations simples, anodines, peut-être impersonnelles mais calmes. Langue du reste de sa vie, en admettant, par exemple, qu'il ne revienne jamais en France, possible, et qu'au fil du temps, la langue maternelle perde une à une ses pièces, est-ce possible ?, déliée jusqu'à ce qu'il cherche ses mots, comme on cherche, parfois, ses souvenirs. Et peut-être qu'un jour, qui sait ?, il en aura perdu toute la trace.
Il parle portugais. Il pourrait en faire quelque chose, choisir une autre ville que Lisbonne, et tout oublier.
Il vérifie le papier que lui a laissé Freitas, d'une adresse, l'adresse d'un hôtel de l'ami d'une cousine. Freitas n'est pas méchant. Il essaie de se raccrocher à l'idée que quinze ans en tôle, si tu sais te faire apprécier, te faire des amis, il est possible d'en sortir sans trop de dommage, même si plus personne ne l'attend, sinon sa sœur. Sa compagne est partie, au Brésil. Alors il a voulu l'aider.
Adresse et plan sommaire sur une feuille quadrillée, d'une écriture enfantine, de quelqu'un qui n'a pas beaucoup usé du crayon. Il faut qu'il descende encore.
Il arrive devant la plaque. La rue est perpendiculaire à la Liberdade et avant de s'y engager il aperçoit de l'autre côté du terre-plein central l'enseigne du Hard Rock Cafe où on peut voir, lui a dit Jankovic, un pantalon porté par Bowie, son idole, accroché au mur. Il n'aura qu'à y aller et il pensera à lui en buvant une bière. Dis, Komian, tu penseras à moi. Il a dit oui pour lui faire plaisir. Mais oui, là, maintenant, il y pense, à Jankovic.
L'entrée de l'hôtel est située en haut d'un escalier droit, un peu raide, au bout d'un couloir orné d'azuleros. Lorsqu'il répond en français, comme une échappée involontaire, au bonjour de la femme à l'accueil, brune et charnue, tout de noir vêtue, il la voit se pencher vers une porte entrouverte pour appeler Lourenço, évidemment il comprend tout ce qu'elle dit, un Lourenço portrait de sa mère, un peu obèse, qui reprend la conversation en français, mais il répond un minimum.
On l'accompagne jusqu'à la chambre, à peine plus grande qu'une cellule. Le sommier est dur. Mais la fenêtre est là, qui s'ouvre, et les deux battants s'écartent pour un semblant de balcon qui lui donne le vertige. Les toits s'étagent en plaques disjointes. Il entend des cris de cours intérieures, d'enfants, rien d'agressif ou de malheureux, même pas la lamentation d'une mère après son fils.
Il a fait sa demande en français, comme s'il ne voulait pas tout perdre, ou passer pour un étranger, un passant, simple et inoffensif.
La douche. D'abord un bonheur, l'eau qui roule comme une pellicule douce, filant au bout des doigts, ou pisse du menton, pression maximale. Puis c'est le désordre soudain, quand il pousse la porte vitrée, de n'être vu de personne, d'être un corps seul réduit au loisir de pouvoir se regarder sans pudeur à la grande glace de l'armoire, de pied en cap, corps tout entier récupéré d'une privation de quatre ans. Il touche à un silence inhabituel. Il n'entend rien du dehors. Tout est suspendu. Il baisse le regard vers ses orteils, remonte vers les genoux, puis le sexe, le nombril, la poitrine, les épaules, les yeux enfin. Les yeux dans les yeux, essayant de deviner ce que ces yeux veulent signifier, mais ce serait jouer aux échecs alternativement les blancs et les noirs, seul, comme dans l'oubli impossible du coup précédent et adverse. Ses yeux. Savoir regarder, savoir observer, ne rien perdre.
Agnès Trégaro. Il voit son image furtive dans l'encadrement de la fenêtre, son souvenir. Elle est l'absente, le silence qui l'attendait au bout de sa détention.
08:47 Publié dans Vases communicants | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET