01.03.2017
A cinquante kilomètres de ma maison
Ça n’est pas très loin de ma maison. A cinquante kilomètres peut-être.
Ma maison est dans une vaste clairière sablonneuse, une trouée circulaire gagnée jadis sur la gloutonnerie de la forêt et maintenant les champs sont comme un amphithéâtre de silence, que ferme aux quatre points cardinaux la haute périphérie des pins.
Ils craquent sous les feux brûlants de juillet, les pins, et on sent fort la résine, collée aux blessures des troncs, d’un jaune diaphane, de ce jaune d'où les fossiles lustrés par les mers antiques ont tiré l'ambre. Ils se tordent aussi de supplice, les grands pins, quand janvier les étreint de ses ergots de glace, de givre et de neige et dans ces moments-là, les nuits de pleine lune renversent le monde cul par-dessus tête, comme dans un miroir, comme sur le négatif d'un cliché : on dirait bien en effet que c’est là, sous les pieds, qu’est la lune froide, blanche, immobile, muette, et que, là-haut, cette rondeur qui dégouline en flots congelés sur la virginité surfaite du monde, c’est la terre, âme errante des galaxies.
Ça n’est pas très loin de ma maison.
C’est derrière ces arbres, plein sud, que je vois se dandiner parfois sous les souffles d’un tranquille oubli.
J’aime mon habitat.
Il est mon bateau de sauvetage fermé au monde, aux naufrageurs comme aux naufragés. Un vaisseau solitaire ancré en terre étrangère. Un ventre en dehors duquel il faudrait encore et encore s’expliquer.
Je n’ai plus rien à expliquer. La solitude rend libre. Je ne suis pas divorcé des hommes. Je n’ai jamais vécu avec eux qu'un vague concubinage. J’aime désormais les voir et les entendre de loin, en un suffisant murmure.
Ici s’inscrit saison après saison le tournoiement des saisons. Mon vaisseau ne bouge pas : il est en orbite sur la fuite du temps et passe ainsi, à heure fixe, toujours aux mêmes endroits, aux mêmes couleurs, aux mêmes ombres, aux mêmes sensations, avec l’apaisante régularité d’un vaste balancier.
Si le temps était en ligne droite, nous verrions la mort à chaque pas nouveau. Quelle horreur ! Chaque pas serait une soustraction. Sur orbite circulaire, on ne soustrait pas : on additionne les tours.
Saturne ainsi le veut qui tous les quelque vingt-neuf saisons revient sur un même point. Saturne fait des pas longs de vingt-neuf printemps. Il joue la montre. Deux fois déjà je l’ai vu qui passait lentement devant ma porte. Le reverrai-je une troisième fois ?
Nous n’avons, hélas, pas pris rendez-vous ! Nous jouons chacun dans notre cour et le cours de nos choses. Il égrène ses vastes lenteurs ; j’égrène mes tours de manège.
Mais ça n’est pas très loin de ma maison.
Là-bas aussi, par deux fois Saturne est déjà passé depuis que les arbres ont poussé sur les cris, sur le sang, sur les bras et les corps mutilés et que les chemins se sont taillé un autre chemin sur les cendres et sur les ossements.
Je me demande souvent si Saturne a une mémoire quand il repasse par là... Moi, dont le bateau ne sait compter que jusqu’à trois-cent soixante-cinq, parfois trois-cent soixante- six, avant de recommencer à zéro, de répéter sa mélancolique litanie comme celle d’un derviche, j’ai une mémoire.
Je me souviens, à chaque nouveau passage, le pourpre et le jaune de cet arbre, je me souviens du chant de la première grive de mars, je me souviens des hurlements des blizzards soulevant des flocons de neige et je me souviens des cieux zébrés par la foudre éclatante.
Je me souviens bien plus loin encore.
Je me souviens de toutes mes saisons, certaines paisibles et d’autres tumultueuses.
Je me souviens des dernières et je me souviens des premières. Les bancs d’école et les feuilles des marronniers cramoisies par l’automne: l’homme en blouse grise qui savait calculer les pertes d’un robinet déficient et les vitesses des trains qui se croisaient, ne prononçait le mot, celui qui est derrière les arbres, plein sud, à cinquante kilomètres de ma maison, qu’avec effroi. Son menton tremblotait et sa peur contagieuse courait entre les rangs et nous faisait frissonner.
Et maintenant, ça n’est pas très loin de ma maison.
Il me semblait pourtant qu’il parlait d’une planète, l'homme en grise blouse. D'une planète où rugissaient des monstres terrifiants, d'une planète hors de ma planète, d'hommes hors des hommes.
Je me souviens. Mais quoi se brise en moi à présent ?
Et Saturne peut-il se souvenir, lui, de ce qu’il ne voit qu'une fois tous les trente tours environ de mon manège ? Le temps n’est-il pas oublieux quand il est si lent ?
Le temps est lent derrière ces arbres. Peut-être ne se souvient-il pas.
La mémoire oublie.
Ô, tais-toi, tais-toi ! abreuve-nous de silence, affligeant contresens !
Oserait-on dire que l’oubli se souvient ?
Que faudra-il à l’humanité pour qu’elle cesse enfin cette grotesque vanité de se croire humaine après avoir mis bas le masque là-bas, derrière ces arbres qui se dandinent sous les souffles d’un tranquille oubli ?
A cinquante kilomètres de ma maison.
A Sobibór.
Que du silence et des larmes
Que des larmes et du silence
Illustration du haut : Terminus pour l'enfer
14:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Tags : littérature, écriture, histoire | Facebook | Bertrand REDONNET