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22.02.2010

Passage supprimé - 2-

ici.jpgLes gens avaient peur de la mort, bien entendu. Les gens, de quelque lénifiante idéologie qu'ils se réclament,  ont toujours eu peur du Grand peut-être.
Mais c'était là une peur qui leur appartenait. Une peur à eux, génétique, atavique, héréditaire ou alors très intime.
Ça n'était pas la peur fabriquée. La peur politique, subtil outil de l'asservissement.
Aussi, quand elle survenait en vrai, la prenait-on de plein fouet, cette mort, surtout si elle se montrait brutale. Elle était d'autant plus redoutable qu'on n'avait pas appris à la redouter chaque jour, on ne l'avait pas vue tous les jours fleurir chez les autres ou venir nous menacer nous-mêmes par le biais d'un écran obstiné, entre la poire et le fromage, comme si de rien n'était.
La mort, c'était le mystère, le très lointain, la méchanceté occulte, l'inexplicable détresse. Si, comme ce fut le cas dans la descente de Chez-Fouché, en plein bois du Fouilloux, une voiture, une R8 précisément, venait à heurter le talus et que des morts déchiquetés par la violence fussent retrouvés dedans, on en parlait des mois entiers avec effroi de maison en maison, on se rendait même longtemps après sur les lieux, et on regardait la Nationale 10 d'un œil torve, on la traitait d'infernale en sourdine, on tâtonnait l'herbe arrachée du talus par l'impact du drame, on jaugeait l'arbre meurtrier, on tentait d'imaginer ce qui avait bien se passer là de ténébreux et on maudissait des années durant  ce lieu que la mort avait vu de ses yeux, avait foulé de ses pas et où elle avait frappé telle la foudre tombée des cieux.
C'est dire si (..........) jeta toute la communauté dans une épouvante inconsolable. Car la mort n'était pas venue d'elle-même. Quelqu'un l'avait appelée, quelqu'un la fréquentait, quelqu'un était capable de lui donner même des ordres, quelqu'un la maîtrisait.
Un loup enragé se promenait donc parmi tous et qui ressemblait à tous. Et il était bien là, le grand tourment : le monstre était comme tout le monde et tout le monde, ou presque, pouvait du même coup être perçu désormais dans la peau d'un monstre. On espérait éperdument - pour le peu sachant prier, on allait même jusqu'à prier -  que la police allait bientôt mettre un nom sur ce fauve anonyme et pourtant si proche, faire tomber le masque, c'est lui, le criminel, pour que chacun puisse se trouver à nouveau beau et fréquentable, puisse respirer plus librement et recommencer à vaquer à ses occupations sans sentir sur son dos peser le regard d'une  suspicion
honteuse.
Mais l'instruction de cette affaire pataugeait et  avait bien du mal à trouver un rai de lumière.  Parce qu'elle soupçonnait trop de monde et trop superficiellement, sans pénétrer à fond dans la fibre même du tissu. Elle regardait avec un  regard de myope, un regard de moraliste et de citadin, aveugle aux mécanismes du tissage  souterrain des relations paysannes. Elle ne trouvait pas de mobile  à cet (.....) parce qu'elle en voyait partout et,  examinés à la loupe, tous ces mobiles lui apparaissaient dès lors comme des balivernes, presque des enfantillages.
Le raisonnement échouait donc sur l'essentiel, par ignorance.

Devant cette défaillance, les hommes et les femmes s'auto-proclamèrent, par murmures,  forcément juges et désignèrent un coupable, chacun le sien, parfois plusieurs, et même en changeant souvent de conviction.
La communauté se fissura donc en profondeur. Chacun se mit à claudiquer, comme marchant sur des oeufs pourris.

Image : Philip Seelen

Le premier passage supprimé de ce manuscrit aujourd'hui à peine terminé est ici.

08:24 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Ah ce passage supprimé est fantastique ! Il peut y avoir des merveilles dans une corbeille d'écrivain. C'est un passage supprimé au cours de l'écriture de "Géographies" ? Il me tarde de lire "Géographiques".
Bertrand, je me doute que tu avais de bonnes raisons de supprimer ce passage (peut-être rythme, resserrement nécessaire etc.) mais franchement il eût été dommage que nous ne pussions le lire. Merci de l'avoir mis ainsi sous nos yeux.
Je reviendrai pour en parler sur le fond. Tellement ça m'intéresse la façon dont tu parles de la mort, comment elle existe, comment chacun cohabite avec elle. Ce que tu racontes là a de forts échos. Encore merci.

Écrit par : Michèle | 19.02.2010

Je viens de relire.
C'est très étonnant ; un morceau arraché à on ne sait quoi, et qui porte des racines encore vivantes. On risque quelques hypothèses, qu'on voudra vérifier dans le livre publié ; on se demande s'il reste des traces de cela, s'il sera question ou non d'un meurtre. Et l'on s'étonne de ce que le meurtrier soit assimilé à un loup. Dit enragé certes. Mais un loup ne tue que par nécessité, par instinct.

S'agissant de la mort, souligner d'abord la beauté de cette hypotypose : "Le Grand peut-être".
Je ne crois pas qu'on apprivoise jamais la mort. La redouter chaque jour n'atténue pas je pense, son côté redoutable, au contraire.
J'aime que tu opposes la peur atavique, héréditaire, ou la peur intime à la peur "fabriquée".

Voilà, c'est un peu décousu ce que je dis là ; il se peut aussi que je ne dise pas grand-chose...

Écrit par : Michèle | 19.02.2010

D'abord, j'ai dû louper "passage supprimé 1"; ou bien, ce numéro 2 venait plus loin dans ton livre mais tu t'es trouvé devant des choix drastiques et tu le regrettes; ai vu çà avec P.B lors de traductions. Donc privilège pour nous de le lire; pages pourtant fondamentales; devant notre mort non maitrisable,et qui se rapproche tant le temps s'accélère dans le vieillissement,devant celle des autres que tu analyses aussi finement, où chacun se trouve plongé dans la révolte, le premier mot prononcé lorsqu'on l'apprend est "non", la culpabilité davant l'irrémédiable, le remords, le regret, la tentation bien vaine, dans l'intime de se parler au conditionnel passé, j'aurais dû.., si j'avais su..il aurait fallu... et dans l'échange d'un seul coup réveillé avec le groupe,on aurait pu..., pourquoi n'a t-on pas...
Merveilleuse expression, le "Grand peut-être" à laquelle ta majuscule donne la solemnité constitutive du sujet.
Je rejoins Michèle, on se prend à faire des hypothèses.

On va sagement attendre. Anne-Marie

Écrit par : Anne-Marie Emery | 20.02.2010

Michèle, Anne Marie,

Merci de votre lecture au plus près du texte, lecture sensible, pénétrante.
Mais c'est ma faute, ma très grande faute, par manque de précision, il y a une confusion.
Ces passages supprimés que je livre à la lecture, sont ceux d'un roman, récit, que j'ai entamé au mois d'octobre et que je viens de conclure. Il me faut maintenant le laisser reposer, travailler seul, pour le reprendre bientôt en deuxième lecture. Sculpter, épurer, revoir tout ça d'un oeil extérieur, comme écrit par un autre.
Puis le proposer à l'édition vers la fin de cet été.
Je disais à un ami du Net (qui semblait s'en étonner)que ce que nous écrivions sur nos blogs était imparfait parce que livré aux lecteurs et lectrices sans recul, sitôt la rédaction terminée. Du vin trop jeune.
Je maintiens avec force. Le blog est un atelier, un lieu d'ébauches et n'importe lequel de nos textes qui prétendrait à l'édition devrait repasser sous les fourches caudines d'une deuxième, voire troisième lecture ou énième lecture.

"Géographiques" n'est pas du tout de la veine du manuscrit écrit cet automne et cet hiver... Il est plutôt de la veine "Chez Bonclou".
Et j'en profite ici pour rendre un hommage fraternel au talent de Georges Monti et de Marie-Claude Rossard, qui président, comme vous le savez, aux destinées du "Temps Qu'il Fait".
Lorsqu'ils acceptent un manuscrit, ils l'acceptent dans sa totalité, avec un très grand respect pour l'auteur. Leurs corrections sont incontournables (fautes diverses) et les quelques changements sont toujours proposés, suggérés. Changements d'un mot par-ci, par là, d'une tournure plus souple, etc...
Jamais donc, ils n'auraient supprimé de si grands passages d'un manuscrit qu'ils ont préalablement accepté.
Les mauvais éditeurs font ça.
Voilà, mais cette confusion est de ma faute, je le répète.
"Géographgiques" vous plaira. J'ai l'outrecuidance de le croire...

Pourquoi j'ai supprimé ces passages ?
Parce que (sans dévoiler le contenu de mon nouveau manuscrit encore en gestation quoique la rédaction en soit terminée) j'ai cherché à dévoiler quelques mécanismes souterrains d'un microcosme paysan. Le manuscrit est long alors que le drame prend en tout et pour tout dix lignes à peine.
Ce qui m'a intéressé c'est l'amont et l'aval de "l'évènement"... Cet amont et cet aval, dans mon esprit, doivent conduire le lecteur vers plusieurs pistes, qu'il se fasse lui-même une idée par rapport à ce qu'il connait et sait des rapports humains.
Le livre ne donne pas de solution. Il se veut en suspens au-dessus et à l'intérieur du jugement intime du lecteur..
Et ces deux passages (je t'ai mis, Anne-Marie, le premier passage en lien en bas de page) étaient trop explicatifs, trop didactiques; ils coupaient l'herbe sous le pied de mon roman.
Voilà...
Ce que vous dites l'une et l'aute sur la mort me touche beaucoup car je me sens très proche de cette sensibilité.
Pour le "Grand Peut-être", j'ai mis en italique car l'expression est attribuée à Rabelais sur son lit de mort.
Elle a été reprise par Stendhal. Julien Sorel l'emploie avant de mourir...Si mes souvenirs sont bons.
Je trouve ce mot d'une force incroyable.
Amitiés
Bertrand

Écrit par : Bertrand | 22.02.2010

Cher Bertrand,
Merci de ta réponse, et j'ajouterai que les énoncés, même des commentaires (des contributions à l'échange si tu préfères) se doivent relire.
Jamais il n'a été écrit que ce grand passage (magnifique) pouvait être supprimé par l'éditeur. Je te dis pour ma part "Ce passage a-t-il été supprimé au cours de L'ÉCRITURE de GÉOGRAPHIES ?"
La question portait en elle le doute, car on entend bien que "Géographiques" doit être dans la veine de "Chez Bonclou".
En tout cas la lectrice que je suis se réjouit de ce qu'un autre roman, récit, soit bientôt prêt à être proposé à l'édition.
Dans ce que tu dis (de ce texte, qui pour le moment repose comme une pâte de boulange), je vois déjà des questions essentielles, mais attendons de lire le texte qui nous sera livré in fine.
Amicalement
Michèle

Écrit par : Michèle | 22.02.2010

Oui, c'est vrai Michèle, pour l'éditeur..
Mais comme j'étais dans les corrections des épreuves de "Géographiques", que je l'avais annoncé ici, j'ai craint qu'il n'y ait, pour un autre lecteur ou lectrice de ces commentaires, un amalgame.
Ah ce que c'est que de nous et de nos exigences de clarté !
Bien amicalement à Toi
Bertrand

Écrit par : Bertrand | 22.02.2010

Autant pour moi, Bertrand, je n'avais pas lu le 13/01 et ne me cherche pas d'excuse," passage supprimé d'un récit en cours de rédaction"; la réflexion que tu mènes dans ce passage sur les peurs attisées lorsqu'on n'y prend pas garde, va largement trouver un écho chez moi;on a vu çà avec la taxe carbone; confiance aux scientifiques, pas aux politiques; gare à celui qui s'engouffre dans le conditionnement induit par les médias; il en sera reparlé...sensation de la nécessité absolue de se tenir à l'écart; tu dis très justement que la vie (probablement de deux générations en arrière )était encore sous leurs pieds et tu parles de leurs "propres" yeux ;en effet, pour nous, le sol se dérobe,c'est un flot ininterrompu d'évènements sur lesquels on n'a pas le temps de se poser pour réfléchir et je suis inquiète de l'aveuglement qui en résulte.
merci pour les précisions sur le " Grand peut-être".
A très bientôt pour de saines lectures Anne-Marie

Écrit par : Anne-Marie Emery | 22.02.2010

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