22.02.2010
À propos de "Polska B dzisiaj"
Je l'ai appris de la bouche même des Polonais : Il y a deux Polognes, la A, à l'ouest de Varsovie, et la B au-delà, jusqu'aux frontières biélorusse, russe et ukrainienne....Comme si ce pays avait du mal, encore et toujours, à se reconnaître comme définitivement assis sur sa chaise.
Comme un et indivisible.
Car « « frontière » est en Pologne un mot indécis et fourbe. Un mot qui bouge comme les feux follets des cimetières de novembre, un mot qui se dit dans toutes les langues pour ne pas forcément dire les mêmes choses définitives.
Un mot de la fortune des armes et des imperfections de l'histoire.
La Pologne B, celle que je hante de ma vie, de mon regard et de ma langue maternelle, est rurale. Deux grandes villes seulement, Lublin au sud et Białystok au nord. Et c'est un pays tourné vers les vents d'est, un pays en bois le long de routes interminables sur la blancheur d'une plaine. Un pays où les gens savent le prix d'un pays et voient les grandes mutations avec encore un demi-sourire accroché au coin des lèvres.
La Pologne A, elle, a la mémoire plus guérie, plus tournée vers les nuées océanes, vers le nouveau monde. Ses grandes cités , Wrocław, Poznań, Katowice, ont leurs pierres taillées dans l'architecture de l'ancienne Allemagne et la même frénésie désordonnée que leurs sœurs occidentales.
Ici, à l'est, on flotte dans l'époque, toujours un peu sceptique : L'histoire, enfin, a t-elle jeté son venin et la route est-elle vraiment libre pour escalader les siècles futurs ? Le grand voisin est là, à un vol de cigognes, de l'autre côté de la rivière Bug... Son ombre tarde à disparaître des mémoires et les mains tardent à se tendre pour une fraternelle embrassade.
C'est ce pays que j'habite, ce pays qui m'a pris dans ses grands bras maigres, sans me demander mon nom, sans me demander pourquoi et sans me demander qui j'étais.
Être là, simplement, c'est aimer...
Et je l'habite avec ma langue. Face à lui, face à son passé de désastres, face à son présent entre deux eaux, la langue pour l'aimer a force de littérature.
C'est ce que j'ai tenté de vous traduire par « La Pologne B aujourd'hui ». Tenté de traduire aussi avec les mots de mon berceau, l'universel humain sur le chemin de la dignité et aussi ce qui me bouleverse particulièrement de cette Europe centrale dont Stasiuk, mon voisin de quelques centaines de kilomètres, dit qu'elle ne sera bientôt plus qu'une notion pour les météorologues.
Avant donc qu'elle ne disparaisse sous la gomme des vents venus de l'autre bout du monde. Les vents confortables et, contradictoirement, combien dévastateurs de l'âme.
Il n'y a que la littérature pour fixer ces moments qui vacillent, qui meurent pour se multiplier autrement.
Sous nos yeux. Pendant notre humble passage.
Aujourd'hui.
13:28 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
En fait, dans cette Pologne-là, tu as retrouvé un peu de ce que tu avais perdu cinquante ans auparavant le long de l'océan. Ce monde rural millénaire que tu as vu disparaître sous tes yeux lorsque tu étais enfant, tu le retrouves dans ces plaines enneigées au moment où, de nouveau, il est en train de disparaître.
Écrit par : Feuilly | 22.02.2010
C'est aussi cela, oui...
j'ai dit souvent à D. : C'est immoral car je jouis du retard des choses sans en avoir subi les désagréments...
Écrit par : Bertrand | 23.02.2010
@ Bertrand : C'est le propre de tout romantisme, de "jouir du retard des choses sans en avoir subi les désagréments". Cela dit, ça se paye aussi au prix coûtant en terme de réalité intérieure. Vieux débat, propre à tout mal du siècle...
Écrit par : solko | 23.02.2010
J'ai eu l'occasion dernièrement de parler avec une Bulgare qui vit en France depuis dix ans mais retourne régulièrement à Varna. Et lorsqu'on sait ce qui s'y passe, ce que le "vent de liberté" leur a offert, il ne faut nullement s'étonner d'une certaine nostalgie d'avant la chute du Mur. Nostalgie qui n'a rien à voir avec un quelconque âge d'or, loin s'en faut, mais qui scelle une terrible désillusion et un désarroi soumis.
Ce que vous écrivez, c'est bien, pour emprunter cette formule à un roman de Marco Lodoli, la "chronique d'un siècle qui s'enfuit".
Écrit par : nauher | 23.02.2010
Bertrand: "immoral de jouir du retard des choses"? comme si tu culpabilisais un tant soit peu de vivre dans cet endroit encore vierge, entouré de gens au "demi-sourire en coin" et d'avoir laissé lâchement ces lieux où l'on rit jaune ; je crois que en fait de nous oublier , tes pensées sont quotidiennement avec nous; à propos,merci de m'instruire aussi joliment sur ton pays "d'amour";bien sûr que seuls les écrits peuvent témoigner.amitiés Anne-Marie
Écrit par : Anne-Marie Emery | 25.02.2010
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