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20.11.2017

Pour se souvenir

littérature,écriturePour se souvenir, pour marquer d’une pierre blanche un bout du chemin, pour partager aussi, il y a la photographie. Mais, pour évocatrice qu’elle puisse être, elle n’en reste pas moins désespérément muette.
Alors, nous autres, on a toujours préféré les mots. Du moins ceux qui, même lus en silence, parlent haut. «Les incorrigibles mots», que je les appelle. Parce qu’on ne peut, une fois qu’ils sont lancés, leur faire baisser pavillon,  comme disait ma mère  d’un quidam qu’on ne pouvait pas ramener à la raison. Enfin... A sa raison à elle, plus exactement.
Les ombres et la lumière de la mémoire jouent en trompe-l’œil sur les mots.
Et il me fait toujours un peu tiquer ce mot trompe-l’œil. On y sent comme une sorte de fourberie, une infidélité à ce qui est. Mais bon sang est-ce que tout, et fort heureusement, n’est pas en trompe-l’œil, justement ?
Et qu’en serait-il de l’œil d’un poète s’il n’acceptait d’être trompé en permanence dans sa vision du monde, s’il se faisait moraliste et n’acceptait de voir que du réel ?
Par-delà le réel, est le véritable réel. Sauf pour les obtus et les matérialistes, qui sont souvent les mêmes.
Le trompe-l’œil est l’ami du poète. Sa bouée de sauvetage.
Je vis, vous le savez, sur une terre qui ne m’a pas vu grandir. Qui ignore le jeune plant que je fus. Je m’y suis transplanté. J’essaie d’y prendre racine. Si on n’essaie pas de prendre racine, on meurt. On erre et on habite à l’envers et tout s’étiole de notre feuillage. Même les gens qui n’ont jamais bougé de leur coin savent ça.
Alors quand je dis aux autochtones, mes voisins paysans, qu’il est bien beau notre village sous sa neige qui le réduit au silence et l’aplatit face contre terre, ils ne le voient pas de cet œil.
Un œil qui refuse de se laisser tromper. Un œil sûr de sa rétine. Un œil adulte.
Ils frémissent du sourcil – qu’ils ont d’ordinaire fort velu  -, haussent les épaules, penchent la tête de côté et reniflent. Exactement comme les maraîchins dubitatifs et goguenards de chez moi, quand je leur disais que le marais à  bian* était magnifique, comme le fantôme de l’Océan resurgi des labours et des prairies.
Car la neige, pour mon paysan d’ici, c’est beau, d’accord, mais pour Wigilia** et Boże Narodzenie. **
De cet élément qui les accable, ils ont fait une légende enveloppée d’immaculé.
La légende une fois estompée, Dieu étant né, dûment adoré et cadré dans son destin de Dieu, ils parlent de la neige en  białe gówno. La merde blanche.
Ils laissent tomber le trompe-l’œil auquel, un court instant seulement, ils s’étaient abandonnés.

 

*    Inondé
**  La Veille (jour du réveillon)

*** Noël

 

14:28 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET