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18.03.2017

Assoiffées d'azur

grues.jpgQuand les tout premiers soleils de mars s'abreuvent aux tout derniers îlots de neige sur la prairie riveraine de la forêt, que l’eau forme ainsi de petites lagunes qui clapotent et miroitent au vent, que le ciel d’hiver a tronqué sa tunique blanche pour une liquette légèrement bleutée, que dans les halliers qui jouxtent ma maison la grive, le merle et le bouvreuil se volent dans les plumes pour la meilleure branche où sera posé leur nid d’herbes et de mousses, alors, un beau matin, je les entends enfin...
J’entends leurs cris discordants, presque gutturaux, que répercute l’écho des lisières et je sais dès lors que les grues sont revenues de leurs quartiers d’hiver.

J’eus une fois, à l’aube naissante, l’heur de voir un couple de ces grands oiseaux en pleine chorégraphie nuptiale. Les deux amants déployaient leurs ailes et leur zèle pour bondir tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, et ils criaient, et ils se tournaient autour, et ils levaient la tête et le cou vers le ciel comme pour une incantation chamanique vers les nuages rosissant, transcendés par leur désir - leur besoin diront les puristes de la faune emplumée  - d'accouplement.
Car ils sont de grands amoureux, ces oiseaux-là ! De fidèles amoureux. Les couples juvéniles se forment ad vitam aeternam au cours du long voyage de retour vers le nord et l’est de l’Europe. Là, on se rencontre au hasard d’un jour de repos, sur un rivage atlantique, une plaine des Flandres ou un vallon humide des Ardennes, et, au milieu de la bruyante multitude des congénères, on discute, on se plaît, on se promet de ne pas se perdre sous les nuages, sur la mer, dans la nuit et dans les vents du grand périple. On se jure, dur comme bec, de se retrouver là-bas, au pays des amours, qui dureront ce que dure l’été septentrional et oriental.
Les grues cendrées commandent mon respect. Un respect mêlé d'une certaine mélancolie du bonheur. Comme toutes les créatures allégoriques de la liberté, de l’exil, du voyage et de l’éternel retour ; comme toutes les créatures jouant leur vie sur les musiques inscrites au firmament des saisons, des climats et, in fine, des mouvements de la machine ronde ; comme toutes les créatures dont le sang palpite à l’unisson avec celui de la planète bleue ; comme toutes les créatures qui n’ont pas oublié ce que la créature humaine, par orgueil crasse et délire économique, a cessé de sentir.
Elles sont de grandes navigatrices et d'habiles aventurières de l’atmosphère, mes grues ! Elles savent trouver les ascendances thermiques pour s'élever très haut et voyager ainsi, d'un thermique à l'autre, par vol plané, soutenues et poussées par les courants. Elles pourraient ainsi donner aux hommes de grandes leçons d’humilité et d’intelligence, eux qui, par panique un peu tardive d’être tantôt contraints de grouiller comme des rats dans la poubelle qu’ils ont consciencieusement souillée de leurs détritus, n’ont désormais de cesse qu’ils n'aient fait référence aux énergies renouvelables ! Les grues, elles, ne puisent dans leurs réserves et n’usent du vol battu, grand consommateur de leur énergie, qu’au-dessus des mers, que pour les étapes de nuit et par météo contraire, ce frein sévère à l’espoir d’atteindre la chimère lointaine.

Ils sont ces oiseaux de la bohème automnale que chantaient les deux poètes :

 Regardez-les passer, eux, ce sont les sauvages,
Ils vont où leur désir le veut par-dessus monts,
Et bois et mers et vents et loin des esclavages :
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons !

Même si, sacrifiant à l’expression, dans une autre évocation, l'un d'entre eux chante aussi :

Car même avec des pieds de grue,
Faire les cent pas le long des rues,
C’est fatigant pour les guibolles.

 Ah, mais que parfois les mots sont bien cruels ! Faire le pied de grue, attendre comme un sot, attendre aussi comme la fille de joie attend qu’un esseulé en mal d’une étreinte humaine lui verse son obole ! C’est donc par une image uniquement physique que le crétin de base a affublé la Fille du nom de l’oiseau. Parce que le vieux verbe gruer, c’est aussi attendre et que l’impassible oiseau, au repos sur une patte, semble lui aussi attendre.
La grue grue, certes.
Mais pas plus que le héron ou le flamand rose. Alors..? Mais il est vrai que notre crétin de base, dont le langage a phagocyté les lexiques, parle aussi de cocotte et de poule. De la volaille qui ne grue pas, donc.

Dans la langue polonaise, l’oiseau cendré s’appelle żuraw. Il tient ce nom d’une délicieuse baie dont on fait une confiture qui accompagnera avec bonheur les viandes froides et qui pousse dans les sous-bois de l’automne et les tourbières, żurawina, la canneberge qui, avec sa fleur inclinée vers le sol au bout de sa longue et fragile tige, évoque peu ou prou la grue.
Ah, mais que parfois les mots sont avec délicatesse parfumés !

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09:26 | Lien permanent | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET