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08.06.2016

La cassure - 2 -

bez tytułu2.JPGTel un raz de marée qui monterait sans une vague, sans un bruit, sans tempête et sans détruire devant lui, mais qui monterait quand même, couvrant la plage bien au-delà des rochers et bien au-delà de l’estran et, plus loin encore, effaçant sous lui les paysages, la Chose opéra en douceur.
Elle atteignit d’abord les rivages de la sphère travail avant d’engloutir ceux de la vie privée, puis ceux de la vie tout court.
Et bientôt, à tous les échelons de la hiérarchie sociale, on ne parla plus que messagerie et courrier électronique, en reniflant bruyamment et d’un air entendu. On se perdit en de savantes conjectures d’archéologues sur l’origine du cabalistique @. Ne sachant en effet absolument pas comment ça pouvait bien fonctionner – on n’a d’ailleurs jamais trop bien su – au moins abordait-on le "truc" avec les outils intellectuels qu’on avait à sa disposition, l’histoire et la littérature. Confabuler sur ce satané @ dédouanait de s’aventurer plus avant sur le mystère de la Chose, un peu comme on disserte sur les nuages en ne sachant que dalle sur la vapeur d’eau. On évitait ainsi l’effort de compréhension tout en faisant mine de maîtriser le sujet.
Et on avait peut-être raison tant il en va de même de toutes les inventions humaines. Je n’ai en effet jamais su comment je pouvais techniquement passer un coup de fil au Canada ou à Honolulu, mais je sais faire. De même, tous les secrets du moteur à explosion ne m’ont jamais été totalement dévoilés et j’ai quand même fait plus de vingt fois le tour du monde en automobile. En distance, je veux dire.

On suivit cependant moult formations un peu partout, on acheta des modems, puis des machines de plus en plus puissantes et on ne cessa d’acclamer toujours plus fort cette source inépuisable d’informations capable de fournir dans l’instant le moindre détail sur n’importe lequel domaine de la connaissance humaine. On farfouilla dans tous les sujets, on se découvrit de l'intérêt pour la géographie, l'histoire, la biologie, la médecine, l'astronomie, le jardinage et tout et tout... On se mit à toucher à tout sans rien connaître à rien et le monde se peupla ainsi de milliards de Bouvard et Pécuchet !
La Chose apparut donc d’abord, dans sa phase contemplative, comme une incommensurable encyclopédie de tout ce que l’esprit, le bon et le mauvais, avait su produire jusqu’alors.
Une espèce de mixture de la connaissance et de l’ignorance.
On ne jura plus que par le www. Pour acheter des chaises, des vacances, des voitures, faire une rencontre des plus coquines, consulter des livres, savoir la profondeur de tel fond marin, visiter des musées, louer des appartements, habiter là plutôt qu’ici, et, aux heures creuses, fantasmer ses pulsions les plus secrètes et les plus refoulées.
Tout se conjugua à la vingt troisième lettre de l’alphabet multipliée par trois. On palabra, on critiqua, on échangea, on proposa, on réalisa, on projeta tout en www, véritable Sésame d’une caverne abritant quatre milliards de cerveaux et reliés entre eux, dans les trois minutes, par un langage commun aux multiples centres d’intérêt.
L’ampleur du phénomène m’a tout d’abord fait sourire. Faut dire que je travaillais dans les bois, avec une hache et une tronçonneuse, que j’avais, pour ma "santé intellectuelle", ma bibliothèque bien garnie des livres que j’aime, que je connaissais des libraires qui étaient  encore des libraires, que je fréquentais plutôt le bistrot que les milieux où l’on cause nouveau langage, alors, je ne me sentais pas très concerné.
Je trouvais tout cela benêt, surtout quand le moindre artisan, le moindre petit commerçant, par  exemple, planqué à l’ombre de son clocher rural entre le Café des Sports et la vieille épicerie se gaussa à son tour d’être immatriculé tout neuf en www.
Ça faisait fat ; connaissances de sot.
Le gars jouait pourtant sa survie. Pas l’équilibre de son budget, non, mais sa survie d’homme vivant en société car on ne survit pas dans un monde dont le langage mute et vous échappe totalement.
On peut vivre en exil sans la langue dont on a été allaité.
J’y vis.
On ne peut pas vivre chez soi dans un langage ésotérique à moins d’opter pour la folie ; choix qui en vaut bien un autre, soit dit en passant.
Du ludique et de la connaissance consultative, on en était donc venu à ne plus respirer que par les trois lettres. Il suffit alors qu’on apprît la signification de ces trois lettres, la fameuse toile étalée sur le monde entier, pour que tous les rouages, culturels, économiques, intellectuels, affectifs dussent, pour plus d’efficacité et d’intelligence, êtres tissés sur les mailles de cette toile.
Ainsi, ce que pudiquement et doctement on avait appelé, au début, virtuel - parce qu’il fallait bien pour en conjurer l’angoisse nommer cette nouvelle lecture/écriture du monde - finit donc par devenir la réalité et c’est l’ancienne réalité qui, en s’éloignant, devint tout à fait virtuelle.
Personne ne prit véritablement conscience de l’inversion totale des concepts et du renversement bientôt irréversible de la perspective.

 A suivre...

14:11 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

De fait et quand je vois dans la rue, le métro, les trains, toutes les personnes de moins de 40 ans rivées à leur écran de smarpthones, et qui finissent par me bousculer tant elles sont distraites, je me dis que ce monde-là est devenu leur réalité.

Écrit par : Feuilly | 10.06.2016

Tout à fait....
Imagine, du jour au lendemain, plus de smartphones... Complètement désemparés. Nus comme des vers.
La fiction, l'éloignement, l'isolement presque autiste, est maintenant la réalité. L'irréel serait des gens recommençant à se voir, se parler, échanger face à face.
Et nous y sommes tous addictifs, plus ou moins, parce que c'est le monde dans lequel nous vivons.

Écrit par : Bertrand | 10.06.2016

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