02.09.2013
Pacifisme bêlant ?
Le grand-père assis au bout de la table lapait entre ses lourdes moustaches blanches une soupe de vermicelles.
Il racontait.
Il disait l’horreur d’un massacre et la vermine de la fange, les ventres béants d’où suintaient les viscères, la mort et le sang. Il crachait dans le feu et disait encore que nous ne pouvions imaginer ça. J’ai vu des trucs que vous ne verrez jamais. Et puis, soudain, il divaguait, il évoquait un souvenir précis, plus atroce que tous les autres peut-être, en disant l’aut' jhour ou la s'maine dernière.
Plus il racontait et plus la mémoire enfouie sous plus de soixante années de retour à la normale se rapprochait de lui, envahissait son cerveau, frappait à sa porte et se muait en présent.
L’instituteur disait un nombre effroyable de cadavres, un nombre que nous ne savions pas écrire encore, montrait un autre grand-père, mais qui ne mangeait pas de soupe aux vermicelles entre sa moustache fière et neigeuse. L'instituteur disait Foch, ou Joffre ou Clémenceau. Il pointait sur la carte Compiègne, Verdun, Chalons sur Marne. Puis il regardait sa montre et commandait soudain de fermer les cahiers. Plus il racontait et plus l’horreur s’éloignait, devenait leçon, devoirs à la maison, bonne note à décrocher.
L’un avait vu, l’autre avait appris. Tous les deux disaient la même abomination, l’un avec ses tripes massacrées, l’autre avec sa tête offusquée.
Le jeune homme écoutait le premier et voyait l’horreur dégouliner sur la parole qui tremblait.
Ce soir, il noterait dans un cahier des phrases et des mots épars.
L’enfant écoutait le dernier et regardait par la fenêtre le calme automnal des vieux platanes.
Ce soir, il irait courir les bois et les champs.
Hier, dans l’immense forêt de Białowieża, je me suis rappelé l’un et l’autre de ces deux hommes, qui, chacun à leur façon, m’ont été chers. Il y avait au sol des rails étroits qui couraient sous les épicéas géants. Ces rails avaient été posés là par les méchants, ceux qui avaient fait du mal au grand-père et avaient provoqué le courroux ému de l’instituteur.
On ne m’avait pas raconté que, de l’autre côté de l’épouvante, sous la neige, dans le froid, dans la grande forêt ennemie, des hommes posaient ces rails parce que pour tuer tous les vieillards et tous les instituteurs d'un monde adverse, il leur fallait transporter du bois, beaucoup de bois, pour faire ceci, pour faire cela.
J’étais hier de l’autre côté du rideau infernal. Chez les méchants qui sont tous morts, qui n’ont laissé derrière eux que ces deux rails étroits, jetés dans la pénombre silencieuse des grands arbres.
Le vieillard aussi est mort. Et l’instituteur avec.
Et je me suis senti soudain fourbu à penser qu’un siècle après, d’honorables et bons imbéciles en étaient encore à vouloir tuer des méchants.
Que le chemin de Damas n’est pas encore trouvé sur lequel se révélerait enfin aux hommes une lueur d’intelligence primaire :
Car enfin, la Camarde est assez vigilante,
Elle n’a pas besoin qu’on lui tienne la faux !
Image : Philip Seelen
12:11 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, écriture | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Le Parlement français débat aujourd'hui mais ne votera pas à propos d'une intervention ou pas en Syrie.
Écrit par : Michèle | 04.09.2013
Que pourraient-ils voter, les pauvres bougres ? Ils ne savent pas encore quels sont clairement les ordres d'Obama.
Écrit par : Bertrand | 04.09.2013
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