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16.08.2013

Fiction, imaginaire, littérature et réel

P1150149.JPGC’était hier et le ciel était bleu, quoique largement  moucheté de nuages blancs, hauts, épars, que poussait un petit souffle du nord. Un vrai ciel de 15 août,  baigné de cette lumière diffuse, déjà oblique, annonciatrice de l’automne prochain.

J’avais dans les mains un bâton d’acacia et nous partions faire une promenade.
Nous nous sommes arrêtés pour le saluer. Il y avait longtemps que je ne l’avais pas vu. Quelques mois.
Il était assis devant sa maison, sur le vieux banc de bois, à l’ombre de son tilleul. Je l’ai trouvé triste et sa voix tremblotait plus que de coutume. Il a dit qu’il faisait froid aujourd’hui et il m’a demandé où j’allais.
Il m’a demandé ça dans le pur langage du paysan polonais, c’est-à-dire à la troisième personne et en faisant l’économie du verbe :
- Où est-ce qu’il, avec son bâton ?

A notre retour, nous l‘avons retrouvé sur le même banc, avec la même tristesse dans ses vieux yeux plissés, mais il s’était déplacé au soleil, répétant que le vent était froid. Il a dit qu’il était seul, que son épouse avant eu une attaque, qu’elle était à l’hôpital, qu’il n’y avait plus d’espoir, qu’il s’en voulait terriblement parce qu’elle était tombée dans la cuisine, il y avait quelques jours de cela, alors que, lui, il était en vadrouille dans le village.
Qu’elle ne parlait plus, qu’elle était paralysée de tout un côté, et qu’il avait peur, terriblement peur.
Et que si seulement, elle pouvait revenir, même grabataire, mais là, à la maison ! Il s’en occuperait, il l’accompagnerait, il la soignerait, il lui ferait la soupe.
Sa voix tremblait, infiniment triste ; il dodelinait de la tête.
Et au crépuscule, un sinistre gyrophare arrosait de bleu le petit banc où nous l’avions vu assis quelques heures auparavant.
Cigogneau, mon voisin, celui que j’avais fait entrer dans ma littérature avec Polska B dzisiaj et dont j’avais fait le personnage principal de la dixième nouvelle du Théâtre des choses me racontant la tuerie nazie de Łomazy du 17 août 1942, était tombé dans le fossé ; dans son fossé.
Mort de chagrin. De solitude. De peur. De culpabilité.
J’en éprouve une grande tristesse.
A cet anonyme vieillard que le monde ignore, mais entré dans mon imaginaire par la porte du réel, je dédis, encore plus, ces deux passages :

 « […] un vieux bonhomme de mes voisins a suivi pas à pas et chaque jour les travaux de ma maison. De la démolition à la reconstruction.
Chaque jour, il est venu fureter. Il a commenté, examiné, critiqué, montré du doigt, balbutié.
Je n’ai pourtant compris que deux choses de ses discours vacillants. Parce que, par ces deux fois,  il avait été plus éloquent, utilisant les gestes, les mains et les yeux.
La première, sans rapport avec la maison, c’est qu’il avait quatre-vingt ans déjà et que le plus grand désespoir de cet âge était de ne plus pouvoir bander. Koniec, la fin, avait-il inlassablement répété en branlant du chef de dépit.
Ses yeux sont mi-clos comme si la lumière l’indisposait et sa bouche sans dents avec des gencives rouge vif est toujours ouverte et agitée d’un petit tremblement convulsif.
Il bée. Aussi l’ai-je surnommé Cigogneau sur nid, parce que ces grands oisillons sont toujours comme ça sur leur nid aux étés finissants, bec ouvert sur la chaleur tremblante, comme si leurs poumons manquaient d’air ou leur gosier d’eau.
La seconde fois où j’ai reçu le message de Cigogneau, je lui disais que j’allais peindre ma maison enfin terminée en vert. Avec le toit et les volets marron.
Il n’avait pas du tout aimé. Sa petite voix très haut perchée s’était égosillée qu’il ne fallait pas faire ça, qu’avant la guerre c’était la couleur des maisons juives. A Łomazy, le bourg de la commune, il n’y avait que des juifs et Łomazy n’était alors qu’une maison verte.
Et alors ? Alors ? Les juifs de Łomazy ont été massacrés dans la forêt, tout près de là !  Plus de deux mille la même épouvantable journée d’un mois d’août 1942. Du sang à faire vomir de dégoût tous les nuages du ciel.
Il n’y a plus une seule maison verte dans les environs. Il y a une mémoire et un monument sur le charnier où végètent des fleurs sans parfum et sautillent des oiseaux toujours muets.
(…)
Alors Cigogneau a-t-il eu peur que je me fasse massacrer à mon tour? Hait-il cette couleur qui lui rappelle les horreurs d’une boucherie ? Une couleur qui porterait malheur et dont il aurait voulu me protéger.
Ou alors, les vieux fantômes de la haine ancestrale sont-ils revenus marteler sa vieille caboche ?
Je ne sais pas. Je le regarde. Il a l’air si gentil. J’opte pour la superstition protectrice. Sans quoi je ne pourrais plus le regarder. Sa bouche tremble et écume pourtant. Mais il est vrai qu’elle tremble et écume tout le temps.
Je ne peindrai pas ma maison en vert. J’ai changé d’avis. Parce que je n’aime pas faire injure aux fantômes. Surtout ceux-là. Ils me poursuivent depuis mes premiers bancs d’école, depuis mes premiers livres d’histoire. Mais de très loin.
Maintenant, ils sont là. Chaque jour, je longe l’orée de cette  forêt où les corps mitraillés du ghetto méconnu de Łomazy se sont tordus d’épouvante. »

Polska B Dzisiaj - 2008 -

 « Il ne boit plus son thé, la Chesterfield s’est consumée dans le cendrier. Longtemps, longtemps, il raconte encore, avec des détails d’une précision qui me soulève le cœur. Longtemps, dit-il, les gens ont évité de traverser la forêt, longtemps ils ont cherché l’oubli. La plupart de ceux qui ont vu, sont morts à présent. Ils ont emporté avec eux l’insupportable calvaire de leur mémoire.
Je luis prends la main, sa vieille main bleuie, sèche, ridée, maigre et qui tremble, et je lui dis que les hommes sont des créatures monstrueuses, parce que je ne sais pas quoi dire, parce que je suis moi-même épouvanté par ses souvenirs. Il tourne vers moi son visage.
Des larmes, de grosses larmes, des pleurs venus des tréfonds de sa vieille âme, ruissellent sur ses joues délabrées et qui pendent.
La gorge nouée, je lui demande de m’excuser, c’est de ma faute, je n’aurais pas dû lui demander de raconter.
Du revers de sa manche de veste, luisante de crasse, Cigogneau essuie ses larmes et frottent ses paupières accablées.»

Le Théâtre des choses - La dixième nouvelle - Editions Antidata - 2011.


Image : Cigogneau, l'hiver dernier

11:47 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Il a lâché prise. C'est terrible.

Écrit par : Michèle | 16.08.2013

Cet homme avait l'air gaillard l'hiver dernier. Que va devenir sa femme. Ont-ils des enfants, petits-enfants ?

Écrit par : Michèle | 17.08.2013

"(...) il sourit doucement que si tu as bien fait. Ces morts, ces enfants, ces cris, ces crimes, ces odeurs, me poursuivent encore dans la nuit noire, au fond de mon lit. C'est bien que je t'en aie parlé, à toi qui viens de si loin. Mais ne raconte pas dans tes livres. Bientôt je serai mort aussi. Faut oublier tout ça, vois-tu. Faut que les gens vivent sans les visions de l'enfer qui peut surgir à leur porte. (...)"

Écrit par : Michèle | 17.08.2013

On fait de la littérature avec le réel. Mais parfois le réel est plus poignant et plus rempli de sens que la littérature.

Écrit par : Feuilly | 17.08.2013

Ça me travaille, cet homme qui est parti comme ça, seul sur son banc...

Est-ce qu'il était aussi "Mon voisin Stanisław" ?

Écrit par : Michèle | 18.08.2013

Cigogneau participait à la fois de ma réalité et de mon imaginaire. C'est souvent comme ça. Sa mort brutale m'a donc marqué et j'ai sans doute été le dernier humain à lui serrer la main, alors que je ne l'avais pas vu depuis l'hiver dernier. Par hasard, vraiment. Le destin a parfois des caprices bien étranges. J'en suis troublé.
Nous nous sommes rendus sur sa tombe samedi... Et j'ai enfin appris son vrai nom et son âge, 84 ans, comme si, en amitié, en camaraderie, seule la mort s'occupait de régler ses détails civils. Il me disait, depuis six ans que j'habite le village, qu'il avait 8O ans...
Stanisław, lui, quoique des détails lui aient été empruntés, est beaucoup plus imaginaire.
Merci à Vous deux.

Écrit par : Bertrand | 19.08.2013

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