10.06.2013
Hasard et vanité
C'était il y a quelques jours.
Lentement s’estompait la lumière sur les rives de la Krzna, charmante rivière qui coule ses eaux sur des prairies émaillées d’arbres et de maigres halliers.
Des hommes et des femmes, harcelés par de méchants moustiques sanguinaires, étaient assis autour d’un barbecue, sous un préau en bois, faiblement éclairé.
On discutait, on échangeait joyeusement, en polonais et en français, et les conversations régulièrement s’interrompaient pour laisser le temps aux interprètes de faire l’indispensable lien en brisant de leur verbe la fameuse barrière des langues.
C’était là un groupe d’ornithologues français venus observer, guidés en cela par leurs amis et homologues polonais, quelques rares spécimens de la gente ailée nichant dans la vallée du Bug et dans ses alentours.
Une fraternelle ambiance saluait cette fin de journée, passée à courir la campagne derrière les oiseaux. Les visages, quelque peu rosis par la bonne chère et - échange de bons procédés culturels oblige -par un ou deux verres de vodka et de pineau des Charentes - souriaient d’aise.
J’étais de furtif passage. Je venais de saluer tout le monde et j’allais me retirer quand un homme, d’une voix gaillarde, demanda à quelqu’un s’il avait sa guitare et s’il n’agrémenterait pas la soirée d’un ou deux couplets de Brassens.
Je me retournai, croyant, fort égocentriquement, que la voix s’adressait à moi, bien que je n’aie pas fait état ici de mon goût pour l’interprétation du poète sétois.
Mais l’homme interpellait ainsi un de ses camarades, lequel déclina gentiment l’invitation, assez timidement me sembla-t-il, en prétextant qu’il n’avait de toute façon pas son biniou avec lui.
Ce dont je lui sus gré. On peut en effet avoir envie de chanter pour souligner le caractère convivial et joyeux d’une soirée, mais rien ne s’y prête moins que les chansons de Brassens.
Elles n’y sont pas vraiment dans leur élément.
Mais comme je suis un curieux, je revins aussitôt vers le guitariste-chanteur sollicité et nous engageâmes une petite discussion faite de ces bribes récurrentes, convenues, qui sortent spontanément quand on parle du troubadour moustachu et de sa musique entre gens qui ne se connaissent pas et se rencontrent tout à fait par hasard sur le sujet.
Nous en vînmes néanmoins à évoquer quelques livres et le monsieur me dit alors :
- Je vous en conseille un, si je puis me permettre. Un ouvrage qui note des expressions et locutions diverses employées par Brassens tout au long de son œuvre et qui décrit de belle façon leur lien avec la mythologie, la littérature, etc. Il fait état, en quelque sorte, des références de Brassens et certaines sont étonnantes, je vous assure.
- Tiens ?dis-je, soudain intrigué. Et quel en est le titre ?
- Brassens, poète érudit. J’ai les deux éditions. Mais je ne me souviens plus, hélas, du nom de l’auteur. Peu importe, à vrai dire ! Si vous voulez, en rentrant, je vous enverrai les références par mail.
Que pouvais-je faire ? Un plus modeste que moi se serait-il tu ? Peut-être. Sans doute… Mais je trouvai cela assez cocasse et je suis un vaniteux qui, comme tous les vaniteux, n’a guère l’occasion de l’être.
Alors je lui dis en riant :
- C’est très gentil à vous, mais je les ai déjà, les références de ce livre.
- Ah bon ? Vous les avez ? Vous l’avez lu ?
- Oui, je l’ai lu et relu. Plus que ça, même : j’ai le nom de l’auteur inscrit sur mon passeport, pour tout vous dire.
- Votre..? Votre passeport ?
- Ben oui. Et je suis bien heureux que ce livre vous ait plu.
Il comprit soudain et écarquilla tout grand les yeux. Il me dévisagea, fit soudain le rapprochement en se rappelant le prénom sous lequel je lui avais été présenté en début de soirée et retrouva le nom de son auteur méconnu.
- Bertrand Redonnet ? C’est… C’est vous ?
- C’est ben moué.
Le brave homme n’en revenait pas. Il exultait, il disait aux autres, il prenait à témoin, il répétait et il s'exclamait qu’il lui avait fallu faire 2500 km pour rencontrer, dans une soirée consacrée aux oiseaux, autour d’un barbecue improbable, l’auteur d’un livre qu’il avait aimé.
Le hasard l’estomaquait.
Moi aussi.
Morale : Ecrivez, écrivez, écrivez donc ! Il arrive que vos bouteilles confiées à la mer atteignent aux rivages les plus inattendus.
09:51 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature, écriture | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Belle rencontre, belle histoire, Bertrand.
Et quand ce monsieur aura lu tes textes sur les oiseaux, il se dira que, décidément...
Écrit par : Michèle | 10.06.2013
Étonnant, non ? Histoire véridique. Quand même, le hasard, qui peut en nier l'existence ?
C'était trop drôle, quand il me parlait de mon livre avec ferveur et de l'auteur dont ce n'était pas important de ne pas se souvenir du nom. Et il avait raison : ce qui plaît dans un livre, c'est le livre.
Écrit par : Bertrand | 10.06.2013
je ne sais quel instinct t'a conduit vers ce sympathique groupe (je ne crois plus trop au hasard)mais tu as senti que vous partagiez bien des sources de plaisir, Michèle a raison, il y aura un prolongement.
Écrit par : Emery | 10.06.2013
Quand j'entends chanter Brassens, forcément je pense à vous !
Écrit par : Alfonse | 10.06.2013
Anne-Marie,il n'y avait pas l'ombre d'un instinct à rencontrer ce groupe : j'accompagnais une des organisatrices de l'échange. Le hasard, sans lequel, comme la chance ou la déveine, rien ne pourrait se constituer vraiment de certains petits évènements de nos vies - sinon à croire que nous maitrisons absolument tout - se situe donc ailleurs, en aval...
Merci, Alfonse, ça fait ben plaisir.
Écrit par : Bertrand | 11.06.2013
Ahem...
Et que fait Alphonse quand il pense à vous ?
Écrit par : Le Tenancier | 13.06.2013
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