22.05.2013
Habiter sa langue dans une autre langue
C’est un restaurant de très belle facture, massive, à vingt kilomètres environ de la frontière, sur la grand-route Varsovie-Brest (Litovsk). Tout y est en bois, les colonnes sont des arbres entiers, les tables sont lourdes, les plafonds énormes, les meubles rustiques, les sols sont de gros parquets, les toits des bardeaux aux galbes élégants. Tout y semble brut et avoir été directement sculpté à coups de hache au cœur de la forêt pour être ramené ici, dans la pure tradition de la Pologne orientale et de Biélorussie.
C’est tout simplement magnifique et j’aime m'y rendre parfois, pour prendre le thé avec des pâtisseries ou pour déguster des pirogis faits maison, quand ce n’est pas une pharaonique kotlet schabowy .
A l’étage, dans un dédale de marches, de poutres et de piliers levés comme des étais, une inscription gravée sur une planche épaisse attire mon œil : Osoba godna pije do dna, à savoir : Une personne digne de ce nom boit cul sec.
Car les Polonais boivent ainsi. Ils ne goûtent pas, ils ne tergiversent pas, ils ne brassent pas le verre pour qu’en remonte la subtilité du parfum qui excitera les papilles. Ils vident d’un trait, la tête renversée, à la slave. A la hussarde même. Et c’est comme ça qu’ils apprécient le goût d’une vodka - petite eau - qu’ils savent si elle est bonne ou si elle est frelatée. Car les cultures, on le sait, sont aussi dans les gestes et dans la façon de déguster le monde.
Ça m’impressionne toujours. Je me souviens qu’une compatriote en visite à la maison nous avait fait cadeau d’une très belle bouteille de vieux Calvados. J’avais alors voulu, par orgueil et par sympathie - ce qui n’est antinomique que pour les imbéciles n’ayant jamais décollé la semelle de leur terroir - faire voir à mon voisin que, nous aussi, on avait des alcools forts et qu’on n’était pas que de frileux buveurs de vin au gosier cacochyme.
Quoique je susse pertinemment qu’il avait coutume de faire cul sec, je m’attendais, allez savoir pourquoi, à ce qu’il se fende d’une exception et vide son verre à la française, par petites et délicates goulées. Cul sec ! J’en eusse été, bien qu’autrefois moi-même fier buveur, absolument incapable.
Cul sec. En voilà bien une expression… Et me voilà donc cherchant querelle aux mots devant cette planche du restaurant massif qui, de façon on ne peut plus péremptoire, juge que si je suis un homme, je dois boire comme ça. L’inscription annonce littéralement do dna, c’est-à dire, jusqu’au fond.
Je suis un peu vexé, trituré dans mes racines de lent siroteur. Alors cela ne me plaît pas du tout et je dis à D. que ça n’a aucun sens, cette expression, car, en vitesse, d’un trait ou par petites gorgées, un verre, si tant est que le liquide qu’il contient flatte notre plaisir, se vide jusqu’au fond.
Oui, et en français, donc ? En français, vois-tu, que je m’apprête à pérorer… En français, hé ben… Hé ben c’est la même chose. Oui. Jusqu’à ce que le fond soit sec, sans préciser dans quel laps de temps...
Et ce n’est pas la première fois, c’est même assez souvent, que je suis pris au piège et que je suis obligé, face à la langue polonaise, de traduire ma propre langue et de reconsidérer dans leur signification une foule d’expressions automatiques.
D’aller au fond. De les boire par petites lampées plutôt que cul sec.
10:13 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, écriture | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Joli...
Otto Naumme
Écrit par : Otto Naumme | 22.05.2013
Le texte ou le Resto ? D'ailleurs, vous y êtes invité, au Gasthaus, quand ça vous chantera, Cher Otto. Oui, je sais, ça fait un peu loin pour vider un verre cul sec (!)
Écrit par : Bertrand | 22.05.2013
Le texte, évidemment, cher Bertrand !
Pour le resto, ma foi, c'est tentant, même si le cul sec (dans son acception commune) n'est pas ma tasse de thé, si j'ose dire.
Et bon, j'ai déjà visité les pays baltes ou la Roumanie, ne reste donc qu'à voir la Pologne pour "faire la jonction" (même si c'est géographiquement très très approximatif).
Et ça sera avec grand plaisir, de partager ce repas et ce(s) verre(s) !
Otto Naumme
Écrit par : Otto Naumme | 23.05.2013
La façon de boire du français relève donc du "cul mouillé". Ce qui, par ce printemps pluvieux, est en accord avec la nature.
Écrit par : solko | 22.05.2013
Tout à fait, on pourrait dire ça comme ça. Le printemps polonais,lui, est aussi en accord avec le verre, "cul sec". Et chaud en plus (!)
Écrit par : Bertrand | 22.05.2013
Ben oui boire cul sec, jusqu'à ce que le cul (du verre s'entend) soit sec n'a jamais donné la vitesse à laquelle il fallait boire. D'où nous vient alors cette idée qu'il faut lever le coude sans l'en plus baisser jusqu'à ce que le verre soit vide ?
Tout ça m'a séché le gosier, m'en vais boire une petite lampée...
Écrit par : Michèle | 22.05.2013
Elle est des nôtres... elle a bu son verre comme les autres
des tirades sur le sujet!
on a l'air de tous en connaitre un rayon
çà me tente bien d'aller fourrer mon nez dans ce coin-là; faudra voir dans le siècle à venir
A.M
Écrit par : Emery | 22.05.2013
Michèle dixit :"D'où nous vient alors cette idée qu'il faut lever le coude sans l'en plus baisser jusqu'à ce que le verre soit vide ?"
Outre le fait que cette interrogation est superbement tournée, c'est bien celle qui m'a tarabusté avec ce "do dna".
Anne-Marie, tu n'as donc plus que 88 ans à attendre ! Une bagatelle (!)
Écrit par : Bertrand | 23.05.2013
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