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09.01.2013

La violence historique - 3 -

259-11.jpgLes hommes qui ne doutent jamais de leurs convictions - intellectuelles, mais aussi sensibles et viscérales - ne sont pas des hommes mais des réservoirs d’idéologie. Des ersatz de libre arbitre.
Je suis bien,  je suis à l’aise, avec certaines de mes idées, de mes visions de l’homme et du monde et pas vraiment convaincu de certaines autres qui, bien que je les sente très vivantes en moi depuis les primes aurores, ne me semblent pas toujours à leur place.
Profondément séduit par la pensée anarchiste dès l’adolescence, puis, un peu plus tard, par ses lumineuses remises à jour situationnistes, celles de Vaneigem bien plus que celles de Debord parce qu’ayant plus directement prise sur le sensible, j’ai parfois l’angoisse d’avoir toujours interprété le monde, ses contradictions et ses coercitions avec un compas réglé sur une théorie. D’autant que l’histoire depuis quelque quarante ans ne semble pas vraiment pressée de venir en vérifier le bien-fondé.
Ceci étant dit, j’ai trouvé exprimé dans le Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations tout le sentiment du monde que j’exprimais moi-même confusément quant à la vie quotidienne, l’ennui, l’amour, l’amitié, le désir d’affranchissement des aliénations. Ce livre m’a enseigné que mon mal de vivre, que l’on a tendance à prendre adolescent pour une disposition individuelle à un romantisme de bon aloi, était partagé par des milliers de jeunes gens chez lesquels il avait à peu près les mêmes causes et les mêmes effets. Même découverte de ce sentiment dans La Société du spectacle, plus théorique et d’un abord beaucoup plus difficile, puis, des années plus tard, dans Le livre des plaisirs aussi bien que dans le Chevalier, la Dame, le Diable et la mort, bien après La Véritable scission dans l’internationale situationniste, donc, de 1972.
Mais je viens d’écrire une grosse bêtise en affirmant […] d’autant que l’histoire depuis quelque quarante ans ne semble pas vraiment pressée de venir en vérifier le bien-fondé. Car le nombre d’individus, parmi les pires ennemis de la pensée et de la pratique situationniste et anarchiste, qui se sont abreuvés à la source tarie du situationnisme, est absolument incalculable et les progrès de plus en plus inhumains du spectacle (soit la représentation de la vie vendue et vécue comme étant la vie elle-même) grand prédateur de l'authenticité de l’existence que nous connaissons  aujourd’hui - du moins pour ceux qui savent encore ce que veut dire connaître - sont décrits quasiment mots pour mots dans La Société du spectacle, publié en 1967.
On n’attend pas la révolution comme on attend le car, disait-on. Ben non… Mais s’agissait-il vraiment de révolution ? La révolution n’est-elle pas, d’abord, la mise en pratique individuelle de sa vie en la protégeant autant que faire se peut des grandes obligations sociales d’un monde renversé plutôt qu’un échange de coups de fusil ? Si des millions d’individus se mettaient en devoir de vivre leur vie, leurs désirs, leurs espoirs, tout ce qu’ils portent en eux de profondément personnel, au lieu de se calquer sur une survie prédéfinie par un système dont tout le monde sait, chaque jour un peu plus, qu’il est, à tout point de vue, aussi bien moral qu'intellectuel, entièrement fondé sur le faux, la révolution n’aurait-elle pas les moyens de se dispenser de la violence historique ?
Les situs ne disaient pas autre chose en écrivant sur les murs : Ne travaillez jamais !
Ce fut sans doute une erreur. Car la phrase culte de Vaneigem, refuser un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre celle de mourir d’ennui, a été entendue à sa juste profondeur, telle une bombe à retardement posée dans la cervelle anesthésiée des hommes. Elle a été entendue et les tenants spectaculaires du pouvoir spectaculaire, pour désamorcer la bombe, ont depuis quarante ans érigé la pire des aliénations, le travail, en valeur absolue, incontournable, puissante, unique, sans laquelle l’homme n’est plus un homme capable d’accéder au bonheur de vivre.
Ce qui, par essence, est antinaturel, contraignant, contraire à l’amour et à la jouissance, est présenté et vécu comme le plus grand des bonheurs. Les luttes sociales, du même coup, ne sont pas des luttes pour l’existence, mais contre l’existence. Et sur la scène spectaculaire où se joue la misère d'un monde, on assiste à un de ses actes les plus grotesques, celui où les esclaves réclament à grands cris le fouet que les maîtres n'ont même plus les moyens de leur donner, tout occupés qu'ils sont à faire fructifier pour eux seuls et autrement les cargaisons engrangées par plus de deux cents ans d'exploitation forcenée de la galère sociale.
C’est tout ce que
le monde renversé attendait des hommes pour continuer son renversement sur ce chemin qui, résolument, tourne le dos à la vie et s’en éloigne chaque jour un peu plus.
Avec la bénédiction de tous, maîtres, gardes-chiourmes et esclaves.
Dans de telles conditions, engager sa vie dans la violence historique pour remettre les choses à l’endroit, et ce envers et contre tous, me paraît aujourd’hui relever de la détresse du desesperado.
Il me semble beaucoup plus fructueux de protéger cette vie propre en lui faisant prendre les chemins de traverse et de solitude qui la préservent,
jusqu'à son dernier souffle, des affres de la résignation.

14:22 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Oserais-je vous dire, mon cher Bertrand, que vous êtes un véritable écrivain et non un de ces pénibles à la petite semaine ?
On attend la suite.

Écrit par : Le Tenancier | 09.01.2013

Ah, mais un véritable écrivain - s'il l'est - en est-il pour autant un écrivain véritable ?
Votre appréciation en tout cas, celle d'un grand lecteur doté d'une belle plume, me fait bien chaud au cœur.

Écrit par : Bertrand | 09.01.2013

Oui, ce plumage est très bien tourné.

Écrit par : Alfonse | 09.01.2013

Tout un texte pour décider de l'indécidable, pour conjurer l'évènement (comme si c'était possible). Et au nom de quoi ? De ce qui vous tient lieu d'idéologie...

Écrit par : Nagual | 10.01.2013

Cher Monsieur, ou Madame - on ne sait - si votre interrogation semble de prime d'abord légitime, usez donc d'une signature qui me conduise vers vous pour vous répondre, ou alors, - si vous ne tenez pas à afficher votre identité ce qui peut se concevoir - d'une adresse mail en coulisses en enregistrant votre commentaire qui me permette de savoir à qui je parlerais.
Parler au vide ne me sied pas même si, selon votre aimable contribution, je parle dans le vide...
Ce qui est fort probable.

Écrit par : Bertrand | 11.01.2013

Et puis, cher (chère ?) Nagual, c'est vrai qu'il est étonnant que quelqu'un donne son opinion, n'est-ce pas ?
Qui, comme elle n'est pas vôtre, devient donc une "idéologie". Que je ne savais pas être un "gros mot"...

La nature est parfois mal faite...

Otto Naumme

Écrit par : Otto Naumme | 14.01.2013

Cher Otto, c'est exactement ça. L'idéologue, c'est comme l'ennemi : c'est toujours l'autre.

Écrit par : Bertrand | 15.01.2013

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