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03.12.2012

Réel imaginaire

P1010031.JPGMême après sept hivers polonais, c’est toujours une sensation exceptionnelle pour moi que ces villages, comme ce matin, engloutis par la neige et saisis d’une immobilité attentive.
Maisons de bois aux formes incertaines sous la blancheur de l’aube, fumées qui montent sans conviction vers un ciel sans issue, forêts qui croulent sous le poids de la blanche humidité, routes aux profils confondus avec le champ ou le talus forestier, silence comme un recueillement devant l’inéluctable retour des grands engourdissements.
Ma voisine, la mémé, toute menue, que j’ai conduite ce matin jusqu’à Łomazy en roulant au pas à travers la forêt, semble s’angoisser de toute cette neige. Pourtant, elle en a vécu, de terribles saisons ! De très dures, toute jeunette alors, sous la botte infâme de tyrans assassins. Je la regarde toujours comme je regarde toutes les vieilles gens d'ici : comme témoins anonymes et émouvants des tumultes les plus dramatiques de l'histoire du XXe siècle. J’aimerais écrire le livre que renferme leur mémoire devenue muette. Pour contredire tous les autres.
Plus on est vieux, plus l’hiver est dur, dit-elle. Elle redoute son quatre-vingt troisième hiver, on dirait. Mais il est vrai que vient une saison où l’on redoute toutes les saisons. Rien n’est sans doute plus terrifiant, pour terrifiante que soit l’histoire de ces villages, que la présomption du dernier grand froid.
Elle marche de façon fort irrésolue, ma vieille voisine. Mon escalier de bois, que j’ai pourtant dégagé trois fois depuis l’aurore, est de nouveau enseveli. Il est glissant. Je retiens la mémé par le bras. Elle descend avec une extrême prudence, trois marches, longtemps, et, cruelle, la neige, pressée de vaporiser le monde, inonde son fichu.

Je crois savoir pourquoi l’hiver en Pologne m’impressionne encore. C’est parce que, sans n’avoir jamais mis les pieds en Pologne, avant, c’est comme ça que j’imaginais ce pays. La forêt, la plaine, la forêt, la plaine et toute cette succession balayée par le vent neigeux, sous un drap gris, presque noir là-bas, à la fin, quand il vient border l’horizon mélancolique. Des chevaux en armes pourraient y apparaître, dans un brouillard de voltiges. Montés par les hommes de Nestor Makhno, leurs drapeaux noirs qui pavoiseraient au vent froid. Ephémère victoire des plaines d’Ukraine toutes proches.
Mon imagination rejoint ses images.
En juillet, quand le thermomètre suffoque par quarante degrés, je suis dans un pays plus inconnu. Presque plus lointain. Je n’y avais jamais pensé de la sorte. Je n’y avais jamais pensé en géographie, en climat ; je l’avais fait grande plaine d'une saison blanche. Et même les plus monstrueux épisodes de l’histoire dont ce pays a été le témoin, le billot, l’acteur et le théâtre, se déroulent toujours encore, dans mon imaginaire abusif, dans ma compassion qui tente de remonter le temps, sous la neige que soulèveraient des tourbillons venus des steppes et de Sibérie.
L’imagination du monde acquise par l’histoire, la lecture, l’oralité ou tout moyen autre que le voyage, donne lieu à bien des stéréotypes, même si, parfois, ils rencontrent la réalité.
Pour illustration, un metteur en scène - je ne me souviens plus lequel - de Crime et châtiment faisait ouvrir sa pièce sous la neige et le froid, alors que l’œuvre, comme on sait, débute sous la fournaise poussiéreuse d'un mois de juillet.

12:51 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Je te lis, Bertrand, et je trouve ça beau ... merci

Écrit par : jacky | 04.12.2012

Merci vos billets sont toujours aussi merveileux...

Écrit par : george | 05.12.2012

Hé ben, ça m'enchante ces appréciations. Car quoi de plus plaisant que de faire plaisir en se faisant plaisir ?

Écrit par : Bertrand | 05.12.2012

Les commentaires sont fermés.