25.09.2012
L'enracinement de l'exil - 26-
Géographie - 2 -
J’ai plus ou moins rêvé - car je ne me souviens plus si je dormais vraiment ou si j’étais dans un état de demi-sommeil - que je contemplais la géographie avec les yeux des grands migrateurs, rivés sur l'espoir de leurs quartiers d'hiver.
Des bois, des forêts, des vallées, des monts, des fleuves, des plaines et des taches urbaines telles des verrues… Je voyais ainsi la grande plaine européenne courant de l’Oural aux rivages atlantiques, en se rétrécissant au Nord où elle longe la Baltique, la Mer du Nord et la Manche.
Cette plaine était autrefois engloutie sous la forêt, la grande forêt, la forêt initiale, dont la Biélorussie et la Pologne se partagent seules aujourd’hui le dernier vestige avec la forêt dite de Białowieża.
Je me rends assez souvent sur ces lieux de mémoire de la géographie hercynienne. Les arbres géants - sapins, pins, mélèzes, tilleuls, épicéas, chênes, charmes -, la multitude des bois morts gisant sur les mousses épaisses ou alors dressés sur des troncs gigantesques, éteints mais debout, les enchevêtrements du sous-bois livré à lui-même depuis la nuit des temps, évoquent les colonnes et les ruines éparses des splendeurs antiques.
C'est là l'échantillon miraculeusement sauvegardé de ce qu’était l’Europe.
Alors, la géographie, le reste, ce qui court d’ici jusqu’à La Rochelle, c’est sans doute de l’histoire. On ne peut, à priori, aimer ces paysages que si l’on aime en filigrane l’histoire des hommes qui les ont créés, et le mot «nature» n’a dès lors aucun sens pour les dire, aussi grandioses soient-ils.
Sinon ici, dans les épaisseurs de Białowieża, repaires du loup, du lynx et des grands bisons, errant tels des troupeaux préhistoriques oubliés par l’inexorable marche des siècles.
Pourtant, quand on pénètre dans cette forêt initiale, la première sensation n’est pas celle de se trouver devant quelque chose de beau.
Car ce n’est pas, intrinsèquement, beau.
C’est par l’esprit que surgit cette beauté. Par la conscience formulée, sur laquelle on s’arrête un instant, de ce que serait la terre si les hommes n’en avaient été les conquérants victorieux. C'est par ce contraste, par cette défection ici de toute praxis humaine, que l'on mesure combien les paysages qui nous émeuvent ailleurs, que nous trouvons naturellement beaux, ne le sont que parce que les hommes ont su, en fait, y vivre et en ont tiré subsistance, qu'ils s'agissent de ceux de la plaine, de la vallée, des bois, des chemins creux, des berges du fleuve ou de la colline.
Le randonneur des hautes altitudes peut avoir les mêmes impressions. Les vallées aux formes ondoyantes, les cols, les forêts et les alpages où paissent des troupeaux et que traversent des sentiers incertains ; tous ces étages inférieurs de la montagne sont beaux. La rocaille quasiment inaccessible, elle, terne, intacte de toute transformation humaine, tout là haut, n’est pas belle en soi. Elle est même moche. La majesté des approches du sommet est une vision de l’esprit. Elle vient de la virginité. D’une solitude extraordinaire, d'une absence.
Comme ici, dans la forêt primaire, où l’animal et le végétal ont seuls force de loi.
L'expression «géographie humaine», même si l’on peut comprendre ce qu’elle veut désigner de spécifique à l’intérieur de la géographie même, participe dès lors d'une affligeante tautologie.
15:07 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Les commentaires sont fermés.