15.09.2012
L'enracinement de l'exil - 19 -
Paroles - 1-
Je me satisfais ici d’une présence uniquement codifiée par le social. Quand on me salue d’un signe de la main dans la rue, qu’il s’agisse du gars qui m’a vendu la voiture, du boucher, de la caissière du supermarché où j’ai coutume de faire des courses, de la dame qui tient un stand de fruits et légumes sur le marché, de ma coiffeuse - la pauvre, elle a de moins en moins l’occasion de faire valoir son art avec ma chevelure de plus en plus velléitaire !- ou de n’importe qui d’autre, ça me va très bien. Je me sens presque intégré. Je n’en demande pas plus. On sait, par ce salut, que jestem Francuzem et que mieszkam tutaj. On me connaît même plus que je ne connais, des gens me saluent parfois et j'ignore d'où ils me reconnaissent.
La solitude est cadrée.
En revanche, avec mon voisin, un petit paysan sanguin, replet et débonnaire, on discute souvent le bout de gras. Il me prête une échelle, une fourche, un outil quelconque et donne évidemment de judicieux conseils, comme tous les petits paysans du monde à leur voisin. Quand la conversation devient trop ardue pour ce que je veux exprimer, qu’il me manque un mot, il vole à mon secours. Las ! Las ! Son vocable secourable est souvent issu du langage vernaculaire, patois même, et je le retiens comme le mot académique, ce qui, replacé dans une autre conversation, avec un autre personnage, fait écarquiller les yeux et sourire. Exemple : wiater, le vent, pour wiatr.
L’hiver dernier, il m’a parlé des aiguilles de pin avec lesquelles il allumait son feu. Il a dit un mot difficile, long comme un jour sans pain. Je l’ai retenu un moment, je l’ai oublié aujourd’hui tant il est tordu, et je l’ai resservi aussitôt, fièrement. On m’a dit que ça n’était pas du polonais, ça. On ne connaissait pas du tout ce fichu mot !
Tout cela m’amuse beaucoup. J’imagine, je m’envole, je ris, et dis intérieurement olé pas bia en lieu et place de ce n’est pas beau à un Polonais vivant en France et s’accrochant à la langue. Ou à un Espagnol. Histoire d’ajouter à la confusion…
Et j’en sais gré à mon débonnaire voisin de faire comme si j’étais né dans son village et avais naturellement accès à son dialecte. Il m'ouvre sans ambages les portes de l'appartenance.
Parfois, la conversation prend cependant un tour plus philosophique. L’autre jour, je lui ai dit, à propos de l’église et de tout le pognon dont elle fait montre, église où il voit bien que je ne mets jamais les pieds : Nie wierzę, je ne crois pas. Je m’attendais à un froncement de sourcil réprobateur, car je venais de mêler à une critique ouverte et pragmatique, (sur laquelle nous étions très en phase) de l’institution, une profession de non foi. Mais il a levé les yeux au ciel et a dit dans un soupir un peu désespéré : Nie wiadomo, on ne sait pas.
J’ai pensé au doute cartésien et me suis encore amusé. Il y a pourtant, en apparence seulement, entre mon voisin polonais, petit paysan sans instruction scolaire, et le philosophe du Discours, des années lumière.
Car c’est ça aussi, l’exil du langage. On s’amuse de tout, on s’émerveille du plus simple de l'expression quotidienne, celle à laquelle on ne prête nullement attention quand on vit dans sa langue.
Quoique… Je me souviens fort bien m’être beaucoup régalé à parler le patois avec mes voisins charentais. J’avais déjà l’impression de revenir chez moi, après une longue digression sur les chemins de la culture didactique.
J’aime les mots, les vrais, les permis, les inscrits au dictionnaire, comme ceux issus de la pratique orale et reclus dans les limites d’une culture régionale. Dans chaque mot, il y a un bout de la conscience collective qui se promène.
Mon voisin charentais, ma vieille voisine poitevine, parlaient avec des réminiscences du latin et du vieux français.
Peut-être mon voisin polonais me parle-t-il parfois avec des empreintes du vieux slavon, semées par des siècles d’histoire, ici, aux lisières de la plaine et de la forêt, et dont il est le dépositaire.
Dans ces moments-là, je le trouve très instruit et me trouve bien ignorant.
Illustration : alphabet du vieux slavon
10:25 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
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