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05.09.2012

L'enracinement de l'exil - 15 -

littérature


L'histoire - 6 -

C’était dans une maison discrète et belle, toute de bois, aux abords immédiats de la vieille et grande forêt.
La matinée de ce début de mai  était bleue et l’herbe aux talus des lisières déjà épaisse et verte. Le jardin en broussailles, aux allées effacées par la végétation en fête, était peuplé de pommiers biscornus et les premières fleurs, roses et blanches, s’égayaient déjà à leurs vieilles branches.
Notre hôtesse nous avait servi un succulent bigos, des gâteaux et du thé, sur une petite table de jardin. Elle est une dame respectée en Pologne, le nom qu’elle tient de son mari, aujourd’hui disparu, fait encore autorité chez certaines gens et évoque un homme qui espéra et fit beaucoup pour le peuple polonais.
Comme la discussion s’accélérait entre elle et D., je ne manquai pas bientôt de perdre pied. Je saisissais bien le sujet dont il était question, mais, comme toujours quand les mots s’enchaînent à vitesse naturelle, les nuances m’échappaient. Distraitement, je pris donc le journal abandonné sur la terrasse, histoire de voir ce qu’on y disait des élections en France, où le challenger Hollande s’apprêtait à affronter le champion Sarkozy, dans une semaine environ.
Je dis comme ça, désinvolte, parce que quoi dire de plus sur ces jeux du cirque que s’offrent régulièrement les démocraties, avec toujours les mêmes gladiateurs replets et satisfaits d’eux mêmes s’offrant les têtes d’affiche du spectacle et se renvoyant tous les cinq ans la même balle pour amuser la galerie ?
Notre hôtesse me demanda cependant ce que je pensais de ces élections et je fis en souriant un geste vague qui pouvait laisser à penser que je n’en pensais justement rien. Mais, pour insignifiant qu’il soit du point de vue de la marche du monde, ce scrutin présidentiel n’en déchaînait pas moins régulièrement les passions, provoquait les polémiques et fâchait des gens entre eux, estimai-je bon de préciser.
Elle nous confia alors sa sympathie pour le candidat battu Mélenchon, le seul qui avait, à son sens, un discours cohérent, du moins d’après ce qu’elle lisait de ce discours traduit dans certains journaux.
Je comprenais bien ce qu’elle voulait dire… J’étais néanmoins surpris car en Pologne, les mots même de «communisme » ou de «socialisme» ramènent à des réalités concrètes, durement vécues, et je savais évidemment qu’elle avait été avec son mari une combattante. Je déviai un peu le sujet en demandant ce qu’elle pensait de la position partout avantageuse de l’église dans son pays.
Elle but une gorgée de thé et me sourit aimablement.
- J’en pense, me dit-elle, certainement ce que tu en penses.
- Hé bien je suis d'avis que tant que l’ancienne génération de Solidarność sera au pouvoir, dans les villes, dans les Powiats*, dans les régions, dans les villages, au parlement, tout parti confondu, cette situation, un peu étouffante pour un étranger et pour certains Polonais d'une autre confession ou athées, perdurera.
- Ceux de ce Solidarność dont tu parles, oui... Mais il ne faut pas tout mélanger. Vois-tu, me lâcha-telle, ce n’est là qu’une partie du syndicat, mais bien d’autres gens qui en ont été aussi les fondateurs, des combattants de la première heure, qui ont été emprisonnés par le régime, ont été vaincus.
Et après un silence, elle ajouta :
- On peut dire que nous, nous avons perdu notre bataille et notre guerre même si l’adversaire a été terrassé.
Elle développa son idée et j’étais suspendu à ses mots. Ils s’étaient battus pour des idéaux humanistes, pour des idéaux qu’on pourrait appeler, n’ayant pas d’autre vocabulaire à ma disposition, «de gauche». Les mots résonnaient très fort dans ma tête car gauche et droite n’ont pas ici la même pointure qu’en France. L’histoire les a affûtés, confrontés au réel. Et j’appris alors que toute une frange de militants farouchement opposés au communisme soviétique, une frange d’athées, parfois même de libertaires, avait été oubliée de l’histoire, celle de Jaruzelski comme celle de Wałesa se partageant les honneurs de la postérité spectaculaire, l’un côté perdant, l’autre côté vainqueur.
J’éprouvais pour cette dame alerte, accueillante, une vive sympathie. La fratrie des vaincus, sans doute…
Le communisme était tombé et, elle et ses camarades, son mari, avaient grillé leur jeunesse dans la lutte obstinée, la noirceur des prisons, la surveillance et la pression quotidiennes sur eux et leur famille, et ils n’avaient rien gagné au change, ils n’avaient rien récolté des fruits qu’ils avaient voulu semer.
Ils étaient, comme elle le dit si fort, des perdants.
L’histoire et ses schémas m’avaient une fois de plus floué. J’avais encore une fois avalé les couleuvres de l’information et de l’image officielle du monde. Je découvrais une autre Pologne, inconnue, pas binaire du tout, et, si j’éprouvais de la peine pour notre hôtesse et ses camarades gommés par l’histoire, je me sentais contradictoirement heureux d’habiter un pays si riche en sensibilités, en espoirs et en pugnacité. Je me sentais rassuré parce que la carte établie communisme contre église catholique/ libéralisme était une carte biseautée.
La carte qui camouflait un combat volé.
L’exilé reste un exilé. Il pense à lui  à travers les autres.

Nous passâmes la journée dans le jardin, à regarder le printemps faire sa plume, à entendre le chant des oiseaux sur les premiers nids et à discuter. Nous visitâmes une vieille grange que notre hôtesse, à l’autre bout du village, avait fait aménager en salle de théâtre pour des artistes de Varsovie. Emouvant.
Et nous bûmes beaucoup. Du thé, évidemment.
Elle me demanda, elle aussi, si mon pays me manquait.
Mais à elle, je ne servis pas ma métaphore habituelle du marin et de la mer. Je répondis que, aussi bizarre que cela puisse paraître, j’avais besoin de réfléchir à cette question, que je ne pouvais pas répondre honnêtement, comme ça, à brûle-pourpoint.
Elle comprit et je suis certain que si je lui avais retourné la question et demandé si son pays, sa Pologne, lui manquait, elle aurait murmuré :
- Oui. Terriblement.
Car ce sont de nos espoirs, beaucoup plus que d'un pays, dont nous sommes les exilés.

Image : Philip Seelen

08:56 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Vous avez découvert grâce à cette rencontre , M.Redonnet , l'existence d'un courant de Solidarnosc qui était sinon athée en tout cas laïque , humaniste , pluraliste etc . C'est sans doute ce courant qui est à l'origine de Solidarnosc , qui n'est pas un mouvement homogène . Tout est évidemment bien plus compliqué que les schémas binaires que l'on nous sert partout et qui satisfont les esprits simples : vous vous en rendez compte grâce à votre expérience polonaise qui met à mal certaines certitudes françaises ! Mais la France n'a connu ni les partages de la Pologne au 19ème , ni le prétendu "communisme" des prétendues "démocraties populaires" . Le poids de l'église en Pologne s'explique par cette histoire naturellement et on n'a pas conscience en France des bénéfices ( à tous les sens du terme ) engrangées par l'Eglise durant la période communiste ! Alors que toute opposition "bourgeoise" , "socialiste" , "social-démocrate "etc ... était combattue et détruite ( ce "détail"est essentiel ) , l'église , après l'Octobre polonais de 1956 était remise en selle et monnaya à chaque crise , son rôle de modérateur et de régulateur . Les deux entreprises totalitaires ( le parti et l'église ) étaient à la fois concurrentes et ... alliées : je schématise volontairement , mais c'est à cette conclusion que l'on arrive quand on suit l'histoire de la Pologne après la seconde guerre mondiale !!!
Mais comme le dit Aragon ( canaille stalinienne lors des procès de Prague par exemple , ou il largua ses amis surréalistes tchèques et par ailleurs somptueux écrivain par moments ): "que sait l'univers du drame ?". Il ne parlait pas du "communisme " mais ces propos conviennent très bien ici.
En effet , en France on sait peu de choses sur "l'opposition démocratique " polonaise ! Et pour de multiples raisons : arrogance naïve et ignorante de l'universalisme laïc des Lumières , mais aussi stalinisation des esprits dans un pays ( la France) ou le parti communiste a exercé une très grande influence ! Censure stalinienne mais aussi " bourgeoise " quand Valéry Giscard d'Estaing et le chancelier Schmidt allaient à la chasse à l'ours en Pologne , invités par le secrétaire du parti de l'époque , Edward Gierek : un homme avec qui on pouvait causer, emprunts notamment ! Peu de place pour les dissidents polonais dans les média de l'époque , je m'en souviens ! Et quand Solidarnosc est apparu , un journaliste idiot parmi d'autres ( Noël Mamère je crois ) ne trouvait rien de mieux que de demander à un prêtre ou moine polonais si tous les intellectuels polonais étaient catholiques ! Pas fichu de se renseigner sur des gens comme Kuron , Michnik et d'autres , et d'aller les voir , à ce que j'en sais en tout cas ! Pourtant il y avait des spécialistes de la Pologne ! Qui connaissent les crises sociales en Pologne et l'histoire d'une classe ouvrière aux grandes traditions que Jaruzelski , l'Eglise et le Libéralisme ont fini par mater et anéantir probablement !
Tout le monde n'est pas Castoriadis par exemple , qui avait compris pas mal de choses !
Bien sûr il y a eu la CFDT , dont un militant , Jean Yves Potel , est devenu un spécialiste de la Pologne . Néanmoins on est sidéré par le niveau d'ignorance de bien des gens dits de "gauche " en France ! A les fréquenter on a envie de fuir , mais pas à droite , ou c'est pas mieux !
Il y aurait beaucoup plus à dire évidemment ! Je pense qu'il est nécessaire en tout cas de se cultiver historiquement et d'aller chercher tous les détails possibles pour être un peu moins abusé!
Bien sûr je ne prétends pas avoir le dernier mot sur la question polonaise !

Écrit par : Z. | 05.09.2012

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