06.12.2010
A la tienne, Etienne !
Boire. Ecluser. Téter. Siffler. Chaner. Picoler. Tisser. S’en mettre entre le nez et le menton. Caresser la bouteille. Trinquer...
Le langage ne manque pas de ressources pour qualifier la passion de boire, toutes plus allégoriques les unes que les autres.
Je les ai à peu près toutes essayées, sous toutes les coutures. Cinq ans et demi maintenant que je n’ai pas trempé la moindre lèvre dans le moindre élixir des illusions. Sans contrainte, juste un message à l’intérieur qui s’est imposé comme vital. Vient un moment où l’illusion est de moins en moins illusoire et de plus en plus inopérante, confrontée à la connerie humaine.
Maintenant que je peux un peu réfléchir sur le sujet, je crois que je n’ai jamais su boire, en fait. J'ai beaucoup aimé, mais je n'ai pas su.
Parce que je demandais à ce que les ivresses soient permanentes, et, forcément, ça ne peut que tomber dans l’ivrognerie, le principe même de l’ivresse, son immense plaisir, son génie, étant d’être éphémère, discrète, égoïste. En soi.
Elle est un basculement sensuel perché sur un équilibre très précaire. Son paroxysme est fragile comme du verre de cristal et sa frontière avec le malaise et l’incohérence intérieure ténue. Tenter de la faire perdurer, c’est la tuer dans l’œuf. Par essence.
Mais quel plaisir que ce premier verre, fin de matinée, une terrasse, des gens sur le trottoir et des solitudes multiples, ce premier verre dans lequel se diluaient toutes les incertitudes et toutes les angoisses ! Un fourmillement d’idées aussi qui apparaissaient toutes plus éloquentes les unes que les autres et comme le monde paraissait soudain paisible, sans agressivité !
A partir de ce moment-là, il eût fallu retourner à mes moutons. Redescendre. Mais c’est inhumain de fuir une colline où l’on est bien pour s’aller vautrer dans le quotidien.
Un autre, puis un autre et le prisme se renverse, le beau devient laid, pas comme des compléments nécessaires du monde, mais comme de féroces antinomies, sans modus vivendi. Trop tard. Comme quand on est malade et que plus rien ne nous plaît.
L’ivresse trahie dans ce qu’elle est fulgurante, se venge et sur le nirvana entraperçu ouvre soudain les portes d’un enfer.
Une simple erreur de calcul : L’ivresse n’est pas proportionnelle aux grammes d’alcool, mais inversement proportionnelle, jusqu’à une certaine limite que l’homme pondéré saura trouver.
Mais un homme pondéré a-t-il besoin d’ivresses ? J’en doute. Il se saoule de sa pondération. Insoluble dilemme.
Et c’est cette limite, contradictoirement, que je trouvais désastreuse. S’imposer des limites quand on ne cherche justement qu’à les faire reculer. On se mord la queue.
Les limites, je les trouvées dans l’abstinence totale. Sans effort.
Et j’ai vu que le monde laid, mesquin, il était bien plus laid et plus mesquin que je ne le pensais encore, mais cette laideur avait perdu toute son efficacité destructrice. C'est-à-dire qu'elle me concernait beaucoup moins.
Ce qui me fait sourire aujourd’hui, c’est que ceux qui critiquaient, faisaient la moue, jugeaient, qui étaient farouchement indignés par la recherche de cette ivresse-là et m’en faisaient le reproche - milieu professionnel surtout - avaient des arguments d’une telle lourdeur, d’une telle tristesse, d’une telle vulgarité, d'un tel désespoir de vivre, qu’ils ne me donnaient qu’une envie : fuir encore plus loin dans les vapeurs pour ne plus les entendre, tant ils ressemblaient à des panneaux publicitaires à la gloire de l'ennui !
Comme ça n'était pas des pervers - le pervers poursuivant le dessein inverse de son discours - ça devait être des cons, ce qui me faisait leur opposer cette maxime populaire, sans doute pas très juste parce que j'en ai vu beaucoup qui cumulaient les deux états, mais qui a quand même son charme :
Mieux vaut être saoul que con, ça dure moins longtemps.
11:49 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Tu es donc passé de l’ivresse du vin à l’ivresse des mots, ce qui n’est pas plus mal.
Notons que la littérature parle elle aussi du vin. Dans la Bible, déjà, Noé, lui qui avait sauvé la création, s’adonnait à la boisson. Nous ne parlerons pas des épicuriens grecs, ni des orgies du Satiricon de Pétrone. Sautons le Moyen-Age et Villon pour rencontrer Rabelais et sa dive bouteille :
O Bouteille,
Pleine toute
De mystères,
D'une oreille
Je t'écoute :
Ne diffère,
Et le mot profère
Auquel pend mon cœur
En la tant divine liqueur,
Qui est dedans tes flancs reclose,
Bacchus, qui fut d'Inde vainqueur,
Tient toute vérité enclose.
Vin tant divin, loin de toi est forclose
Toute mensonge et toute tromperie.
En joie soit l'aire de Noach close,
Lequel de toi nous fit la tempérie.
Sonne le beau mot, je t'en prie,
Qui me doit ôter de misère.
Ainsi ne se perde une goutte
De toi, soit blanche ou soit vermeille.
O Bouteille,
Pleine toute
De mystères,
D'une oreille
Je t'écoute :
Ne diffère.
Plus tard viendra Ronsard :
JE veux, me souvenant de ma gentille amie,
Boire ce soir d’autant, et pour ce, Corydon,
Fay remplir mes flacons, et verse à l’abandon
Du vin pour resjouir toute la compaignie.
Soit que m’amie ait nom ou Cassandre ou Marie, 5
Neuf fois je m’en vois boire aux lettres de son nom:
Et toi si de ta belle et jeune Madelon,
Belleau, l’amour te poind, je te pri’, ne l’oublie.
Apporte ces bouquets que tu m’avois cueillis,
Ces roses, ces œillets, ce jasmin et ces lis: 10
Attache une couronne à l’entour de ma teste.
Gaignons ce jour icy, trompons nostre trespas:
Peut-estre que demain nous ne reboirons pas.
S’attendre au lendemain n’est pas chose trop preste.
Plus modéré et réfléchi, Montaigne nous tient un autre discours :
Je ne puis pourtant entendre comment on vienne à allonger plaisir de boire outre la soif et se forger en imagination un appétit artificiel et contre nature. Mon estomac n’yroit pas jusques là ; il est assez empesché à venir à bout de ce qu’il prend pour son besoing. Ma constitution est de ne faire cas du boire que pour la suitte du manger ; et boy à cette cause le dernier coup quasi tousjours le plus grand
Et puis, on pourrait citer Apollinaire, bien entendu, dans Alcools :
Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Ecoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds
.
Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n'entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées
.
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été
Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire
Et dans un genre plus sombre, nous avons l’Assommoir de Zola, bien entendu.
Écrit par : Feuilly | 06.12.2010
Et tu as omis "l'âme du vin"....
L'âme du vin un soir chantait dans les bouteilles...De mémoire.Pas sûr que ce soit excatement comme ça que Baudelaire commence.
Je n'ai rien lu d'aussi beau sur le vin que de ce qu'il en dit dans "Les Paradis artificiels."
Écrit par : Bertrand | 06.12.2010
Et ces robâïat d'Omar Khayyâm :
Amoureux et buveurs, dit-on, sont voués à l'enfer.
A cette absurdité l'esprit
ne peut se faire.
Si vont en enfer qui aime
et qui boit,
Le paradis demain
comme la paume de la main
sera désert.
Écrit par : Michèle | 06.12.2010
La dipsomanie, de ce fait, doit être préférable à l'ivresse. Mais bon... suffit pas d'appuyer sur On, Off et de choisir l'option !
Tout compte fait, ce n'est pas facile de se prémunir du désespoir de vivre.
Écrit par : ArD | 06.12.2010
J'ai relu plusieurs fois votre très beau texte, je ressens chaque mot comme exact, et, dans la même démarche depuis bientôt 7 ans (âge de raison), je vous suis bien.
Deux mots seulement me font trébucher: «sans effort»... Comme ça? Les doigts dans le nez? (Pour ne plus sentir les effluves des très bons vins?) A l'aise? J'ai eu un coach qui parlait de «Hors alcool», pays qu'on peut effectivement atteindre, mais j'entends toujours «Or Alcool»...
Écrit par : Natacha S. | 07.12.2010
Sans aucun nez fort. Absolument.
Écrit par : Bertrand | 08.12.2010
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