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04.12.2010

L’exil des mots

aurore Kopytnik.JPG

Texte écrit au printemps 2006 pour l'ouverture d'un premier blog " Exil volontaire", puis remis en ligne en juillet 2007 à l'ouverture de ce blog-ci.
Mon premier texte en Pologne, écrit pour le numérique.
Il est déjà une partie de mon histoire.
Il est ici un peu modifié. A peine.

*

Ce n’est point  là Jersey et ce n’est point Guernesey.  Et quand bien même. Ce n’est pas un Badinguet - quoique les arcanes de nos institutions en fourmillent - qui  m’a conduit là, et je n’ai pas l’envergure d’Olympio.
Poétique.  Parce que politiquement, ça n’a pas toujours été très reluisant.

Non.
Ici, il n’y a pas de mer et il n’y a pas d’Anglais. C’est dire comme on y est bien. Pourtant, je les aime bien, les Anglais, moi. J’en ai connu quelques uns, autfoué, et  qui n'étaient pas tout à fait Américains.

De l’autre côté de la rivière, le Bug, il y a un pays qui n’aime pas qu’on dise son nom. Alors, je ne le dis pas. Un pays en avance sur la parano des autres. Ou en retard. C'est selon.
En se proposant de trottiner jusqu’à l‘Oural, l’Europe musarde pour l'heure sur la berge de ce cours d’eau tumultueux. Elle prend son temps, l’Europe, et elle a peut-être raison : C’est en traversant ce fleuve que le conquérant au bicorne et à l’ulcère à l’estomac a débuté son enlisement.
Enfin, c’est une cruelle métonymie que je dis là. Je veux parler de l’enlisement et de la mort de quatre cent mille pauvres bougres, soldats de toutes nations.


 J’aime venir  rêvasser sur ces berges.
Le printemps continental pointe son nez et je n’y suis pas venu de tout l’hiver. Difficile de rêvasser, même pour un rêveur, quand l'air qu'on respire est à moins trente deux. Je n’avais jamais vu un thermomètre avec un moral aussi bas. Une vraie dépression,  toute livide, avec des larmes de glace qui dégoulinaient sur d'invisibles visages.

Plus loin, là bas, dans l’autre pays, celui qui n'aime pas qu'on dise son nom, je vois une ville qui résonne comme si elle était bretonne et que des embruns salés venaient fouailler ses remparts. C'est une forteresse.  Brest. Avant, c’était Brest de Lituanie, Brest litovsk. La ville au traité honteux, selon le rusé Oulianov qui s'y fit rouler par plus rusé que lui.
Cette forteresse-là a connu des tempêtes bien plus dévastatrices et humiliantes que celles qui font rage à la pointe du Raz. Ballottée d’une carte d’identité à l’autre, sans même prendre le temps de la lire jusqu’au bout. Polonaise un peu lituanienne, puis Russe, puis Allemande, puis à nouveau Polonaise à part entière, puis encore Russe, puis Allemande une nouvelle fois, puis Soviétique, puis…puis plus de Soviétiques, alors Russe, finalement, mais blanche.


La forêt me cache la steppe mais je la sais se dérouler derrière, tout près, sous la course du vent. Mes pieds sont bien là, sur un tapis d’herbes jaunies par trois mois de neige, mais mes yeux voient presque jusqu’à Moscou.
Il y a un vieil homme.
Il pêche. Il s’en fout des steppes et du vent.
Ce vieil homme, si j’en juge par le relief accidenté du visage, a feuilleté des pages effrayantes d’Histoire. Il s’en fout aussi, je crois. Je l’interroge de mes yeux de curieux. Il me sourit  gentiment. C’est le seul langage que nous ayons en commun.  Un sourire.
L’Histoire, elle est aujourd’hui sur ce bouchon qui frétille sous les vaguelettes et qu’il ne quitte des yeux que pour me sourire. Son peuple a été trahi, vendu, écartelé mille fois, son jardin a été dévasté par des ogres aux dents ruisselantes de sang et il me sourit, à moi l’étranger.
C’est vraiment un homme.

Je suis venu jusqu’à cette frontière. Sans dictionnaire. Seulement avec ma guitare, des partitions de Brassens et des feuillets de manuscrit chiffonnés et jamais publiés.
 Je ne comprends pas un mot de mon exil. Alors ils prennent toute leur signification musicale, les mots. Ils sont faits pour être entendus et devinés. Je ferme les yeux et j’entends des gens qui disent des choses intéressantes. Ils échangent des idées et des émotions, même à l’épicerie de mon quartier. C’est splendide de voir ces hommes et ces femmes qui fabriquent des mots qui ne veulent pas causer à mes oreilles. Pourtant, je suis sûr qu’ils voient le même monde que moi. Ils en parlent autrement.
Je me sens seul. Mais ça n’est pas douloureux. Au contraire. Quand j’étais chez moi, les pieds dans l’Océan, je savais lire la musique des mots et je me sentais seul quand même, de plus en plus seul. Parce que lorsqu’on connaît trop la musique on finit par ne plus écouter les paroles.
L'exil des mots n'a pas de frontière. Il suffit souvent d'un ciel de lit pour qu'ils ne soient plus chez eux et contraints à l'exode.
Et tu as raison de les aimer, les mots, Poète. Ils sont tous à toi, même ceux que tu ne connais pas. C’est en continuant de les chanter que tu feras sourire les vieillards à la pêche et empêcheras que  les villes soient meurtries, d’un char à l’autre.

Si, des fois, furtivement, j’essuie une vieille larme, elle ne prend sa source qu’au désespoir de cette naïve espérance.

08:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Qu'il est doux de n'être point sourd et de ne pas tout comprendre... C'est un bienfait pour la perception.

Écrit par : ArD | 04.12.2010

Que cette aurore est belle.

Écrit par : Michèle | 05.12.2010

On connaissait les mots d’exilés, et on découvre ici les mots exilés. Il n’y a pas de doute, la littérature dissipe l’obscurité et rend plus attentif.
Ce qui me frappe dans la construction du texte, c’est le temps que mettent les mots pour entrer en scène. Les mots sont exilés par construction et n’apparaissent que dans la deuxième partie du texte. En fait, dans la première partie les mots ne sont pas totalement absents, ils restent dans les coulisses tant que le décor n’est pas encore totalement dressé. On retrouve cette construction dans certains romans ou pièce de théâtre -c’est le cas, par exemple, du Tartuffe de Molière qui n’apparait qu’au milieu de l’acte III- dans lesquels le personnage principal ne jette le masque que lorsque l’action est déjà bien entamée. C’et une forme littéraire très agréable.
Je suis parti ensuite à la recherche de l’étymologie du mot « mot ». J’ai appris qu’il dérive du mot latin MUTTUM qui désigne l’absence de son ou un son caché. Autrement dit, il désigne le silence ou l’incapacité de parler et il a donné naissance au mot « mutisme ». Cette forme négative a pris par la suite le sens de parole et de discours. Nous y voilà : le début du texte commence par un mutisme, les mots exilés étaient cachés…
Cette recherche montre encore une fois à quel point la connaissance de l’étymologie est importante pour saisir la liaison qu’il y a entre le sens primitif d’un mot et celui des mots dérivés. Dans le cas qui nous intéresse, il est plaisant que constater que dans un seul mot il y a le commencement et la fin de la parole. Les mots exilés sont des mots qui résonnent !

Écrit par : Halagu | 05.12.2010

Et j'intègre enfin qu'il y a Brest, à la frontière de la Biélorussie et de la Pologne.
Brest, que les Lituaniens baptisèrent d'abord Lietuvos brąsta, puis Brestas ; les Biélorusses Бе́расьце et Бярэ́сьце (Bieraście et Biareście) et finalement Брэст (Brèst) ; les Russes Брест-Литовський (Brest-Litovskii) jusqu'à la Première Guerre mondiale, et aujourd'hui Брест (Brést) ; Les Ukrainiens, Брест ou Берестя (Brést ou Bréstya) ; les Polonais, Brześć Litewski puis Brześć et en yiddish בּריסק.
Brest était aussi parfois appelée Brest-sur-le-Boug, en polonais Brześć nad Bugiem, en biélorusse Брэст на Бугу.

Et puis j'intègre aussi tout ce que signifiait le traité de Brest-Litovsk...

Un sacré texte (et non pas un texte sacré), ton texte d'ouverture !

Écrit par : Michèle | 05.12.2010

"ces hommes et ces femmes qui fabriquent des mots qui ne veulent pas causer à mes oreilles"; c'est splendide, dis-tu? Une fascination pour moi, lorsque vagabondant dans le Paris multi-lingue,je prête l'oreille à tous ces petits ;ils ont 3 ans, 4 ans, 5 ans et répondent à leurs mères en coréen, serbe, japonais, que sais-je? et je ne cesserai de me demander comment le langage se forme, s'élabore au tout début; par imprégnation, me dit-on des gens qui l'entourent et dans un certain contexte; bien trop courte, cette explication,à mon avis; le bambin perçoit des choses et saisit des mots qui ne sont pas à sa portée; rien de ce mystère n'est élucidé et quelle frustration, ne pas avoir accès à ce que nos semblables expriment; il est un peu là l'exil, intérieur.
amitiés Anne-Marie

Écrit par : Anne-Marie Emery | 06.12.2010

Merci d'avoir lu ce texte-là.
ArD, entendre sans pouvoir forcément dire, c'est bien ce qui nous manque parfois dans des situations de langue maternelle où l'on n'entend pas toujours ce qui se dit.
Michèle comment as-tu préjugé qu'il s'agissait d'une aurore. Rien ne ressemble plus à un levant qu'un couchant, parfois. Mais là, tu as vu juste. C'était l'aube quand j'ai pris cette photo.Le rose, là-bas, c'est la Biélorussie.
Halagu donne le ton juste à ce que dit ce texte. Le mutisme éloquent.Les mots qui tardent à entrer en scène.
Dans "Géographiques", je leur donnais une autre dimension aux mots exilés, une dimension qui ne dément pas celle-ci. Quand ils ne sont plus constitutifs de nous. Fondamentaux.
Imprégnation, Anne-Marie, sans doute.L'apprentissagre du langage ne serait que mimétisme, comme tout comportement social. Mais, comme toi, je ne me satisfais pas entièrement de cette vision, bien qu'elle soit partiellement juste, des choses.
Un mot n'est qu'une abstraction, comme un chiffre. C'est cette abstraction-là, comment on la fait en soi et comment on s'en sert pour désigner qui fait que le langage est comme ça plutôt que comme ci. Non ?

Écrit par : Bertrand | 06.12.2010

De fait, Bertrand, mon penchant naturel me disposait à parler plutôt de Ponant.
Or, voilà qu'en switchant, un matin, j'entrevis en un éclair (ce décalage entre la sollicitation et l'installation de l'image) le titre de la photographie "Aurore (et le nom du lieu)".
Je fis donc mon intéressante et parlai d'aurore :)

Écrit par : Michèle | 06.12.2010

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