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06.08.2014

L'échiquier tremblant des images

littératureSelon la place qu'on occupe - ou qu'on fait semblant d'occuper - dans l'organisation sociale du grand bastringue, on est toujours un schéma dans un miroir.
On attend d'un ouvrier qu'il soit comme ça, d'un paysan comme ci, d'un prof comme si, d'un employé de bureau comme forcément poli, falot et résigné, d'un pharmacien, d'un notaire, d'un avocat comme il se doit, d'un chômeur comme quand... Bref...
Nous sommes tous emprisonnés dans un rôle de survie et nous acceptons l'image. Nous la renvoyons même avec une certaine complaisance.
Parce que c'est plus confortable, sans doute, de se communiquer par code.
Ou alors, si on froisse l'image, c'est qu'on n'est pas vraiment à sa place. Mais qui l'est vraiment, à sa place, et c'est où, une place qui serait à soi ?
Je n'en sais foutre rien mais je sais que lorsque le comportement fait distorsion avec l'image attendue, alors, c'est la panique, c'est louche et c'est inquiétant.
Je sais ça pour avoir été, tour à tour, étudiant comme tout le monde, surveillant de lycée comme beaucoup, promeneur impénitent comme certains, ouvrier d'usine comme dans le temps où il y avait un prolétariat, vendeur de photos aériennes comme par hasard, rien du tout comme toujours, puis, comme vous voulez, glandeur, bûcheron, fonctionnaire territorial, chanteur et présentement exilé volontaire prétendant à l'écriture.

Avec un tel curriculum-sur-vitae à la carte, j'ai donc maintes fois fait l'expérience de cette distorsion angoissée dans les yeux de l'autre... Sous les lumières jaunes et ronronnantes d'une administration, par exemple, avec des gens si sages qu'ils n'étaient plus qu'un rôle - la dialectique de leur image s'étant renversée au point de devenir leur être lui-même -  mon comportement tapageur, goguenard, brouillon et fortement enclin à siroter benoîtement l'apéro, faisait qu'on me considérait assez souvent comme un poisson qui tenterait de nager dans un tas de paille. Peu importait que ma fiche de poste fût, par ailleurs et par la grâce de mon maigre travail, honorée à la lettre !
Ce qui ne collait pas, c'était mon costume. Le code.

Beaucoup plus amusant cependant, c'est lorsque j'étais bûcheron et que je fournissais aux particuliers de La Rochelle et de ses environs du bois de chauffage,
qu'il me fut donné de constater pleinement le désarroi d'un quidam quant à mon comportement décalé.
J'effectuais mes livraisons avec un vieux camion gris, un Renault goélette comme on n'en utilisait déjà plus depuis longtemps et,
le voyant débouler chez eux ou ahaner dans leur rue, d'un seul coup d'œil, les gens du lieu jugeaient avec raison que ça n'était pas un grand de ce monde qui se baladait là-dedans avec ses quatre stères de bois.
Je prenais mes commandes par téléphone :
- Allô, je suis bien chez Redonnet, marchand de bois de chauffage ?
- Oui, oui, vous êtes bien là où vous dites...
- Pourriez-vous...etc. et etc.
Il advint donc qu'un monsieur de Nieul-sur-mer, cité-banlieue au nord de La Rochelle, me passa commande
de quelques stères de bon chêne sec, avec, au bout du fil, une petite voix qui chevrotait et qui était bien douce à l'oreille.
- C'est à livrer au numéro x, rue Clément Marot.
Moi, à l'autre bout, je prenais note sur un papier et j'acquiesçais nonchalamment par de petits o.k, o.k, de bon aloi.
Mais le brave monsieur arrivait tout juste de la région parisienne et venait d'acheter sa maisonnette dans un de ces lotissements
pourris du bord de mer,
monochromes, monocordes, monotones, monomoches et mono rien du tout. Il craignait donc que je ne trouve pas sa rue dans le dédale uniforme de son lotissement.
Il voulut dès lors m'épeler le nom bizarre. Marot, M.A.R...
Oui, l'interrompis-je gentiment. Et je me mis à badiner :  sur le printemps de ma jeunesse folle, je ressemblais l'arondelle qui vole....
Il y eut un terrible silence... tel que je dus m'enquérir si mon client était toujours là...
Allô ?
Sa voix, inquiète, brisée, demanda encore s'il était bien chez le ci-devant Redonnet, marchand de bois de son état... Sur mon affirmation réitérée, il s'étonna, il balbutia, il toussota, il dit qu'il ne s'attendait pas à ça et que c'est du bois de chauffage qu'il voulait.
Passablement énervé à la fin, je lui demandai à mon tour s'il attendait qu'un bûcheron ne s'exprimât que par grognements sourds et par inintelligibles borborygmes, à la façon d'une bête nocturne de la forêt.

Je livrai néanmoins mon bois quelques jours plus tard, avec mon vieux Renault, mon paletot sale et mon jean passablement troué.
Le monsieur, commandant de gendarmerie tout juste à la retraite, me considérait d'un œil interloqué, suivait tous mes faits et gestes pendant que je déposais bûche par bûche le bois sur sa maigre pelouse.
Il me toisait, il m'examinait sous toutes les coutures.
Il me fit cependant l'honneur de son salon, me pria de m'asseoir, en dépit de mon pantalon aux couleurs maculées, sur son canapé de cuir, et m'offrit un verre. Nous parlâmes des poètes de la Pléiade, de Joachim du Bellay, de Ronsard et de Clément Marot, bien sûr, lequel avait rendu un fier service à la poésie en rassemblant et publiant  l'œuvre complète de François Villon et patati et patata...

Il me présenta, dans un cadre finement ciselé, une icône de Sainte-Geneviève, patronne des gendarmes et, tout en faisant mine d'examiner la mocheté, je pensais que mon assurance de camion était périmée, que j'avais deux pneus lisses, que j'étais venu jusqu'ici en surcharge et que je ressemblais dès lors à Belzébuth en train de prier devant Saint Joseph.
Me tendant la main comme je prenais congé, ses yeux encore fouillaient désespérément les miens, avides, pleins de commisération aussi, vraiment, répétait-il, je ne comprends pas pourquoi vous vendez du bois.
Et moi, avais-je sur le bout de la langue, je ne comprends pas qu'un homme de votre qualité vienne fourvoyer ses vieux jours dans un lotissement aussi immonde.
Mais comme j'étais un bûcheron poli, cultivé, je ne dis rien de tout cela.
Parce qu'ils sont comme ça, les hommes de qualité.

Si vous en venez à contredire les graphiques de la feuille de route imprimée dans leur tête, le monde perd le nord.
Peut-être même vous tiennent-ils rigueur de venir déranger quelque peu la quiétude d'une certaine harmonie.

10:34 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, écriture |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Le seul vrai pouvoir sur sa vie est la grande maîtrise de sa langue et tout ce qui en résulte. C'est bien pourquoi les gouvernements successifs n'ont jamais rien fait pour que l'école apporte tous les outils nécessaires à tout le monde.

Quant à ceux qui mènent grand train de vie, honorés de leurs pairs, grand bien leur fasse :) Qu'est-ce qu'on s'en fout :)

Écrit par : Michèle | 06.08.2014

"Quant à ceux qui mènent grand train de vie, honorés de leurs pairs, grand bien leur fasse :) Qu'est-ce qu'on s'en fout :)"
J'entends bien, j'entends bien, chère Michèle.
Sauf que c'est le plus souvent aux dépens du vilain.

Écrit par : Bertrand | 06.08.2014

On peut en effet s'étonner qu'un marchand de bois soit à même de décliner quelques vers de Marot. Mais n'est-il pas au fond tout aussi étonnant qu'un commandant de la gendarmerie en soit aussi capable ? Et qu'en serait-il aujourd'hui...
Je suis certain que cette histoire ferait un sketch satirique excellent, et il m'a semblé en vous lisant, magie du verbe, vous l'entendre raconter !

Écrit par : solko | 06.08.2014

ça, Solko, sur le commandant de gendarmerie, je n'aurais pas osé :)))

En fait Bertrand je ne m'en fous pas du tout. Ce qui me met en colère, c'est cette partition qui semble naturelle. Alors que ce sont les conditions politiques et sociales qui font que certains rencontrent la poésie et les autres pas.
Et je parle de statistiques, de grand nombre. Les cas particuliers n'éclairent rien.

Écrit par : Michèle | 06.08.2014

Tout à fait d'accord avec votre vision. Heureusement que l'on peut varier les métiers, les accoutrements, les styles de vie... Pas de vie sans fantaisie ! Je prends toujours de la distance avec "l'habit" du moine auquel je fais face et j'ai horreur du déterminisme social. Il faut juste ouvrir les yeux (ou les oreilles dans votre récit) pour faire de belles rencontres "non formatées".

Écrit par : corinne | 11.08.2014

Le rôle à jouer sur la grande pantalonnade sociale ne serait rien si le moi profond n'était occulté, si la banalisation de l'existence en faisait oublier la grande solitude. La vie quotidienne est un tissu de banalités, de convenances plus ou moins utilitaires, plus ou moins délirantes comme un chaos organisé. Le guépier si l'on n'en sort pas au moins quelques heures par jour, quelques heures à soi, quelques heures qui sortent de soi, une durée propre...
L'anonymat dans la foule a aussi ses vertus : le petit fonctionnaire (comme moi-même)d'une petite ville insipide, qui se rend à son travail, qui joue son rôle comme il le peut avec Jack Kerouac dans une poche et "les portes de la perception" dans l'autre montre la possibilité de passer les frontières intérieures sans montrer ses papiers véritables. L'être obscur, l'insignifiant au fond de l'ascenseur...
Je m'avance masqué, car de toute façon, comme on le sait bien, derrière ce masque, d'autres niveaux d'illusions, des illusions à n'en plus finir...comme celle de vivre par exemple...

Écrit par : Cléanthe | 12.08.2014

Oui, Corinne, s'en tenir au hasard qui n'est jamais tout à fait fortuit...
Merci de votre lecture


Cléanthe,

"Morceaux de mer, morceaux de vent
Etoiles de mots, alcool de brumes
Clarté d'oubli, souvenirs doux
Des pays de lunes et de brises
Qui bercent ta blessure tendre
Dans les jardins abandonnés du midi"

L'illusion de vivre, c'est aussi la poésie qu'on en fait...

Écrit par : Bertrand | 16.08.2014

Merci, Bertrand..

Écrit par : cleanthe | 17.08.2014

Les commentaires sont fermés.