08.06.2009
Voleur de paysages
Dimanche 7 juin.
De ma fenêtre sur les champs qu’interrompt brusquement la forêt, je regarde juin aux déclins de lumière.
Et je me demande : Est-ce que ce paysage ainsi découpé par une seule ouverture, la mienne, pourrait être celui de mon pays ? En quoi est-il une carte de voyage ? Un autre regard ?
En quoi est-il un paysage d’exil quand il n’y a plus, pour le nommer d'une juste latitude, ni neige au sol ni glace suspendue aux branches telle les stalactites des grottes profondes ?
Mentalement, je gomme ce que je ne verrais pas d’une fenêtre au pays d’où je viens. Je le lis par les yeux d'un étranger.
Je dissèque.
Un champ de seigle, aussi vert que bleu par les bleuets qui s’y balancent au vent.
Pas de désherbant encore. Ou alors moins meurtrier que sous les fenêtres de France. Et puis ce seigle est épars, long et tremblant. La céréale des terres maigres et du sable.
Pas d’engrais miracle qui nient l’effort de la plante et de sa survie.
J’efface.
Des bouleaux. Beaucoup de bouleaux, de grands bouleaux blancs et plus loin, derrière eux, la tête toujours sombre des pins. Forêt déjà septentrionale.
Je raye.
Sur la prairie une cigogne, ses grandes pattes maladroites qui claudiquent, sa démarche de clown, sa silhouette gauche, elle qui traversera bientôt l’Europe et l’Afrique à la seule force de ses ailes. L’Albatros des continents. Point de marins ivres pour agacer son long bec.
Je supprime.
Me restent les nuages blancs, un bout de bleu, un ciel pas différent mais décalé. C’est la seule chose que les hommes partagent à peu près. Le ciel comme un mouchoir de poche. Chacun son bout. Une vision étriquée par la géographie. Qui écrase leur cerveau.
Et le soleil qui s’en va.
D’où je viens.
Où mon amour d’aller s’en est allé.
Évanoui.
Chapitre II, scène 1.
Bonheur d’être ailleurs quand on sait n'avoir été nulle part chez soi.
Un port sans la mer et l'ancre sans navire.
11:15 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Beaucoup de choses effacées tout de même : les bleuets, les bouleaux, le blé maigre, la cigogne… Mais bon, c’est vrai qu’on retrouve des champs de blé avec une forêt comme horizon un peu partout en Europe. Où est l’exil alors ? Dans ce léger décalage, en effet. Sauf si on commence à se dire que chez soi c’est finalement ici et que l’exil c’est maintenant là-bas.
Pensées mélancoliques bien amenées, de manière très littéraire, à partir une nouvelle fois du paysage. Le paysage constitue l’homme et tu es en train de te convaincre que celui que tu as sous les yeux est finalement le tien (cf. « je gomme ») puisque tu tentes de te l’approprier tant bien que mal, en négligeant les différences.
Écrit par : Feuilly | 08.06.2009
L'exil, par-delà la désertification de l'affectif et de ses illusions, c'est aussi le divorce d'avec ses paysages. Mais tout ça est indissociable de "l'être" que l'on est.
Il s'agit bien, en terre d'exil, "d'appropriation", oui, de ce qui constitue le théâtre des émotions (d'où le titre de "voleur").
Plus que le théâtre. Le catalyseur. La portée sur laquelle s'inscrivent certaines notes de la mélodie personnelle.
Écrit par : Bertrand | 08.06.2009
"Mentalement, je gomme ce que je ne verrais pas d'une fenêtre au pays d'où je viens. Je le lis par les yeux d'un étranger."
Gommer ce qui est là pour regarder ce qui n'est plus, et l'écriture souveraine à la recherche du temps perdu, ou plutôt du lieu perdu, qu'on s'escrimerait en vain à chercher sur une carte.
Fascination de ce texte incroyable.
Écrit par : Michèle | 09.06.2009
Les lieux sont effectivement, Michèle, les amphithéâtres du temps qu'on a passé d'affectif et de soi-même avec eux. Ou plutôt "l'idée " qu'on se faisait de cet affectif et du "soi-même."
D'où - noté par Feuilly à plusieurs reprises - cette omniprésence des paysages dans mon écriture.
Parce que tous les lieux sont beaux ou laids, en fonction de ce qu'on y vit.
L'extérieur n'existe que par l'intérieur et la passerelle tangible entre les deux, la tentative de mesurer cette relation, est écriture.
Relation humaine, donc complexe, tant que par ricochet, et comme vous le dites Barbara, il arrive que l'extérieur par des ombres et des reflets raconte, murmure, un intérieur disparu.
Merci à vous deux de votre lecture.
Écrit par : Bertrand | 09.06.2009
Pourtant et bien paradoxalement, c'est le paysage gommé qui existe et qui acquiert de l'épaisseur. De ma fenêtre, c'est lui que je cherche et que je trouve dans ce texte.
Écrit par : Barbara M. | 09.06.2009
Paradoxalement, le paysage gommé a une incroyable présence. C'est lui qui s'impose mentalement, mixte d'enfance presque charentaise et de souvenirs de paysages polonais, alors que de ma fenêtre, je ne vois aucun ciel, seulement une barre de béton.
Écrit par : Barbara M. | 09.06.2009
"La substance du ciel est d'une tendresse étrange."
Nous rêvons d'une terre bleue, d'une terre de couleur
ronde, neuve comme au premier jour, et courbe ainsi
qu'un corps de femme.
"Une histoire de bleu" (J.-M. Maulpoix)
Écrit par : Michèle | 09.06.2009
(...)
"Me restent les nuages blancs, un bout de bleu, un ciel pas différent mais décalé. C'est la seule chose que les hommes partagent à peu près. Le ciel comme un mouchoir de poche. Chacun son bout. Une vision étriquée par la géographie. Qui écrase leur cerveau.
Et le soleil qui s'en va."
(...)
Écrit par : Michèle | 10.06.2009
C'est assez "drôle" que tu cites ce passage car je suis justement en train de (j'ai horreur de cette expression "être en train de", ça fait toujours un peu besogneux), disons alors que je suis occupé à écrire un texte, que je mettrai bientôt en ligne, sur la course du soleil ici, à la veille du solstice...
Que penses-tu de ce nouveau look de l'Exil ?
Écrit par : Bertrand | 10.06.2009
Ecoute, hier soir (plutôt au petit matin) j'avais écrit des waouh partout. Puis je me suis dit ressaisis-toi ma fille, trouve quelque chose d'un peu plus, d'un peu moins...
Bref, j'aime beaucoup ce nouveau look comme tu dis. Ce bleu qui n'est "pas tout de même encre"
et ces découpes au bas des billets. Avec le jour, l'écriture blanche (ouais, on se comprend hein) passe très bien. Avec la lumière artificielle la nuit, il faut une bonne position de l'écran, c'est tout.
J'aime d'autant plus que j'adore le bleu. Et puis c'est un choix net. (Je veux dire franc).
Comme le rouge chez JLK.
Écrit par : Michèle | 10.06.2009
Et puis aussi, c'est très clââsse. Très chic. ça le fait, quoi.
Écrit par : Michèle | 10.06.2009
Encore une chose : le terme de besogne ne me déplaît pas. Issu d'un francique "bisunnia" qui signifiait "soin, souci", sa structure sémantique a coïncidé avec celle de "besoin" jusqu'au XVIIe siècle. Il a aussi désigné la "querelle, le combat, les affaires, l'entreprise", et là on eût mieux aimé qu'il n'y eût pas de nécessité (les subjonctifs pour Solko) à ces mots.
L'usage classique et moderne a restreint les valeurs de "besogne" à deux sens particuliers déjà attestés en ancien français : le premier est celui "d'acte sexuel" (1280) et j'ai toujours aimé ce mot dans cette acception, je le trouve beau et noble ; le second est celui de "travail", qui, sans être archaïque (le mot) relève d'un style soutenu (sauf en locutions, du style aller vite en besogne).
Au final un mot qui a pour moi son pesant de forêt et que j'aime bien.
Écrit par : Michèle | 10.06.2009
Merci pour ce rappel du voyage des mots.
Il est vrai que le sens dernier, le plus apparent, est "faire avec pénibilité" mais qu'en amont, le mot dit des choses plus amples, moins dépréciatives.
Écrit par : Bertrand | 10.06.2009
Ce bleu qui s'étend fait penser à la surface d'un étang. Sans jeu de mots débile à la libé.
Et par ailleurs, c'est vrai que vous êtes un grand voleur de paysages.
Écrit par : solko | 10.06.2009
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