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16.04.2009

Si frères vous clamons pas n'en devez

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Biała Podlaska le 16 avril 2009

Cher Philip,

C’est avec une grande émotion que j’ai lu ta lettre, remarquable exposé sensible des tenants et aboutissants d’une des plus répugnantes ignominies  perpétrées par l’homme du 20ème  siècle.
On a beau savoir, on a beau avoir lu, on a beau y avoir souvent réfléchi, on a beau vivre sa vie dans le pays des suppliciés, on a beau avoir vu dans le regard des hommes de ce pays, parfois, passer l’ombre furtive du sanglant affront, et de bien d’autres affronts encore, chaque fois mis en présence du récit de ces atrocités, la honte, le dégoût, la révolte et la peur reviennent hanter l’esprit.
Je dis la peur, Philip, parce que ce sont des hommes, pas des monstres, pas des visiteurs débarqués des espaces sidéraux, dont les actes nous révulsent ainsi. Ce qui m’effraie dans tout cela, vois-tu, comme dans d’autres drames et monstruosités dont l’histoire humaine est jalonnée, c’est le cheminement de cerveaux conçus selon les mêmes paramètres que le tien et le mien ou que celui de gens auxquels je m'attache...
Les crimes seraient-ils les tristes privilèges de demeurés aux dimensions inconnues, que nous pourrions, par-delà la compassion que nous inspirent la terreur et le supplice des victimes, chanter encore et toujours la splendeur de l’accomplissement de ce que nous sommes devenus, nous, hommes resplendissants de la sphère bleue.
Mais non. Cette porte de sortie nous est fermée parce que ce sont nos congénères, nos semblables, nos frères de planète, qui peuvent aller jusqu’aux extrêmes limites du redoutable, là où la raison s’égare et sombre dans les fonds abyssaux de l’horreur.
J’aimerais être un humaniste, Philip. Au sens large. Je n’y parviens pas. J’ai toujours en mémoire cette phrase de Pierre Michon, extraite de son roman « La Grande Beugne » à propos des camps de la mort qui, telles d’inextinguibles blessures, lézardent le territoire de la Pologne : Là où Dieu et les hommes ont, une fois pour toutes, cessé d’exister.
Je cite de mémoire. En substance, c’est ça. Et c’est effectivement la toile profonde sur laquelle s’inscrit ma pensée à l’évocation de tous ces charniers d’une innommable cruauté.

Aucun pays n’a subi les cataclysmes de la deuxième tuerie mondiale avec la violence qui s'est déchaînée ici, en Pologne.
Tu rappelles avec justesse l’invasion du 17 septembre par Staline. Nos livres d’histoire faisaient allègrement  fi de cette agression assassine. On s’en tenait doctement à l’invasion d’Hitler, au couloir de Dantzig, à la monstruosité pathologique du maître de Berlin.  Ne pas heurter les fondements d’un monde binaire et quasiment bâti à Yalta sous la dictée d’un des meurtriers les plus accomplis que l’humanité ait eu à compter dans son sein et qui, de fait, avait été notre allié.
Chaque Polonais, même celui qui n’a pas une conscience précise, intellectuelle, de l’histoire, porte viscéralement en lui, le souvenir cuisant de la trahison du monde, comme doivent le porter les Tchèques des Sudètes, ignominieusement vendus à la griffe nazie par Daladier et Chamberlain.
Chaque Polonais se souvient, par une mémoire à lui ou transmise par son père, son oncle, sa mère, son grand-père, son vieux voisin, du regard porté désespérément par son pays vers l’ouest, vers la France, l’amie chérie de toujours, terre d’asile de ses plus brillants enfants, pour qu’elle vole à son secours, tandis qu’il agonisait, égorgé, saigné sous les couteaux furieux et dégoulinants de deux cyclopes, l’un venu de l’est, l’autre venu de l’ouest.
Chaque Polonais en a gardé, non pas une rancune, mais une espèce de désinvolture face aux déclarations de grands sentiments, une espèce de désabusement quand on lui parle amitié, solidarité, fraternité…
D’autant qu’après le drame, après que furent rassasiés les appétits de chacun en fait de territoires conquis, quand on en eut fini avec le monstre de Berlin, chaque Polonais a pu voir alors que la libération signifiait pour lui l’obéissance aveugle à un vainqueur confortablement installé chez lui à la fortune des armes et dont il subira la botte pendant cinquante ans encore.

J’ai ici un mécanicien qui s’occupe de ma pauvre voiture quand elle marque des signes de faiblesse. Et c’est souvent…C’est un mécano, un gars sympa, débonnaire, sans prétention aucune, d'une gentillesse sans ambages. Je lui parlais l’autre jour de la crise financière. Il a ri aux éclats…Quelle crise ? Tu sais, nous, on a été pendant 50 ans  en crise complète et tous les jours, alors la crise…On s’en fout un peu…On en a vu d’autres…
Je te cite cette anecdote véridique, pas une anecdote de la trempe de celles que je livre sur les Sept mains, pour te dire un trait de caractère commun aux Polonais : Le je-m’en-foutisme de bon aloi…

Je t’en parlerai encore longuement, de ces blessures et de ces cicatrices. Une mémoire qui remonte un peu plus loin, aux partages successifs du pays, à son anéantissement géographique, intellectuel, moral, culturel pendant 120 ans, est partout lisible encore.
Imagine la sensibilité des Français, nous qui avons à peine pardonné les guerres de cent ans, si l’Hexagone avait été dépecé pendant 120 ans et jusqu’au 11 novembre 1918, pour replonger aussitôt sous la houlette d’un autre conquérant !
Sais-tu, Philip, que cet adorable pays, ce pays de forêts, de climat brutal, de solitude aux portes des vastes Russies, en est cette année, à sa quarantième année de liberté depuis le règne de Louis XV ? Hallucinant !
Il y a dès lors des langages péremptoires de l’ouest qu’il ne comprend pas. Et il a bien raison.

Cher Philip, nous en reparlerons longuement sans doute ….En attendant, n’oublie pas que nous avons rendez-vous à Paris bientôt, sur la terrasse ensoleillée d’un café  de ton choix. Histoire de donner un visage et un sourire  à notre amitié.
Et puis, l’automne polonais attend ton regard d’imagier et d’artiste ….Parce que je t’aime bien et que je ne voudrais pas, comme Koutouzov le fit à Napoléon, t’inviter l’hiver, t’entraîner très loin à l’est et dans l’hiver par des – 25 degrés !

Amitié vive et fraternité toujours
Bertrand

 

Image: Philip Seelen

09:00 Publié dans Correspondances avec Philip Seelen | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Puis-je me faufiler une nouvelle fois entre vous deux ? Mais rassurez-vous, je n'ai rien d'une envahisseuse. Cependant, ce qu'écrit Bertrand est tellement vrai que j'avoue avoir été surprise en découvrant il y a peu, le livre de Jozef Garlinski " Volontaire pour Auschwitz " ou la résistance organisée à l'intérieur du camp par quelques officiers polonais alors que nous avons la fâcheuse tendance nous autres français, à considérer les habitants de ce pays comme des victimes nées. Oui, décidément, l'information passe mal ce qui rend d'autant plus aléatoires les livres d'Histoire que nous consultons.

Écrit par : simone | 16.04.2009

Vous êtes la bienvenue, Simone, la porte vous est ouverte et n'avez rien de l'envahisseur.
Il y a effectivement une grille de lecture purement de "l'ouest".
Manière de se déculpabiliser d'une certaine et bien peu reluisante inertie, "avant" le cataclysme, et de se bomber le torse, "après".
Ici, j'en ai appris beaucoup sur la résistance polonaise...Notamment, quant à l'arme secrète, le V2, ancêtre du missile balistique, mis au point par les ingénieurs nazis et dont on ne dit pas un mot du travail des résistants polonais à ramasser, au péril de leurs vies, les débris d'explosion lors des tirs d'essai, débris qu'ils faisaient parvenir à Londres pour analyse... Pas un mot. Version officielle : ce sont les espions britanniques qui ont découvert l'arme terrible des nazis qui, menée à son terme, aurait pu inverser le cours de l'histoire...
Et tous ces génies allemands ont été gentiment priés de venir travailler aux USA, en Russie et en France, avec pour récompense l'absolution de leurs crimes.
Parmi eux, Heinz Bringer, qui inventera le moteur Viking des "Ariane".

Écrit par : Bertrand | 16.04.2009

Oui, ... quand on sait tout cela, je me demande comment des gens peuvent encore accepter de faire la guerre ? Les ennemis d'hier seront les alliés de demain et parfois, cela n'attend pas puisque souvent un pays réceptionne mortellement les armes qu'il a lui même fabriquées. Nous savons tous cela mais on continue et si ce n'est pas " chez nous " c'est ailleurs ... Tout récemment, j'ai assisté à une rétrospective musicale de l'oeuvre de Boris Vian et bien " Le déserteur " ne figurait pas au programme ... preuve qu'il dérange toujours et pourtant ! Cette politique en direction de l'Afghanistan me désespère tout autant que le Liban a pu me contrarier. Or les 3/4 des gens n'en ont strictement rien à faire. Du moment qu'ils ne sont pas directement concernés, les massacres peuvent bien continuer. Je ne comprendrai jamais. Que faut-il faire pour que les mentalités changent ? Je ne perçois aucune évolution possible. Pour revenir à Chirac dont nous parlions par ailleurs ... j'ai cessé de dire du mal de lui du jour où il nous a évité l'engagement en Irak. Si l'actuel avait été en place, nous y serions jusqu'au cou !

Écrit par : simone | 17.04.2009

Votre dernière assertion est parfaitement justifiée, Simone.
S'il faut retenir une chose positive de Chirac, c'est bien celle-ci.
Avec l'autre, nous y serons un jour jusqu'au cou s'il sévit au-delà de 2012. Je ne sais pas où. Mais nous y serons. C'est sûr.

Écrit par : Bertrand | 17.04.2009

Nous y serons forcément puisque voilà la France dans l'Otan.

Écrit par : Feuilly | 17.04.2009

CHER BIALA PODLASKA, ICI C'EST PARIS QUI VOUS ECRIT ...

Vieux complice, j'ai autorisé, dans le courant de cette nuit profonde, Madame Barbara Miechowka, Secrétaire Générale de la Communauté Franco-Polonaise de publier nos deux lettres sur le site de l'Association. J'espère que tu ne m'en voudras pas de m'être autorisé cette licence sans t'en référer tout d'abord. Tu trouveras ci-dessous l'échange de courriers entre cette gente Dame et ton serviteur, ainsi que la référence de la page où se retrouvent côte à côte nos deux lettres. Je crois, je suis sûr qu'elles sont entre de bonnes et sincères mains.

***********
http://www.communaute-franco-polonaise.org/?page_id=213

***********
Monsieur Seelen,

Je vous remercie de vos deux messages. Personnellement, j'ai admiré tout particulièrement la lecture pleine de sensibilité que vous faites des textes de Czapski. Que les Polonais admirent Czapski, dont j'ai entendu parler dès ma petite enfance, cela va de soi. Mais rien ne peut être plus touchant pour moi que le fait qu'une plume française parle si bien de l'expérience qu'il a transmise.

J'ai aussi beaucoup aimé la réponse que vous fait Bertrand Redonnet. C'est donc tous les deux que je remercie d'élever la réflexion sur le film de Wajda que Le Monde avait hélas ouverte d'une façon lamentable.

Cordialement
Barbara Miechowka

*********** Chère Madame Barbara Miechowka,
>
> j'espère que vous avez reçu ma réponse positive
> concernant votre demande de publication de me
> lettre sur le site de la Communauté franco
> polonaise dont vous êtes en charge en tant que
> secrétaire générale. N'ayant pas reçu de
> confirmation de l'envoi de ma première réponse,
> je vous confirme ici mon accord chaleureux à
> votre demande qui me touche. Je partage
> profondément l'émotion que suscite le drame de
> Katyn dans la mémoire vivante du Peuple Polonais.
> Auriez-vous l'obligeance de citer l'adresse du
> blog L'Exil des Mots de l'écrivain français
> vivant en Pologne, Bertrand Redonnet qui est le
> destinataire de ma lettre et qui a publié une
> réponse sur son blog.
>
> Dans l'attente de vous lire. Votre obligé. Philip
> Seelen

**********

Chère Madame Barbara Miechowka,

Joseph Czapski fait pour moi partie de ces figures généreuses, brillantes et humanistes que le XXème siècle a produites en Littérature et en Art comme puissants antidotes aux monstres pervers et sanguinaires qui ont jalonné ses décennies sanglantes et oppressantes. Et ces antidotes se sont révélés bien plus puissants que le Mal qu'ils ont victorieusement combattu.

Je pense comme cet arrogant monsieur Poutine que la chute de l'URSS est une des plus grandes tragédies que le XXème siècle ait connue.

Cet effondrement fut en effet une tragédie pour tous les hommes épris de pouvoir absolu, fascinés par l'exercice de la terreur sur les innocents, avides de génocides comme instruments de gouvernance.

Cet effondrement fut bien une des plus grandes victoires des êtres et des peuples épris d'humanisme, de vérité, de liberté et de justice.

Avec mes respects. Philip Seelen

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Voilà et la vie continue....à plus Cher Complice. Philip

Écrit par : Philip Seelen | 18.04.2009

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