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04.03.2012

1984

littérature1984. A force d’avoir lu Orwell dans nos lycées, on en avait presque peur, de cette année là. Qu’il nous tombe encore une calamité sur le coin de la gueule qu’on avait déjà pas mal cassée. Bon sang, qu’on se disait, où peut-il bien se cacher, le Big Brother ? Hein ? Où il est ? Quel sale coup il nous prépare, le fumier ?
On ne savait pas encore qu’il était en train de se mettre partout en place, doucement et sans effet d’annonce, sans bruit de bottes ni cliquetis de culasses automatiques. Matois. Sûr de lui au chevet de l’endormissement humain.

1984 bis. Pour nous, c’était surtout le retour de l’ennui après les joyeuses effervescences des années soixante-dix. On avait eu beau courir vite et à travers la montagne, on avait eu beau semer sur notre fuite Rimbaud, Vaneigem, Lautréamont et autres élixirs empoisonnés pour que le vieux monde en nous pistant en crève, il nous avait une nouvelle fois rattrapés par la peau du cul et on s’était arrêté sur le bord de la route, le cheveu encore long, l’œil encore un peu rêveur, mais essoufflé quand même, l’espoir en berne.
La social-démocratie au ventre replet battait son plein, pétait dans la soie et rotait du bourgogne grand cru. Les plus cons d’entre nous rosissaient de plus en plus et entraient un peu partout à reculons. C’est comme ça, le drapeau blanc des renoncements : la marche arrière. A votre bon cœur, tapez où bon vous semble !

1984 ter.  Maurois I est mort. Lui a succédé Maurois II, par la volonté de Mitterrand Ier au faîte de sa gloire mais dans une France qui patauge dans la crise, le chômage, la politique de rigueur, bref, tout le merdier habituel depuis que les hommes ont choisi la dictature  de la marchandise sur toute autre manifestation terrestre.
Les derniers Apaches se radicalisent, prennent le maquis... Quand le désespoir de construire n’a plus que le choix des armes pour détruire.

Nous, on leur fait un signe de la main, on leur souhaite bonne chance quand même, on les aime mais on ne les suit pas de ce côté-ci de la défaite.
Et on se retrouve dans des cafés à nous. Tu pouvais boire un coup à Amsterdam avec un gars comme toi que tu croisais par hasard, la main sur l’épaule, et le retrouver huit jours plus tard au Marsella, à Barcelone, devant une absinthe, toujours par hasard. Ça voulait dire que notre territoire était de plus en plus balisé et nos chemins de plus en plus étroits.
On s’en foutait des boniments de la crise. Je ne les répète même pas là, ces boniments. Vous les connaissez par cœur, parce que ce sont exactement les mêmes qu’aujourd’hui. Suffit juste d’ouvrir un journal ou une télé, si vous en avez une. Moi, j’en ai pas, de télé.

Les chroniqueurs politiques ont ça de génial quand même : Intemporels. Quantiques presque.
Un monde en crise, pour nous, c’est comme quand les loups se dévorent entre eux. On ne va pas les séparer, hein, risquer un coup de dents, donner notre avis, ramener le calme et négocier. Non, on reste sur notre cul et on attend - espoir bien vain - qu’ils s’égorgent jusqu’au dernier.
Nous, on se distille jusqu’au dernier. On n’arrête pas de vider des bouteilles et on fume des fumées qui devraient nous redonner de l’espoir, élargir notre champ de vision et réaiguiser notre sens critique. Mais finalement on s’endort un peu plus. Trop fatigués. Trop chimérique, tout ça…Le coeur n'y est plus.
Alors on se lève un à un dans un bâillement, on se salue, on s’embrasse et on dit qu’on rentre chez nous. Qu’il est tard.
Où ça chez nous ?
On a la trentaine bien sonnée, la tempe déjà un peu grise et on n'a jamais eu de chez nous. Les autres, les renégats, ceux qui ont mis leurs rêves en bandoulière et le pantalon sur les chevilles, ils sont déjà installés aux commandes. Les couilles molles ont tous couche molle.
Bon, ben, chez nous, on va trouver. Au hasard.
C’est comme ça qu’on s’est séparé.
On ne  s’est jamais revu. Ou alors quelques-uns et longtemps, longtemps après.
On n'a parlé d’aucun souvenir. Comme si tout ça avait été un ailleurs.
Les vaincus ne parlent jamais de leur guerre perdue entre eux.

2012. Pas de nostalgie. Aucune. Bien au contraire. Un certaine jouissance de l'ironie face à  la parole humaine, vide, chafouine, et qui prétend encore dire un monde qui s'est fait indicible.

08:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Le sujet de ce billet me plait beaucoup...et par son existence il démontre très bien à quel point la dernière phrase est inexacte, le monde n'est pas indicible puisqu'il est dit ici et que toi même l'écris, ce monde, si souvent. Je t'assure!
Ceci dit il sera peut-être indicible bientôt.
Quant à la nostalgie...Pourquoi s'en défendre? Ou alors quelle chance tu as de ne jamais l'être ! Moi ça m'arrive souvent, très souvent. Oui c'est une douleur, mais supportable, dans l'ordre des choses! Personnellement je suis furieusement nostalgique de certaines années, oui!

Écrit par : Sophie | 04.03.2012

Ce texte me rappelle le récit d'un résistant qui, une fois la guerre terminée, a convoqué ses codisciples pour leur dire « au revoir » et leur signifier qu'il ne les reverrait jamais. Il n'avait rien à leur encontre, ils étaient ses amis d'une cause commune, il tournait la page.
Je crois que de tout combat ou de toute expérience dans laquelle on s'est fortement impliqué, plus tard on ne parle jamais, qu'il se fût agi d'un combat solitaire, à plusieurs, qu'il fût vain ou simplement échoué sur la grève des souvenirs. En parler serait atténuer la couleur de ce qui à ce moment-là requérait la force que l'on mettait à la contribution de ce que l'on croyait invincible. Les deuils sont bien trop intimes pour se partager entre amis, même quand il n'y a pas de morts en cause.

Écrit par : ArD | 04.03.2012

Chère Sophie, je vois ce que tu veux dire. Et j'adhère à tes quelques restrictions, avec quelques nuances toutefois.
Le monde est effectivement traduisible. Il en va de notre liberté de parole et de jugement. Mais ce que je ressens - vraiment profondément - c'est que sa falsification est arrivée à un tel point de perfection que nul ne peut prétendre l'appréhender avec intelligence. Trop compliqué, trop virtuel, trop anéanti d'occultes intérêts que, dans notre critique, nous ne soupçonnons même pas... Il n'est plus traduisible que vu de sa fenêtre à soi. Ce qui n'est déjà pas si mal, me diras-tu, mais cette traduction ne saurait prétendre à la justesse de vue.
Nostalgie, c'est se souvenir avec douleur, tu le sais. Alors, non, je ne suis nostalgique de rien, Sophie. Ce que je regrette de ces années, ce n'est pas tant leur contenu d'espoirs bafoués ( étaient-ils bien fondés ces espoirs ? ) que le fait que j'ai, depuis, marché 30 ans de plus sur le chemin qui mène par-delà les horizons tangibles.


Chère ArD, j'aime toujours la précision intellectuelle de vos contributions. Il y a bien, effectivement, cette notion de deuil, mais de deuil accompli. Et cela rejoint ce que disait Sophie et ce que je lui répondais... Quand on perd un être cher ou quand un amour inachevé vous quitte, on dit qu'il faut oublier. Oui, mais oublier n'est pas effacer de sa mémoire, au contraire, c'est conserver sans la douleur.
De ces époques je me souviens donc comme des défaites, mais j'ai fait mon deuil de ce qu'elles croyaient porter d'espoirs et de "vivre autrement." Il n'y a que trois solutions face au monde : y participer, le combattre ou "vivre" à côté pour l'essentiel. Je dis bien vivre. Pas survivre.
Y participer, je n'ai jamais su faire, le combattre je n'en ai plus très envie, vivre à côté, je m'y efforce

Écrit par : Bertrand | 05.03.2012

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