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31.10.2008

Polska B dzisiaj - Chantier en cours -

PA260011.JPGJ’ai posé mon cul sur une pierre et mon dos repose sur le poteau rayé blanc et rouge qui marque le no man’s land, à deux mètres à peine de la rivière Bug.
Zone d’herbe folle et de sable.
J’ai posé mon cul hors de Pologne déjà mais pas encore en Biélorussie. C’est dire presque nulle part.
De l’autre côté, les mêmes poteaux, mais rouges et verts ceux-là. Deux drapeaux se font face dans la muette solitude des forêts et des champs, par-dessus une frontière liquide.
J’ai posé mon cul là.
Trois mètres en contrebas coule le Bug. Ses méandres ont dévoré les berges et les ravins creusés s’écroulent. La pierre roule et les parois dégoulinent. Des arbres sont en équilibre, une part de leurs racines suspendue dans l’air, l’autre désespérément accrochée à la terre rouge. Ce sont de vieux chênes aux ramures imposantes. Ils se penchent au dessus du vide et on dirait des géants aux prises avec les tentations du suicide et qui lanceraient les bras au ciel dans un dernier appel à l’aide.
J’ai posé mon cul là, à Neple.
Village tout de bois coincé entre le Bug infranchissable et les forêts. Je pense aux frontières. Il n’y a plus de frontières derrière moi. Que les plaines, les montagnes, les bois, les fleuves, les villes, les villages, les lacs, les rues, le vent, les rêves et les soucis d’un même espace politique. La voie est libre jusqu’à l’extrême sud de l’Espagne.
Plus de frontières. Plus d’explosion d’artillerie lourde, plus de terreurs incendiaires, plus de sang dégouttant sur les rides de la terre et plus d’épouvante hurlée sous la mort en furie. J’ai devant moi, avec cette rivière qui musarde entre ses gorges sablonneuses, ce pourquoi se sont entretués les hommes depuis qu’ils sont des hommes. Tout le débat des tueries tourne autour de l’endroit exact où doit être planté ce poteau rayé blanc et rouge et sur lequel je me repose, les yeux dans l’eau.
Ce poteau marque la fin d’une souveraineté et le début d’une autre. Il délimite le champ d’application des vérités et le moindre outrage à son égard ordonne réparation par le massacre. Ça me semble d’une désespérante simplicité.
J’ai pris appui sur la bombe qui a ensanglanté le monde.

Je suis de cette génération qu’on dit bénite des dieux pour être la première depuis que les temps sont humains à ne pas avoir vu déferler chez elle le fracas des armes. Puisque plus de vingt siècles n’avaient pas été suffisants pour déterminer l’emplacement exact de ces satanés poteaux, force fut bien de les mettre enfin au rebut. De guerre lasse.
Génération bénite des dieux, depuis ta naissance on s’est pourtant égorgé et mis les tripes à l’air sans retenue en Indochine, en Algérie, au Vietnam, en Cisjordanie, en Palestine, en Iran, en Irak, en Afghanistan, en Tchétchénie, au Liban, dans les Balkans et, aujourd’hui même, en Géorgie sans qu’on sache jusqu’où la poudre crachera la mort. Tout ça en soixante cinq ans. Autant dire sans relâche.
Alors c’est où chez toi ? Cette espace derrière moi ? Autant dire un mouchoir de poche. Je suis assis au bout de ce mouchoir. S’il me prenait la folie d’en sortir pour pénétrer en face, entre ces rangs broussailleux d’aulnes sauvages et de saules, une arme claquerait sans doute, avec ou sans sommations.
C’était une exigence, une condition sine qua non de l’entrée de la Pologne dans le mouchoir de poche : sécuriser à cent pour cent cette frontière qui ouvre sur tous les Orients, les extrêmes comme les moyens. La réciprocité s’applique œil pour œil, dent pour dent. Le poteau blanc et rouge est bien réel et revendique toute sa raison historique.
Et puis, les guerres sont-elles vraiment mortes ? En tous cas  les canons dans les têtes, eux, sont bien vivants.
Je me retourne.
Derrière moi vallonne un champ jusqu’à la route étroite et rocailleuse qui court de Terespol à Janow. Un vieux tank de l’Armée Rouge étrangement isolé est accroupi sur ce champ tel un gros crapaud endormi.
Un monument ambigu. Là comme dans presque tous les pays du bloc soviétique démantelé, s’est posée la question de savoir quel traitement réservé à ces chars de Staline, posés comme les témoins d’une armée victorieuse d’Hitler, certes, mais devenus symboles de la main de fer communiste.
Choix cornélien. Je me souviens du débat à Prague en mille neuf cent quatre vingt treize. Quelqu’un avait proposé de peindre un de ces chars en rose. De le tourner vers la fête. D’en faire une dérision. C’était plaisamment ménager la chèvre et le chou.
S’est posée aussi en Pologne la question du 8 mai, du 9 exactement. Le pouvoir post-communiste l’a supprimé en tant que  jour férié. Quelle mémoire veut-on ainsi ne pas transmettre ? On ne veut pas fêter l’arrivée de Staline. Bien sûr. Mais comment la Pologne du 1er septembre 1939, la Pologne de Treblinka, d’Auschwitz, de Majdanek et de Sobibor, peut-elle ne pas vouloir se souvenir de la défaite des bourreaux  qui firent d’elle un billot où tout le sang n'est pas encore coagulé ? Il y a là quelque chose qui me heurte profondément.
C’est parce que je suis un étranger. Je ne porte pas en moi cette blessure qui suppure toujours, l’insurrection de Varsovie d’août 44, les Polonais en train de se faire massacrer dans la ville, un à un, méthodiquement, tandis que l’Armée Rouge bivouaquait l’arme aux pieds aux portes de cette même ville, attendant patiemment que les Nazis en aient fini de leur ignoble boulot, fassent consciencieusement leur ménage ruisselant d’entrailles et de sang, tuent sans discernement telles des bêtes fauves, pour enfin entrer triomphalement dans une ville à sa seule botte. Un seul mouvement de cette armée et l’insurrection polonaise eût été pourtant un succès.
Mais on n’entre pas dans une ville que l’on se propose d’enchaîner, si elle est une ville victorieuse. Mieux vaut qu’elle soit vidée de son sang, mieux vaut marcher sur les décombres et le feu, enjamber les cadavres que de serrer la main d’orgueilleux vainqueurs.
Alors, forcément, un autre dilemme plus grand encore a surgi, et ce, dès la chute du mur. Comment en effet conserver l’énorme palais des sciences et de la culture érigé sur le cœur battant de Varsovie et offert par Staline aux Polonais ? Comment vivre sereinement à l’ombre monumentale de cette empreinte jetée sur la ville tel un gigantesque paraphe authentifiant le crime ?
De quelque côté que vous arriviez à Varsovie, la masse parallélépipédique de cette architecture très Kremlin s’impose à la vue. Elle monte à l’assaut des nuages et s’élance même au-delà par une fine aiguille.
J’ignore tous les tenants et les aboutissants de la polémique. Ce que je vois, c’est qu’on essaie de noyer cette lourde masse dans une forêt architecturale très moderne.
L’effet en est baroque. Comme un mot fautif mal raturé. Le remède quasiment pire que le mal.

Le décryptage de l’histoire plus récente fait aussi l’objet de controverses passionnées. Jaruzelski, le général aux lunettes noires, était-il ce dictateur impitoyable décrétant l’état de guerre et la loi  martiale pour étrangler le peuple et pérenniser le pouvoir des apparatchiks et des bureaucrates polonais ou, au contraire, prit-il ses décisions tyranniques pour éviter à son peuple l’humiliation subie par le printemps de Prague douze ans plus tôt ?
D’aucuns affirment avec force que l’histoire ne se répète pas, que l’Union Soviétique était alors exsangue, au bord du gouffre, que l’époque avait changé depuis soixante-huit, que les chars du Kremlin ne pouvaient pas envahir la Pologne, le pays du souverain pontife, sans  que le reste du monde, cette fois-ci, n’intervienne.
Jaruzelski est donc un tortionnaire qui doit répondre aujourd’hui de ses crimes devant le tribunal de la démocratie.
D’autres défendent becs et ongles la thèse inverse. Ils  rappellent avec force ce que le monde entier a vu : la flotte soviétique en manœuvres de débarquement sur les rivages de la Baltique et les troupes massées à la frontière orientale.
Et des détails plus microscopiques, vus seulement de quelques Polonais, resurgissent.
Un ami alors sous les drapeaux, donc le plus souvent en exercice en ces temps de troubles sévères, me certifie que de vieux numéros de la Pravda, chiffonnés et  souillés de merde, traînaient un peu partout au cœur de la forêt parmi les étrons. D'après lui, et en dépit du fait que j'en étais plié en quatre et, entre deux hoquets, tentais de lui dire que c'était là une lecture assez innovante, par le bas, des pages de l'histoire, cela constitue une preuve que les commandos russes étaient bien tapis dans l’ombre, prêts à museler le pays par la force si Jaruzelski ne se décidait pas à le faire lui-même.
Cette mémoire-là est polono-polonaise.
Ça n’est pas une mémoire théorique, acquise par les matériaux que laisse derrière elle l’histoire et lue dans ses archives, mais une mémoire directement enregistrée sur le vif, au coeur du combat pour la vie. Une mémoire douloureuse. Comme un deuil non encore refermé.
La mienne, de mémoire, elle remonte aux comités pour la Pologne, aux badges Solidarnosc et aux images des Polonais faisant la queue devant des étalages désespérément vides.
On ne confronte pas des images au directement vécu. Impossible alors pour moi de me faire une opinion tranchée.
Et ça n’est pas facile, une mémoire, quand les chemins en sont tortueux.
La mémoire, elle a besoin de grands boulevards, clairs et larges. De ceux qui ne transforment pas les présents en douloureuses cacophonies.
De ceux, aussi, qui font les imbéciles emmurés de certitudes.

 

12:13 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

"La guerre, disait La Bruyère, a pour elle l'Antiquité". En vous lisant, cette phrase m'est revenue à l'esprit. Cette phrase est son ambiguîté si grande, car on ne sait si le moraliste la condamne ou en salue l'autorité ou, comme c'est probable, fait les deux à la fois.

Écrit par : solko | 31.10.2008

" Alors, c'est où chez toi ? " Depuis que la guerre des grands en Algérie a poussée vers la mer l'enfant que j'étais alors, je ne suis plus de nulle part. Jamais plus on ne pourra me chasser. C'est aussi ça la guerre. Alors, plus de pays, plus de frontières, on prend conscience de la folie des hommes et l'on devient citoyen du monde.

Écrit par : Maca'dame | 02.11.2008

Cher Bertrand je découvre et parcours avec grand plaisir les épisodes de votre "Polska B dzisiaj" et non sans émotion car il est si rare de lire les impressions et pensées d'un contemporain "francophone-français" sur la Pologne d'aujourd'hui et particulièrement d'un exilé dans la Pologne B, cette Pologne paysanne et conservatrice dont seuls "les défauts" sont caricaturés par nos journaux et revues françaises et suisses dites "bien informées". Né en cinquante du vingtième je suis un vieux courtisan de la Pologne contemporaine, et depuis mon âge d'entrée en culture et politique, j'ai vécu passionnément les bouleversements de civilisation qui ont ébranlé cette nation sans discontinuer.

Je partage à Paris un atelier d'artiste avec un Photographe polonais ayant acquis aussi en exil la nationalité française. Nous sommes amis proches depuis trente longues et si riches années, tous les deux passionnés de photograhies. J'ai voyagé à de nombreuses occasions en Pologne pour l'amitié et le travail...je vous ferai part cher Bertrand de mes sentiments à la lecture de tous les chapitres de votre "Chantier en cours"...au plaisir de vous lire ici et ailleurs. Se fluctuat nec mergitur, il s'appelait les copains d'abord... en guise de salut. philip

Écrit par : Philip Seelen | 14.11.2008

J'en sais maintenant un peu plus sur votre parcours de vie après avoir lu sur publie.net votre " fragment d'autobiographie". Que la vie peut-être belle et tourmentée...en connaissance de cause. Chaleureusement. Philip.

Écrit par : Philip Seelen | 14.11.2008

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