26.12.2011
Polska B dzisiaj - Extrait-
L’automne flamboie.
Le jaune des bouleaux, le vert des pins et le rouge des chênes se disputent la vedette. Une huile au couteau. Une palette épaisse et si rude qu’il faut prendre du recul, sortir un peu de soi pour en goûter tout le langage. Pas comme cette aquarelle subtile de nos rivages où les vapeurs océanes diluent les couleurs et liquéfient la lumière qui ruisselle dans l’espace vide d’entre les choses, mais aussi sur ces choses elles-mêmes et sur nous-mêmes. Les paysages de bords de mer fusionnent le spectateur et le spectacle dans un même flux réfléchissant le monde.
Les paysages continentaux, eux, sont plus extérieurs, modelés par la terre et par une intelligence rustique entre les arbres. Le bouleau est un pionnier. Il arrive le premier au gré d’une saute septentrionale du vent et il dit que c’est là qu’il faut planter une forêt, que le sol est riche et que le sable est assez stable.
Le Polonais est un forestier. Il sait lire entre les troncs. Il souscrit aux indications du bouleau et plante là les pins qui feront des maisons, des granges, des fermes et des clôtures. Les forêts de l’est sont des gisements pour bâtisseurs.
Mais le chêne rouge a observé tout ce manège. C’est un erratique, un apatride, on ne veut pas trop de lui ici, trop lent, beaucoup trop flâneur dans sa croissance. Alors il s’incruste, passager clandestin des essaimages, magistral parasite des sylvicultures, arbre de proie.
Tout ce muet panachage de l’éclaireur du nord, du pin de construction et du bel intrus sans papiers, accompagne de lumière la route où cahote un cheval. Il est attelé à une sorte de carriole étroite tout en longueur, avec deux essieux, celui de l’avant savamment articulé. Deux sacs de blé dur y bringuebalent. Ils s’y promènent exactement. Derrière la carriole, piaffe le Renault flambant tout neuf d’une société ouverte au soleil couchant, PTAC quarante tonnes, en route vers la construction des paysages nouveaux, un demandeur d’autoroutes, un qui n’aura que faire de la lecture des bouleaux. Les époques ici se côtoient sans s’agresser, ne se poussent pas du coude, se superposent comme les sédiments de la géologie, se font des signes, sans moquerie, sans marque de supériorité et sans dédain. On sait bien que tout ça, ça va, d’accord, mais que ça peut venir aussi et on a l’air de penser qu’on ne sait pas trop bien qui, du cheval ou du Renault PTAC quarante tonnes, est finalement à contretemps.
Les champs sont immobiles.
On dirait que personne ne vient les éventrer et les bousculer dans leur torpeur. Ils sont comme des trapèzes, c’est pas pratique, un trapèze. Ils sont comme des triangles, ça a des angles aigus difficiles à investir, les triangles. A des quadrilatères difformes et sans angles droits, qu’ils ressemblent parfois. Rarement, très rarement, ils sont ces rectangles pragmatiques des grandes cultures de l’ouest et qui, vus d’avion, dessinent si bien la terre en un jardin impeccablement entretenu, un jardin à la française.
Nous sommes en route pour Janow Podlaski. Par association d’idées contraires, un vieux copain oublié depuis quelque trente années déjà, surgit dans ma mémoire tandis que je regarde ces champs silencieux qu’on dirait bien que ce sont les arbres qui commandent ici et pas eux, les champs. La lisière des bois dessine celle des cultures. Pas l’inverse. Mon copain un peu agriculteur, raisonnablement écolo, passablement anar, résolument fêtard, superbement enjoué et terriblement humain, c’est au sud qu’il habitait, sur la plaine toulousaine bousculée par le vent d’autan, le vent qui rend fou.
Il cultivait le maïs sur des terres qu’il avait en location. Mais tout le monde ici cultivait du maïs. La plaine immense n’était qu’un affligeant tapis de maïs. Alors je lui demandai un jour comment il faisait pour retrouver ses billes dans cet océan monocorde, monochrome, monopoliste, monozygote, monotone, mono tout de maïs. Il dit que c’était simple : il semait et récoltait toujours le dernier. Quand tout le monde en avait terminé, quand cette vaste étendue enfin mise à nue sous les désolations de novembre ne présentait plus qu’une parcelle ridiculement isolée en son beau milieu, c’est que c’était forcément à lui. Ce qui restait. Je crois qu’il a fait faillite.
C’est ce que font forcément les hommes qui, sous nos cieux, n’entendent rien à l’hégémonie des vastes jardins.
A intervalles réguliers, nous doublons une vache attachée à un pieu. Elle broute l’herbe du fossé à grands coups de langue râpeuse. Elle a de lourdes plaques de bouse séchée sur les cuisses et deux os saillants de chaque côte de la queue. L’herbe du fossé est à tout le monde et les champs sont trop maigres. Ou alors le propriétaire de la vache n’a pas de champ. Toute sa richesse est là dans cette vache en fragile équilibre sur un talus. C’est sa crèmerie. Son lait, son beurre, sa crème fraîche et sa raison de vivre au quotidien quelques heures qui lui sembleront utiles. Je pense aux stabulations, aux productions industrielles du lait, aux quotas, aux politiques de Bruxelles, aux prophylaxies vétérinaires et aux farines carnées.
D me dit qu’il y a quelques-uns de ces grands troupeaux dans la région, les fermes d’état de l’époque communiste prestement reconverties en entreprises privées. Le plus souvent par un ancien directeur qui a mis son savoir-faire au service du nouveau vent. C’étaient de vastes coopératives, moins rigides quand même que le kolkhoze.
Je regarde ces champs silencieux, ces quelques vaches éparpillées une par une pour quelques litres de lait familiaux, des vaches du néolithique. Je regarde ces arbres en feu de la forêt panachée, ces maisons en bois exactement comme je m’imaginais les isbas et ces vieilles femmes accroupies devant qui nous voient passer d’un œil évanoui et je me dis que j’ai devant moi un monde qui a connu mes espoirs frelatés de jeune lycéen, un monde qui a vu le communisme et qui n’en dit pas plus que ça.
Ces vieilles femmes-là ont vécu Staline. Je me demande ce qu’elles en pensent, de leur jeunesse. Le dictateur disait que vouloir installer le communisme en Pologne, c’était vouloir mettre une selle à une vache. Se sont-elles laissées seller, ces vieilles dames ? Etaient-elles des rebelles ou des communistes ? Ou bien s’en foutaient-elles de tout ce charabia et qu’elles ont simplement vécu leur vie de femmes polonaises de l’est, à cheval sur deux mondes, la terre sous leurs pas encore tout tremblante et tout fumante des grands tumultes de l’histoire ? Que savent-elles de notre automobile qui passe et du monde qui leur a échappé ? Elles ne sont probablement jamais allées plus loin que le bout de cette rue ou la profondeur de ces champs, mais elles sont allées où je n’irai jamais.
En sont-elles vraiment revenues ?
J’ai souvent dit qu’ayant marché à l’envers, d’ouest en est, je goûtais ici les charmes succulents d’un retard accumulé sans avoir eu à en souffrir les désagréments, le pays bouclé derrière le rideau de fer et fermement bâillonné, les étalages quasiment vides, juste pourvus du strict nécessaire, même si je sais que la dérive communiste a été un peu moins tyrannique ici que dans les autres pays du pacte de Varsovie. L’agriculture, par exemple, n’y a pas été entièrement collectivisée. Les petits paysans y avaient gardé leur maigre lopin en propriété privée et ils y ont vivoté tant bien que mal. En autarcie, sans doute. Pourquoi ? Je ne sais pas.
Norman Davies dans son histoire de la Pologne en donne quelques explications qui ne me satisfont pas entièrement. Il dit par exemple qu’on peut conduire un Polonais jusqu’à la rivière mais qu’on ne peut pas l’obliger à y boire de l’eau. Et un Tchèque alors, ou un Roumain ? Peut-être parce qu’on ne met, effectivement, pas une selle à une vache. La métaphore de Staline était pourtant à caractère on ne peut plus méprisant.
Je trouve donc cette campagne polonaise pas encore aplatie par le rouleau compresseur des productions hystériques, belle. Parce qu’elle ressemble à la campagne de mes premières années, à mon berceau, avec une agriculture vivrière, des petits champs clôturés de haies, des chevaux, des volailles à l’épave et des gens nonchalants. Je la ramène à moi, à mes nostalgies, à la recherche de mon temps perdu. C’est immoral peut-être. Mais à tout bien considérer, ça ne veut rien dire quand je parle de retard aux charmes désuets. C’est quoi le retard en économie ? Le retard sur quoi ? Sur des plaines réduites au silence des oiseaux par des fous furieux qui arrachaient il y a quelques années encore tout ce qui entravait d’un centimètre l’envergure de leurs semoirs et qui réclament aujourd’hui qu’on les paie pour replanter des haies ? Le retard sur une récolte faramineuse de tonnes et de tonnes de céréales poussées sur des engrais, tellement d’engrais que le sol n’est plus qu’un support relatif, qu’il pourrait tout aussi bien être du carton, du papier, du bois pourri, de la merde de chat, pourvu qu’il soit malléable ?
Mon voisin paysan dit qu’il récolte bon an mal an, trente cinq, quarante quintaux de blé à l’hectare. Il en cultive sept.
J’ai la bouche bée comme un âne bâté.
Quarante quintaux, c’est pas bien ? qu’il dit, mon voisin un peu vexé.
Je dis que les exploitants agricoles de France, du moins ceux de la côte atlantique, parviennent à quatre vingt dix, voire cent quintaux.
Il rigole. Il me prend soudain pour un hâbleur qui aurait la nostalgie de son pays et qui verrait tout en rose des choses de là-bas.
Je persiste et j’enfonce le clou : En plus, ils ont au moins chacun cent hectares à moissonner. Ça, j’en suis pas sûr mais j’annonce de gros chiffres pour qu’il mesure le schisme qui le sépare de ses soi-disant collègues de la famille européenne.
Mais qu’est-ce qu’i font de tout ça ?
Du savon, de l’huile, du rouge à lèvres, des crèmes.
Tes gorets en crèveraient de bouffer leur richesse.
Alors, en retard sur quoi ?
Du retard parce qu’il n’y a pas d’autoroutes ? Immoral jusqu’au bout, que je suis, parce que j’espère qu’il n’y en aura jamais, d’autoroutes. Ça fait hurler d’indignation Marian, un copain francophone et pourtant francophile convaincu. Un égoïste, que je suis ! Parce que, nous, à l’ouest, on a construit des milliers de kilomètres d’autoroutes qui ont détruit des bois, des vallons, des marais, des vallées, des écosystèmes, sans être emmerdés et maintenant qu’on a à peu près fini, on pond des normes, on pond Natura 2000 et on nous empêche de nous équiper convenablement !
C’est un peu vrai…
C’est une question d’arriver à l’heure ou pas au rendez-vous des grandes prises de conscience collective.
In petto, ça me fait penser, sur une échelle sans commune mesure, aux pays qui ont fait péter des bombinettes à tout va pour leurs essais nucléaires, un peu partout dans le monde, Mururoa pour la France, des pays qui ont bien empoisonné pour des milliers d’années leur coin de terre, et qui, une fois bien mises au point leurs armes apocalyptiques, ont tout d’un coup crié aux autres : Stop ! On arrête de jouer avec cette saloperie, c’est trop dangereux, vous ne savez pas faire, vous n’êtes pas adultes, vous en feriez mauvais usage !
Parce que nous, superpuissances nucléaires, c’est pour en faire bon usage ?
C’est pour nous défendre.
Ah ? Et les autres, ils peuvent pas se défendre ?
Personne ne les attaque.
Ah bon ? Et nous, on nous attaque ?
On pourrait nous attaquer.
Avec des fourches alors, ou des manches de pioches.
C’est ce qu’on appelle l’équilibre mondial.
Je ne réclame pas qu’on généralise l’arme nucléaire. J’aimerais que personne ne l’eût jamais eue.
Pour en revenir à l’indignation de Marian, je dis quand même que j’espère simplement que le développement sera ici plus intelligent que chez nous parce qu’il aura su lire nos erreurs. Farouche, il poursuit que nous avons eu le plan Marshall, nous autres. Eux, ils risquaient pas de l’avoir. Marshall reconstruisant Staline….La Pologne est pourtant le pays au monde qui a payé, au niveau de la destruction humaine et matérielle, le plus lourd tribut à la guerre.
Des autoroutes pour quoi faire ? Pour aller où ?
Il me semble que je suis déjà au bout d’un monde et il est trop tard pour être au commencement d’un autre.
Et puis le retard, il est ailleurs.
Il est dans les têtes et il surgit par les regards. Il est un retard de vaincu par les chaos de l’histoire. Plus grand-chose à attendre des hommes, ici. Alors on se tourne vers le ciel.
Qui en prend à son aise.
Qui aplatit lesdits hommes face contre terre.
12:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
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