06.08.2008
Gerhard, jardinier
J’ai laissé en France un tas de petites affaires, de ces petites affaires qu’on met dans des tiroirs qu’on n’ouvre plus parce qu’on n’a plus envie d’ouvrir des tiroirs, parce qu’on n’est plus soi-même qu’un tiroir et que dans ces tiroirs aussi y’a des lettres de créanciers, des lettres malveillantes de banquiers irascibles, des rappels à l’ordre à cotiser, que sais-je encore ?
Et dans tout ce fourbi de l'insouciance, y’a d’autres affaires qui n’ont rien à y faire : des cahiers écrits, des pages gribouillées, des bouts de partitions inachevées, des photos, des disques, des cassettes audio…
En visite ici début juillet, mon fils m’a ramené une de ces cassettes audio. Une vieille cassette audio comme on n’en voit plus.
Avec une photo aussi, deux hommes se tenant par l’épaule et deux enfants devant eux, sur le perron d'une maison ensoleillée.
Deux documents auxquels je tenais pourtant et que j'avais abandonnés sur ma route. Deux documents par eux-mêmes et par le sentiment ému qui me lie à l’homme dont je les tenais.
Un soir à Vaison-La-Romaine au pied du Mont Ventoux, en 2003 je crois.
Il y avait là des livres, des gens et des chants. Un homme aux cheveux blancs qui crantaient, le visage toujours souriant, de ces visages ouverts qui vous donnent tout de suite envie d’ouvrir vos bras.
Nous nous sommes liés d’une éphémère camaraderie. Nous avons bu pas mal de verres de Côtes-du-rhône ensemble, nous avons déjeuné aussi. Nous nous sommes racontés. Lui plus longuement que moi. Sans fioritures ni nostalgie surfaite. Et pourtant…
Gerhard qu’il s’appelait et que j’espère qu’il s’appelle encore. Allemand de son état civil.
Par un dimanche gris d’hiver, dans l’est de la France, j’ai oublié précisément où, sur la frontière je crois, Gerhard en vadrouille avait voulu se restaurer dans une auberge isolée.
La porte était ouverte. Il était entré.
La tenancière était alors précipitamment venue à sa rencontre et lui avait dit, gentiment mais l'air un peu gêné quand même, que l’établissement était fermé.
Qu’elle en était bien sûr profondément désolée pour lui.
Gerhard avait fait une longue route et il lui en restait encore beaucoup à faire. Il avait faim. Il s’apprêtait à demander très poliment à être servi malgré tout, même d’un repas froid.
Car au fond de la salle un peu obscure, quatre personnes se restauraient pourtant en riant et en blaguant.
Avant même que Gerhard n’ait eu le temps de formuler sa supplique, un homme trapu et abondamment moustachu s’était levé de la table et était venu dire à la patronne des lieux, avec un fort accent du midi et tout sourire :
- Hé, bien sûr que c’est ouvert, puisque nous sommes là. Madame, mettez pour cet homme un couvert à notre table. Il va déjeuner avec nous.
Et prenant Gerhard par l’épaule comme un vieux camarade, l’homme l’entraîna jusqu’à sa table.
Il déjeuna copieusement avec les quatre personnages qui plaisantaient beaucoup et qui parlèrent avec lui des choses simples ou plus compliquées de la vie qui passe.
C'est ainsi que Gerhard en vint à confier qu'il n'avait pas de travail.
Le moustachu débonnaire lui demanda alors s’il aimait s’occuper d’un jardin. Quoique surpris, Gerhard dit que oui, il savait, il aimait bien ça même.
Alors, sans plus d’ambages :
- T’as trouvé du travail, Gerhard. Je t’embauche pour entretenir les extérieurs de ma maison en région parisienne. D’accord ?
Ainsi fut fait. Et pour longtemps.
Quinze ans.
Gerhard devint le jardinier d’un certain Georges Brassens.
Et il m’a confié à moi :
- Georges n’avait pas besoin de jardinier. Dans son jardin, fallait toucher à rien, fallait laisser les herbes faire ce qu’elles voulaient, qu’elles vivent leur vie d’herbes. Il n'y avait rien à faire. Nous sommes devenus des amis. Chaque fois que je voulais prendre une binette ou un râteau, Georges tempêtait : - Qu’est-ce que tu vas encore me saccager ? Laisse ça tranquille ...
Véridique. Mon histoire comme la sienne. Corne d"aurochs m'a confirmé plus tard.
Et la cassette ? Un soir de fête, Brassens s'évertuant à chanter « le Fossoyeur » en allemand. Un mauvais enregistrement pris sur le vif, mais le seul de Brassens en allemand.
Et la photo ? Une vieille photo de Gerhard avec ses deux enfants et Brassens, pipe au bec et le bras posé sur son épaule.
A Crespières.
Aujourd'hui, tendre salut à vous deux, vieux compagnons !
15:33 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Il n'y a pas de hasards : vous avez rencontré Gerhard, et peu importe de quelle façon, l'essentiel, c'etait la rencontre, et cette photo en témoignage, ainsi que le souvenir qu'elle a laissé en vous. Brassens avait ce don très rare d'attacher entre eux les gens qui l'aimaient. D'attacher et de réunir entre eux ceux qui continuent de l'aimer longtemps après son départ. On dirait de lui, maintenant, qu'il possédait un charisme peu commun. C'était plus que cela. Oserais-je parler d'un mystère Brassens ? Merci pour le partage :)
Écrit par : Lise | 06.08.2008
A dire vrai, ça n'était pas un hasard.
C'était au festival de Vaison, annuel et consacré à Brassens. J'y suis allé plusieurs années de suite en tant qu'auteur et c'est là que j'ai rencontré Emile Miramont( dit Corne d'Aurochs), René Iskin, premier compagnon de Brassens à Bassdorf, Pierre onteniente, dit Gibraltar, son secrétaire pendant plus de trente ans et qui habitait l'Impasse Florimont.
Le cousin de Brassens aussi, puis Victor Laville, Mario Poleti, etc...Toute une correspondance avec tous ces gens-là...
J'ai aussi fait la connaissance du petit fils d'Antoine Pol. Hummmm, pas à la hauteur du poème du grand-père, le gaillard, mais sympa.
Et dans tout ça, Gerhard, un peu paumé, isolé, un type comme je les aime. vrais.
Le mystère Brassens, c'était tout simplement sa soif de l'autre, la gentillesse.Quelque chose de profondément humain en lui; de vital.
J'ai dû croiser le fer avec des cathos qui, pour ces qualités là, voulaient en faire un des leurs.
Parce qu'ils ont le monopole de la générosité, les ratichons !
Écrit par : Redonnet | 07.08.2008
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