22.04.2013
Souvenirs
Quentin est un bûcheron.
Dans la forêt de Benon, il pratique des tailles blanches, orientées nord-sud, dans d’immenses parcelles de chênes noirs, d’érables et de gros noisetiers.
Il coupe des bandes larges de dix mètres, laisse dix mètres de forêt et ainsi de suite. Dans ces bandes, sitôt sa récolte débardée en grumes ou en stères, des machines essouchent, d’autres percent des trous où des essences nouvelles sont replantées.
Des merisiers, des noyers, et une fois, des chênes truffiers, à titre expérimental.
Ce qui fait ricaner Quentin. Comme il avait ricané à la barbe de l’ingénieur forestier, il y a cinq ou six ans de cela, pour les eucalyptus.
- L’orientation est parfaite et le terrain est bon, avait dit le jeune ingénieur.
- Ils gèleront, avait prédit Quentin.
- Ils peuvent supporter jusqu’à moins dix. C’est exceptionnel chez nous. Tous les vingt, vingt cinq ans, et encore…
- Et ils sont exploitables au bout de combien de temps, vos eucalyptus ?
- A peu près vingt ans. Le terrain est bon, avait répété le jeune homme, au demeurant fort sympathique et qui, quand il n’était pas en train d’échafauder de nouvelles erreurs en prenant des échantillons de terre et en calculant des orientations, était d’un agréable commerce et aimait s’entretenir avec Quentin.
De politique, de livres, de nature. Ou alors d’histoire. Celle du XIXe surtout.
Ils s’asseyaient alors autour de la petite table de la cabane où Quentin rangeait ses outils et faisait réchauffer son déjeuner. Là, ils sirotaient un verre de vin chaud ou alors, si l’heure était propice, ils allaient manger un morceau à Saint-Georges, chez Mémène, petit établissement sombre, aux plafonds bas, où la lumière ne s’éteignait jamais et qui faisait tout : café, restaurant, coiffeur, bureau de tabac, grainetier, dépôt de pain, épicerie.
- Ça tombe mal, avait encore moqué Quentin à propos des eucalyptus…Voilà bien longtemps qu’il n’a pas gelé comme ça chez nous. Si vos prévisions sont justes, ils ne passeront pas au travers.
L’ingénieur l’avait chahuté et traité d’emmerdeur pragmatique. Il avait assuré aussi que rien, dans les climats, n’était systématique.
Sauf que, au tout début de janvier, le quatre exactement, sous un ciel livide, le vent avait brusquement tourné au nord. Un blizzard épouvantable qui avait fait se tapir, gémir et trembler les chiens de ferme au fond des granges.
Huit jours d’un froid polaire avaient momifié la campagne. Les rivières et les canaux étaient devenus durs et les vieux disaient qu’ils avaient déjà vu ça, autfoué, pendant la guerre évidemment. Mais les vieux ont toujours ce privilège de l’âge de prétendre avoir tout vu, comme s’ils se plaisaient à vouloir banaliser l’exceptionnel et comme si cette banalisation était de nature à conjurer leurs peurs.
Il n’en reste pas moins que des canalisations d’eau avaient éclaté, que les camions étaient restés coincés sur les routes, leur gas-oil gelé, et que sous les épaisses rangées de houppiers alignées le long de chaque coupe, Quentin avait ramassé par dizaines des cadavres d'oiseaux - grives, merles, mésanges, rouge-gorge - que l'énergie d'un dernier désespoir avait traînés jusqu’à ce fragile abri.
Petits squelettes de plumes et d’os.
Quatre hectares d’eucalyptus avaient grillé sur place, foudroyés par la morsure d’un gel à fendre les pierres.
On avait tout arraché. Au printemps, lorsque Quentin en avait fait d’immenses brasiers, les feux avaient embaumé les sous-bois d'une odeur de pastilles de pharmacie.
Et l’ingénieur n’avait plus reparlé d’eucalyptus. En lieu et place, il avait mis des merisiers. Plus rustiques, disait-il. Mais les chevreuils, en dépit des protections installées autour de chaque plant, grignotaient une à une, méthodiquement, chaque nouvelle pousse. Alors, on avait clôturé les parcelles replantées.
- Une fortune, avait grogné Quentin en haussant les épaules.
- Une fortune, avait rétorqué malicieusement l’ingénieur en embrassant d’un geste fier les plantations gaillardes et toutes ces belles ramures vert-tendre, soigneusement alignées, que la brise de mai faisait trembloter.
Et ils avaient échangé un clin d'oeil, ils s'étaient amicalement toisés, comme si ça les amusait de rejouer la scène, en la tournant en dérision, de l'éternelle différence d'appréciation entre celui qui pense la besogne et celui qui besogne la pensée.
14:12 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Magnifique texte, Bertrand.
Du point de vue de la langue, donc de la littérature et puis du fond. Un régal comme tu parles des arbres,des paysages et de l'humain.
J'irais bien manger un morceau chez Mémène...
Écrit par : Michèle | 23.04.2013
Ah, c''est fermé ! Depuis longtemps, je pense ... Mais c'était bon, cuisine dite familiale.
Écrit par : Bertrand | 23.04.2013
Une nouvelle variation sur la querelle des anciens et des modernes, en quelque sorte.
Dans laquelle, à la finale, on constate que tout n'est pas à jeter, tout n'est pas bon à prendre.
Ce n'est que l'ignorance l'un de l'autre qui mène à l'erreur.
En tout cas, comme Michèle (bonjour, Michèle !), j'aime beaucoup ce texte, également.
Otto Naumme
Écrit par : Otto Naumme | 26.04.2013
Y'a un peu de ça. Ce texte est (assez) rigoureusement autobiographique. Et c'est moi l'ancien, là-dedans. Booooooooooohhhhh ( pleurs)
Écrit par : Bertrand | 26.04.2013
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