17.07.2014
Entre le crime et la beauté
Le lieu que j’habite de mes jours et de mes nuits ne fait pas dans la demi-mesure : il côtoie en même temps, avec Białowieża, la perle rare, la merveille unique en Europe, et, avec Majdanek, Treblinka et Sobibor, l’horreur. D’un côté, les splendeurs de la géographie, de l’autre les atrocités de l’Histoire.
L’horreur et la merveille ont cependant ceci de commun qu’elles sont des pans de la mémoire ; la première celle de la plus effroyable barbarie que n’ait jamais conçue et réalisée le cerveau humain, la seconde de ce que fut l’immense forêt post glaciaire antérieure à la forêt hercynienne, et qui recouvrait toute la plaine européenne, des Ardennes aux steppes orientales.
Quand il m’arrive d’aller vers l’horreur, pour accompagner quelqu’un qui veut se souvenir et s’y recueillir, quelque chose de moi souffre en profondeur qu'il serait vain de vouloir transmettre.
Je n’ai cependant pas honte d’être un homme ni d’écrire des poèmes, ni de composer des chansons ou des histoires romanesques après ces camps, comme certains connards de l’intellectualisme de bon aloi l’ont déclaré pour eux-mêmes. Une fausse déclaration, bien sûr. Car je sais que les idées qui ont fait ça, ces idées qui circulent encore masquées de-ci, de-là, qui prennent parfois des formes onctueuses, non seulement n’ont jamais été les miennes mais que même je les ai combattues toute ma vie, qu’elles soient latentes ou manifestes, au point d’y laisser des plumes. Je n’ai donc absolument aucune responsabilité devant l’Histoire et devant les hommes, en tant qu’être vivant par hasard, quant à ce qui se passa ici de tellement effroyable. Dire qu’on compatit en jugeant l’homme d’essence diabolique et que chanter des poèmes ou des romans après la catastrophe est indécent, participe, justement, de l’indécence crasse, des fausses postures intellectuelles et de la fausse conscience qui, parce qu’elle est fausse, a toujours les allures de l'absolue vérité.
Mes tripes sont saines et, avec elles, ma tête, donc, je laisse aux pleurnicheurs éculés (la tentation est grande d’insérer ici un petit n entre le e et le c)le soin de s’égarer dans je ne sais quel sentiment abscons d’une responsabilité feinte. Il faudrait qu’ils sachent d’abord ceci, ces curés sans soutane de la repentance incongrue : la complicité avec les crimes nazis commence par l’allégeance qu’on fait dans son existence à la suprématie de l’Idée, quelle qu’elle soit, sur l’immédiat vivant.
Quand il m’arrive d’aller vers la merveille, le recueillement est tout autre, bien évidemment. Là encore, il est difficile de dire cette émotion que l’on reçoit devant la forêt primaire. C'est une majesté, une cathédrale sans l’embarras d’un dieu. Là sont les bisons, les loups et les lynx ; là est le repaire naturel pour tout ce que l’homme a tenté de rayer de la surface de sa planète.
Et deux écoles s’y affrontent.
L’une dit que la forêt est un organisme autonome qui se régénère seul, qui a sa logique vivante et sa propre stratégie pour assurer sa pérennité.
L’autre dit qu’une forêt sans les hommes pour y faire sa toilette, pour éliminer les sujets malsains, meurt à plus ou moins longue échéance.
Et je contemple tous ces arbres géants, tombés ou encore debout, mais morts. C’est à la fois un spectacle grandiose et effrayant. Vingt-cinq pour cent des peuplements de la Réserve intégrale de Białowieza sont morts et à côté de ces cadavres végétaux sur lesquels vivent des insectes et des champignons qu’on ne retrouve nulle part ailleurs en Europe, croisent et se balancent les pins, les ipécas géants et les cèdres de cette lisière méridionale de la Taïga… Jusqu’à quand ? Déjà un siècle qu’aucun homme n’a touché à cet environnement. Qu’en sera-t-il dans trois siècles ? Si les effets du temps sur la vie sont mathématiques, il n'en restera rien. Mais le sont-ils ?
Oui, dit l’école forestière. Non, dit l’école environnementale et de la recherche scientifique.
Je n’en sais rien. Mais je trouve, en dépit de la beauté de Białowieża, que le risque est gros.
Très gros.
Et je me souviens qu’on m’avait dit, il y a fort longtemps, dans les Vosges, alors que je contemplais la vénérable robustesse de la forêt : la forêt n’existe pas, monsieur. Il n’existe que de la sylviculture.
Si, monsieur, la forêt existe. Je l’ai rencontrée à Białowieża.
Mais combien de temps résonnera-t-elle du brame du cerf, du meuglement du bison et des hurlements du loup sous la neige et dans le vent ?
Elle seule le dira. Là est son indéchiffrable souveraineté.
08:58 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, écriture | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
On ne peut que préférer la beauté au crime, à moins d'avoir l'esprit tordu.
Votre forêt ainsi dépeinte met l'eau à la bouche...
Écrit par : solko | 17.07.2014
Le meilleur moyen de faire disparaître une forêt reste quand même de la couper soi-même...
Diable, je suis étonné de la position de "l'école forestière". En trois siècles, vous aurez eu juste le temps d'atteindre le cycle de vie d'un sapin ! Il est vrai, je crois, qu'une forêt n'est pas stable... mais une mer et montagne ne le sont pas non plus ! La forêt Vosgienne date de plusieurs milliers d'années. La forêt évolue, la Hêtraie-Sapinière actuelle des Vosges a remplacé l'ancienne Chênaie-Charmaie... et oui, à la fin, elle laissera sa place...
On peut aussi faire des choses très belles en sylviculture.
Je vous souhaite que le loup hurle encore longtemps dans les bois de Białowieża. En France, on n'en veut pas.
Écrit par : Benoit | 08.08.2014
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