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26.11.2012

Appel des 451 : réflexions

littératurePour être de très bonne qualité, la brochure Querelle des modernes et des modernes éditée par l’atelier réponse du collectif des 451, ne m’en inspire pas moins quelques réflexions critiques et commande, selon mon sentiment, qu’y soient apportés quelques éclaircissements.
La première évidence soulignée par les auteurs est que le livre est une marchandise. Esquissant un sourire, je reconnais ici le procédé employé par Marx pour attaquer son étude sur Le Capital ; procédé détourné par Guy Debord pour attaquer lui-même sa théorie de La Société du spectacle.
La notion de marchandise est pourtant, toujours et partout, à la fois trop vaste et trop restreinte. Je demande donc toute votre indulgence pour les quelques considérations basiques – et sommairement abordées - qui suivent sur le sujet. Si je m’y attarde c’est parce que certains des termes reprécisés reviendront dans la suite de mon texte, sans qu’il me soit alors nécessaire d’éclaircir la signification précise que je leur donne.
Préétablie, ma réflexion  suivra le schéma :
- La marchandise
- Le numérique et internet
- Le chaos vécu par les auteurs : responsabilités et limites tangibles pour y habiter encore
- Une piste : la mise en commun des volontés pratiques.

 LA MARCHANDISE

Depuis le temps qu’il y a des hommes qui se sont mis en devoir de transformer leur environnement en vue d’assurer leur maintien, - autrement dit de travailler - et qui s’échangent les produits de leur travail, il y a des marchandises.
Le travail, lui-même marchandise en ce qu’il négocie un savoir-faire contre des émoluments destinés à assurer la survie du travailleur, est le seul et incontestable père fondateur de la marchandise. Le mauvais sort fait à cette marchandise par la critique, sa mauvaise réputation, est venu du fait que, produit d’un travail inégalement fourni, elle s’échange de façon inégale, et même inique. Ce n’est donc pas en soi que la marchandise est critiquable mais par l’organisation économico-sociale qu’elle génère et dont elle se nourrit pour assurer sa pérennité. Là où elle est, en quelque sorte, entachée d’une certaine immoralité qui ne nous convient pas et entrave notre plaisir à vivre.
Le but premier de l’échange des marchandises, reprenant en cela le jeu social du troc, est de satisfaire des besoins ; besoins qui se sont avérés être de plus en plus lourds au fur et à mesure que l’homme s’avançait dans la transformation de la nature, tant que, très tôt, il se trouva ne plus être en mesure de les satisfaire par sa seule activité et fut contraint d’avoir recours à une multitude d’activités déléguées à une multitude de gens. Le cueilleur et le chasseur disparurent, en tant que tels, sitôt la révolution néolithique accomplie, c’est-à-dire aux prémisses mêmes de l’ère de la séparation activité humaine/conservation stricto sensu de la vie.
Cette séparation s’est concrétisée par l’introduction dans les rouages sociaux de la notion de «métiers», mot au parcours édifiant. Comme pour tous les concepts de la langue, jeter un coup d’œil sur son histoire nous en apprendra plus sur sa sémantique profonde que tous les discours. Il est issu du latin ministerium, désignant « le service », « la fonction », principalement en parlant du « service divin », avant de s’appliquer, dans son sens contemporain, à la fille de joie, une femme de mestier. Ce n’est qu’au cours du XIIe siècle qu’il désigna, par déduction et extension, enfin l’exercice d’une profession ou d’un art.

CQFD.
La séparation a évolué très lentement, vous le savez tout comme moi, jusqu’à cette époque qu’on se plait encore à appeler niaisement la révolution industrielle, c'est-à-dire jusqu’à l’arrivée de la grande technologie dans la production intensive des biens et qui ne fut rien d’autre – mais c’est gigantesque - que la victoire d’un système sur toutes les autres formes et initiatives de production, celui du capital n’agissant plus que pour son propre compte au mépris total des besoins et même en les inventant afin qu’ils suivent servilement la courbe des inventions de la production, de plus en plus performante et sophistiquée.
Le besoin érigé en outil de production, tel fut le génie premier du capitalisme.
Il faudrait dès lors dire que les déboires actuels du livre ne sont pas dus au fait qu’il soit une marchandise - il l’a toujours été comme toutes les œuvres d’art pénétrant dans un circuit social et qui, ce faisant, s’acquièrent ou se laissent voir en échange d’argent - mais au fait qu’il est devenu une marchandise de notre époque, c’est-à-dire une marchandise exclusive. Comme pour toutes les autres marchandises, ceci s’est naturellement fait au détriment de son objectif premier qui était, je le rappelle au risque d’être ennuyeux, celui de satisfaire des appétits.
Or une marchandise qui n’est plus qu’une marchandise, c’est-à-dire qui n’a plus de saveur objective et se soucie comme de Colin tampon du plaisir qu’elle peut procurer à son acquéreur, ne poursuit pas d’autres buts que de générer du profit financier pour ceux qui contribuent à l’élaboration de son statut ou savent s’en satisfaire, en même temps que la ruine de ceux qui s’opposent à ce statut nouveau et, rêveurs obsolètes, tentent de lui redonner les raisons d’être, acquises au  berceau.
Toutes ces considérations primaires pour dire, oui, le livre est une marchandise, la production intellectuelle, poétique, romanesque est une marchandise qui a perdu sa fierté initiale d’en être une. Ce statut de marchandise initiale n’était cependant pas son entité, mais son moyen de locomotion pour circuler dans le grand corps social.
Et c’est bien ce statut initial que nous (1) réclamons. Sinon, écrivons des manuscrits, photocopions-les à des milliers d’exemplaires, prenons notre bâton de pèlerin et déposons les dans les halls de gare, les boîtes aux lettres, sur les bancs des jardins publics et des métros, sur les tables de café, bref, écrivons des tracts.
Vouloir donner aux produits de l’intelligence humaine une dimension qui ne soit qu’humaine, c’est-à-dire vouloir les débarrasser de leur carapace marchande pour y retrouver toutes les joies de la création, toutes les fraternités du don contre don, tous les apaisements de la gratuité d’une vie faite pour être vécue et non plus gagnée, est le projet d’une révolution sociale qui n’interviendra, (si tant est qu’elle intervienne un jour, ce dont je doute très fort) alors que la poussière et la souffrance des siècles et des siècles auront déjà passé sur nos squelettes. Le monument aux morts de tous les hommes au grand cœur qui se sont éteints sans jamais n’avoir vu le moindre soupçon de la moindre prime aurore de leurs espérances est trop grand, trop encombré déjà pour que nous prétendions y ajouter encore notre nom. En un mot comme en cent, les lendemains qui chantent n’ont à offrir que des présents en larmes.
Les présents qui ont un sens sont donc à construire à contre sens du système, mais dans ce système, et c’est bien là toute l’ampleur, toute la difficulté de la problématique.
Mais ça n’est pas son ambiguïté.

(1) J'emploie le "nous" parce que signataire de l'Appel sans en être initiateur

 LE NUMERIQUE ET INTERNET

Ce fut une bien intelligente initiative que celle qui fit figurer dans la brochure Querelle des modernes et des modernes le pot pourri des commentaires soulevés par l’Appel des 451.
Ceux-ci sont en effet d’une telle niaiserie, parfois empreinte d’une telle méchanceté aussi, qu’ils s’accusent eux-mêmes des inconséquences de l’enfantillage et contribuent ainsi à souligner le bien-fondé de l’Appel.
Ces commentaires sont tels que ma fille de douze ans, j’en suis absolument certain, n’aurait pas eu la bêtise de les formuler en l’état. Quand, par exemple, je lui dis que ce qu’elle écoute comme musique ne me plaît pas du tout et alors qu’elle m’entend à longueur de soirées jouer Brassens ou les vieilles gammes pentatoniques d’un blues sur ma guitare, elle ne me traite pas de vieux croulant ou de désespéré à la ramasse, elle dit simplement : mais c’est autre chose, papa !
Voilà, tout est dit : c’est autre chose. De même quand je discute avec un copain qui compose sa musique sur ordinateur avec un sax, une batterie et une guitare qui rend à s’y méprendre le son d’une Les Paul, alors que je compose les  miennes sur le manche de ma Takamine, on ne se traite pas mutuellement de passéiste ou d’avant-gardiste à la noix. Nous savons dans un respect mutuel que si nous pétrissons une même farine, nous ne nous proposons pas de faire cuire le même pain.
Je trouve dès lors que c’est une perte de temps dramatique pour les hommes et les femmes du collectif et un gaspillage suicidaire d’énergie pour le projet que de vouloir opposer le désir de la sauvegarde du livre à l’explosion du numérique en tant que véhicule de l’écriture.
Un fichier numérique n’a jamais été un livre et ne le sera jamais. Un fichier numérique n’a jamais rempli les fonctions sociales que remplit un livre et ne les remplira jamais, au même titre que Le Voleur de Louis Malle ne satisfait pas les mêmes appétits, ne répond pas aux mêmes plaisirs que Le Voleur de Darien. D’ailleurs, il ne l’a jamais prétendu. Et c’est là toute la différence avec le fichier numérique qui, lui, prétend usurper un titre qui n’est pas le sien. Son émergence est donc entachée d’un vil mensonge ; mensonge que nous reconnaissons bien pour être celui propre à la marchandise exclusivement marchande.
S’il y a une chose fondamentale que les thuriféraires du fichier numérique n’ont pas comprise, c’est bien que la modernité ne commande nullement que l’on se jette corps et âme dans tout ce que la création artificielle et consumériste des besoins sait inventer, mais qu’elle exige, au contraire, que l’on garde un œil attentif sur ces inventions pour sauvegarder ce qui participe encore de la joie de vivre, et ce, même au risque d’être taxé de réactionnaire ou de je ne sais quel autre facile et brillant qualitatif moral. A l’ère de la déshumanisation des rapports des hommes avec leur existence, être «révolutionnaire», c’est aussi savoir encore opposer une résistance à ce qui déshabille la vie de sa substance vivante. S’il me plaît, à moi, de m’échiner au printemps dans la forêt polonaise pour couper mon bois, le fendre, l’entasser, puis de le rentrer à l’automne avec ma brouette dans la grange au lieu d’avoir fait installer un chauffage central avec commandes électroniques et alimentation automatique parce que j’aime voir et sentir la flamme qui me chauffe dans des poêles à l’ancienne, est-ce que je suis un passéiste ?
Oui, je veux bien, mais à contre-sens car est moderne tout ce qui alimente mon plaisir.
Dans l’est polonais où j’habite, traditionnellement (oh le vilain mot !) les maisons sont construites avec le bois directement puisé dans la forêt toute proche. Quand le vent a commencé de souffler de l’ouest, les marchands de béton, de ciment, de parpaings, d’isolation, de fosses septiques et de briques ont commencé de fleurir. Le bois est devenu la matière honteuse du pauvre, la matière du traditionnel, du vieux jeu et les Polonais, confondant liberté, modernité et démocratie retrouvée ont commencé d’écrouler leurs maisons en bois, si belles, si originales, pour construire des merdes standardisées comme on en voit partout en Europe. Pire, certains, ceux qui n’avaient pas la bourse pour tout reconstruire, ont conservé le bois mais l’on fait recouvrir d’un crépi comme on recouvre l’opprobre d’un rideau et le mort d’un linceul ! Pour être à la page en tournant la page, pour coller à leur époque ! Alors, quand je me suis installé au village dans une vieille maison en bois, que je l’ai rénovée en bois,  que j’ai voulu lui garder le caractère primitif que lui avait donné son constructeur, les paysans du voisinage ont haussé les épaules et n’ont pas compris qu’un gars qui venait de l’ouest moderne– avec forcément plein de sous dans son escarcelle - s’amuse à des conneries pareilles.
Non, je ne me suis pas éloigné de mon sujet par ces quelques digressions d’ordre autobiographique : je vous ai parlé du livre et du fichier numérique.
Est-ce que j’aurais eu l’idée de perdre mon temps en argumentant sur mes gouts et mes plaisirs ? Non, j’avais trop à faire et c'est pour éviter la pénibilité d'un dialogue de sourds que je suis resté muet.
Je me permets donc de conseiller aux signataires de l’Appel des 451 d’en faire autant. Le débat sur le numérique est un débat oiseux, déjà dépassé par l’envie, le désir et le projet même du collectif.
Pour terminer, je dirais que je sais pertinemment ce dont je parle pour avoir publié en 2008 et 2009 deux fichiers de lecture dans une maison d’édition numérique, une qui se prend depuis le début pour le grand timonier de l’intelligence avant-gardiste.
Il ne faut cependant pas, à mon avis, contester au numérique son droit et son goût pour le fichier. Ce sont là deux sujets totalement différents, et le fichier numérique autoproclamé livre n’est pas plus en concurrence avec le livre que le marchand de volailles n’est en concurrence avec le charbonnier.
Car le numérique n’intervient pas pour avoir contribué à la ruine du livre, mais à la faveur de cette ruine. Il n’est pas prédateur, il est charognard. Il est donc hors-sujet, n’ayant en rien participé au massacre et ne présentant absolument aucune solution pour arrêter le massacre. Il est spectateur.
Et il n’y a, surtout, aucune contradiction à ne pas vouloir reconnaître un fichier comme un livre et à se servir quotidiennement d’internet. Là encore, le débat s’enlisant là-dessus, il court à son inutile ruine. J’écris sur un blog, je n’écris pas un blog. En revanche, j’écris un livre et non sur un livre.
De même, l’Appel des 541 et les travaux qui s’ensuivront trouveront forcément sur leur route des critiques expertes, à tel point emberlificotées qu’elles seront revêtues des habits de lumière de l’intelligence la plus exquise, mais qui émaneront de gens faisant, par manque de profession, profession de la critique. Des gens qui n’ayant jamais la moindre initiative à faire valoir n’ont à faire valoir que la critique des initiatives.
Il conviendra, à mon avis, de les ignorer gentiment.

La suite bientôt,  ale nie wiem kiedy

10:44 Publié dans Appel des 451 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

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