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02.10.2012

L'enracinement de l'exil - Fin -

95689592carte-europe-jpg.jpgJe ne suis pas certain d’avoir écrit tout de ce que je pourrais dire sur la Pologne, car l’écriture, moins directe et spontanée que l’oral, a ses limites dans l’expression du ressenti… Elle fouille plus que l’oral, certes, mais en décalage du directement vécu.
J’ai donc plus décrit que je ne me suis réellement situé.
L’histoire, les gens, leurs façons, la géographie, la langue, le climat, tout cela a été dit de façon pêle-mêle et incomplète, en voulant souligner la différence d'avec ce que j'avais vécu jusqu'alors.
La culture polonaise n’est pourtant, dans ses fondements, pas très éloignée de la culture française, modelée qu’elle est, elle aussi, par le judéo-christianisme et l’histoire de l’Europe en général.
La Pologne est aujourd’hui ce qu’elle est parce qu’elle a été façonnée par l’esprit de Rome dès le Xe siècle et, plus tard - beaucoup plus que n’importe quel pays au monde - par les grands conflits et les catastrophes des XIXe et XXe siècles : anéantie par les Empires centraux, effroyable billot des crimes nazis  les plus monstrueux, muselée par le communisme, libérée à la faveur de l’écroulement de l’empire soviétique et s’engouffrant aussitôt à corps perdu dans le chaos consumériste et libéral qui fait rage partout ailleurs.
Elle est, comme tous les autres pays, en train de disparaître sous les traits du visage unique des nations, visage maquillé par l’idéologie de la croissance, l’idéologie de la richesse, l’idéologie de la productivité.
Mais elle n’a guère que vingt ans d’âge dans ce tonneau-là et c’est la raison pour laquelle elle sent encore le passé, elle sent encore la racine, elle sent encore l’avant déshumanisation.
Mais par des détails que peut-être seul distingue l’exilé.
Parce qu’il n’est pas un jour où il oublie qu’il est ailleurs et que cette conscience de n'être pas chez lui le fait observer chaque chose.
Dimanche dernier, par exemple, je suis allé à Białowieza. Voir les couleurs de l’automne sur la grande forêt. Soleil frisquet, avec ce petit vent qui fait le beau temps des équinoxes et les nuages très haut, blancs dans le ciel.
Un vieux monsieur et une vieille dame, tout de noir et de blanc vêtus, sur des chemins de traverse filant sur la plaine, faisaient leur promenade dominicale. Avec la charrette du dimanche, bien peinte et propre comme un sou neuf, et le cheval à la crinière ornée de pompons. Je les ai bien regardés. Est-ce mon regard, ou est-ce la réalité ? Ils avaient l’air heureux et ils avaient l’air de s’aimer. Ils souriaient, ça, j’en suis  certain, et le soleil éclairait leur sourire.
Ils n’étaient pas abîmés.
Ils attendaient tranquillement à un carrefour pour traverser la route où déboulaient les voitures lancées à toute vitesse. Personne, m’a-t-il semblé, n’a fait attention à eux. Ils venaient de trop loin, ils étaient trop loin, ils étaient cet avant dont la Pologne et les Polonais ne veulent plus entendre parler.
Pourtant, dans la vallée du Bug, les Agroturystica*, proposent fièrement des promenades  en  carrioles  pour les touristes.  Avec de petits cabriolets rutilants et des chevaux roux à la large croupe.
On veut, comme partout ailleurs dans le monde, bien jouer à l’avant, mais en le détachant bien de sa vie, par amusement, par je ne sais quoi, par…. On met partout en pratique et en évidence cette fameuse phrase de Guy Debord : tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
C’est cette représentation, cadavre de la vie, qu’on aime.
Et cette phrase ne s’applique pas, hélas, qu’à mon pépé et à ma mémé, les vivants,  et qu'à mes touristes qui font un tour de carriole, les morts qui tentent de se rappeler un brin d''existence, mais à l’ensemble de toutes les activités humaines de la planète.

Alors, pourquoi la France me manquerait-elle ? Qu’y trouverais- je qui pourrait nourrir mieux mon envie de vivre pleinement, d’aimer, de ne pas mourir, de sentir, d’écouter le vent, de voir se lever le soleil et décliner les jours ?  Y entendrais-je des voix plus fraternelles ? Seraient-elles plus fraternelles, ces voix, parce que timbrées dans ma langue ? Quelles mains amicales viendraient se poser sur mon épaule ?
Si, là-bas, d’où je viens, les hommes étaient plus heureux de vivre ensemble leur vie, ça se saurait.
Mon cœur est ici.  Parce que c’est  ici que j’aurais peut-être mesuré avec plus de force combien la solitude, la simplicité de vivre, est source de quiétude et combien j‘aime cette solitude, où l'on a de comptes à rendre qu'à soi-même.
C'est ici, parce qu'exilé, que j'aurais le moins éprouvé le besoin de faire partie de.
Non, la France ne me manque pas. Sans doute l'aimé-je, mais je sais qu'elle est plus belle dans ma tête que lorsque je l'avais sous mes pieds.
Et j’ai emporté avec moi ce qu’elle avait de plus beau à m’offrir : sa langue.

* Gîtes de vacances

12:18 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

L'éloignement est parfois bien la tombe d'un vivant : la distance est son enclos protecteur.

Écrit par : ArD | 02.10.2012

Oui, sans doute, il y a de cela, Mais il n'est point besoin de s'éloigner pour être un mort-vivant, chère ArD... Regardez autour de vous. En voyez-vous beaucoup qui vivent ? Si on se refuse à appeler "vie" ce subterfuge quotidien contre l'ennui et la solitude ?
L'éloignement, la distance... Vient un temps, oui, où l'on se demande ce qui a un sens, de qui, de quoi on s'est éloigné. D'un fantôme de soi ?
J'avoue avoir un peu bâclé la fin de cet "Enracinement de l'exil" parce que tout n'est pas encore clair, intellectuellement parlant,de ce côté-là, pour moi.

Écrit par : Bertrand | 03.10.2012

Le pb existentialiste, on se le trimballe partout, chez soi ou en exil... Il m'a toujours semblé que l'exil en amplifie les contours, parce que, par essence, dans cette situation s'instaure une dualité.

Écrit par : ArD | 03.10.2012

Merci pour ces belles pages sur l'exil!

Écrit par : La Zélie | 04.10.2012

Vous posez le doigt, par expérience de vécu sans doute, sur un point essentiel, ArD : la dualité.
Oui, l'exilé est deux. Souvent.

Merci, La Zélie, de votre fidèle lecture.

Écrit par : Bertrand | 04.10.2012

Les commentaires sont fermés.