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11.05.2012

La Gana

La-Gana.jpgPour la première fois - comme quoi tout arrive - je m’apprête à abandonner la lecture d’un excellent livre, un livre culte et qui frise le chef-d’œuvre : La Gana de Fred Deux, alias Jean Douassot.
C’est un livre où le sordide tient lieu de grand art, un livre où le vulgaire partout présent ne l’est jamais, un livre au regard duquel L’Assommoir, par exemple, ferait figure de roman de hall de gare, dilué à l’eau de rose pour midinette écervelée.
Pourtant, Fred Deux est tout, sauf un naturaliste. Il serait même à l’opposé, si on peut simplifier, son texte étant, à bien des égards, d’inspiration plutôt surréaliste, tant l’irruption du rêve dans le réel est fréquente, allant jusqu’à ce que le lecteur ne puisse dissocier l’un de l’autre qu’après coup. La frontière entre l’onirique et le vécu est donc très ténue. Une vraie passoire. On navigue de l’un à l’autre en deux lignes, sans s’en apercevoir vraiment. Car la vie est un rêve.
Souvent un cauchemar.
Mais ce livre me ramène trop à mes propres peurs et angoisses refoulées.
Et certaines pages sont d’une crudité insoutenable, très difficiles à distancier.
Illustration : le narrateur est un môme qui vit dans une cave qui tient lieu de domicile à sa famille, son père et sa mère étant gardiens de l’immeuble, même s’ils grattent à l’extérieur, le père d’usine en usine tandis que la mère vend des patates sur les marchés. L’oncle, lui, personnage central de l’évocation, personnage superbe dans l'esprit et le cœur du narrateur, ne fait rien. Il dort, il fume, il vole, il baise à la sauvette, réfléchis beaucoup et parle à son neveu du désespoir de vivre… Il en est l’initiateur. Il se suicidera.
Une cave, donc, et une bouche d’égout au milieu, planquée sous la table. Quand  la Seine monte, l’hiver, la cave est inondée par ce trou qui fascine véritablement l’enfant. Les rats débarquent et nagent dans la piaule, se faufilent sous les meubles, couinent. La mère, alitée, tuberculeuse, expédie ses glaviots répugnants et sanguinolents qui dérivent au fil de cette eau malsaine et sur lesquels se précipitent avec délectation les bestioles. Et etc. …

Il y a beaucoup d’autre chose dans ce livre,  pourtant superbe. L’oncle, le père - dit le vieux alors qu’il n’a qu’une trentaine d’années - sont des prolos -presque du lumpen - qui fauchent, qui boivent, qui s’emmerdent, et qui jettent sur leur vie un regard acerbe, désabusé, mais toujours gourmand. Ils font, dans leur désarroi, une critique radicale du social, critique en actes quotidiens, non théorisée, non intellectualisée. Pleine d'une vérité spontanée.
C'est ce que j'avais retenu de ce livre, croisé il y a quelque vingt-deux ans.

Mais je n’ai aujourd'hui plus envie de toute cette misère qui dégouline de pages en pages. Je n’ai pas envie de toutes ces pentes à remonter et de toutes ces descentes aux enfers, même si, dans toute cette ignominie, étincellent en filigrane  les étoiles de la joie et de la volonté de vivre. Je n’ai pas envie d’un monde sale, même beau dans sa saleté. Les descriptions du cul, de la  merde qui sort du trou de balle, de la pisse, des crapauds dans le nez qu’on déguste du bout des doigts, des odeurs, des règles des femmes, de la pine, des poils, de la baise, de la branlette, envahissent les pages sans jamais être importunes. Presque avec un tact délicat, malgré la brutalité réaliste des mots.
Mais je n’ai pas envie. J’ai lu 500 pages sur les 800 dont est constitué le livre. J’ai besoin de prendre l’air. Peut-être reprendrai-je plus tard ma lecture.  Je n'en sais trop rien. J’ai besoin de rêver à autre chose qu’à nos fonctions purement organiques. Car c’est cela qu’on ressent à la lecture de La Gana : nous ne sommes qu’un amas répugnant d’organes englués de réactions chimiques, qui pataugent au milieu d’un corps social en putréfaction. Nous chions, nous pétons, nous rotons, bref, nous ne sommes qu’un tabou dont la littérature s’empare comme d’un péché originel, à mettre en évidence, en marge en même temps que dans l’essence même de notre existence.
J’abandonne. Ce livre me met mal à l’aise, trop face à mon corps et à ses hypocrisies séductrices et sociales. Une plongée trop brusque dans ce qui sera pourtant notre seul destin, à l'heure blême : la pourriture.
Ce que j’aimerais beaucoup, c’est qu’on me donne la réplique. Ici ou en privé. Que quelqu’un qui a lu ce livre jusqu’au bout et qui a tenu le coup, m’en donne son sentiment. Etre confronté à une autre lecture. Et qu’il dise dans quel état il en est ressorti.
Oui, j’aimerais beaucoup en parler.
Car je ne sais trop quoi penser en définitif de mon ressenti et c’est bien la première fois que j’abandonne la lecture d’un livre qui, par-delà les scènes insupportables, est profondément à mon goût à beaucoup de points de vue.
Un livre publié par Maurice Nadeau en 1958, puis par Georges Monti en 2011, ces deux faits conjugués étant de nature à plaider en faveur d'une qualité profondément littéraire de l’œuvre.

10:42 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

J'ai lu ce livre avec émerveillement. J'en suis sorti pas trop esquinté, car il m'a dit ce que j'avais toujours su. Tous les tabous qui sautent, ça me plaisait bien. Le Voyage au bout de le nuit, en plus crade encore. J'aime bien le caca-prout. Le malaise, moi, je l'avais eu à propos de Tombeau pour 500 000 soldats de Guyotat, avec ses enculages sordides et ses répétitions incessantes, et surtout cette manière de toujours vouloir nous faire la leçon avec l'idéalisation, l'héroïsation (même à rebours) de tous ces trous du cul de mâles prostitués. Pour la Gana, c'est un chef-d'oeuvre sans contredit. Vous avez eu beaucoup de courage de l'entreprendre, et aussi de l'abandonner, et aussi de le reconnaître. Vous avez été honnête. Je vois autour de moi trop d'idéalistes chochottes des deux sexes, à qui j'ai bien envie de dire, justement : nous sommes cela. Et à présent, faites les anges, faites les intellos, comme moi d'ailleurs. MAIS sur ce socle - sur ce marécage...

Écrit par : collignon | 11.05.2012

Vraiment merci beaucoup de votre appréciation de lecteur. Vous avez eu, en outre, le mot juste qui dit bien le livre, du moins dans ce que j'en ai lu : "Le voyage au bout de la nuit en plus crade encore". C'est cela.
Je crois que Maurice Nadeau disait qu'on entrait difficilement dans ce livre mais qu'on avait aussi des difficultés à en sortir.
Et c'est vrai aussi que l'idéalisation chochotte du corps, la honte de soi-même, est la clef de voûte de toute une idéologie de l'hypocrisie que La Gana fait voler en éclats.
Je suis vraiment très emmerdé d'abandonner, pour l'heure, ma lecture. J'en suis à l'acte II, quand le môme, sans doute va être enfermé. " Là-bas"
Je le regrette beaucoup. Mais j'étouffe un peu.
Pourtant, oui, j'ai bien conscience d'être en présence d'un chef-d’œuvre.
Encore merci de votre contribution.

Écrit par : Bertrand | 11.05.2012

Vous avez de drôles de choses qui tombent dans votre boîte aux lettres. Non seulement, vous ne l'avez pas choisi, mais en plus vous vous infligez un plaisir-épreuve (!)

Écrit par : ArD | 11.05.2012

Dans ma boîte aux lettres, ArD, c'est un cadeau d'une délicatesse extra qui est tombé. J'en suis d'ailleurs fort ravi.
J'aime bien votre expression "plaisir-épreuve". Car c'est bien là l'oxymore de mes dispositions vis-à-vis de ce livre que je voulais souligner.
Un grand livre. Peut-être trop grand pour moi (!)

Écrit par : Bertrand | 11.05.2012

Sûrement à lire et à finir de lire. Pas loin du quartier espagnol de Naples, pas loin de certaines salles communes d'hôpitaux généraux de province, il n'y a pas si longtemps que ça.

Écrit par : Alfonse | 11.05.2012

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