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19.01.2012

Les fourches caudines de nos existences - Echo à Stéphane Beau -

littérature

Stéphane :

"Je travaille tous les jours avec des hommes et des femmes qui vivent avec trois fois rien. Un couple et un enfant avec 700 € par mois, par exemple. Quasi rien pour bouffer sans l'aide des restos du cœur ou des colis alimentaires, une fois toutes les charges déduites. Et pourtant, ces familles là dépensent assez régulièrement entre 80 et 100 € de téléphonie (internet, deux ou trois portables...) par mois. Parfois même ils payent encore des forfaits pour des téléphones qu'ils ne possèdent plus depuis plusieurs mois. J'en rencontre même de plus en plus souvent qui ne peuvent plus payer leurs factures d'eau ou d'électricité tant ils dépensent dans ce poste budgétaire. Je ne critique pas : ils sont pris dans un système qu'ils ne contrôlent pas plus que nous, prisonniers comme nous de cette illusion de communication libre qui nous enveloppe tous. Mais si on leur disait demain : "au lieu de dépenser tant de fric dans ces dépenses virtuelles, pourquoi ne le dépenseriez vous pas en achetant une demi-douzaine de livres ou de disques par mois", ils crieraient tous au fou ! Au gaspillage !
Quand je dis que tout cela n'est pas gratuit, c'est aussi à eux que je pense. Et quand je lis ta citation joliment revisitée de Debord, c'est encore à eux que je songe et à qui profite le crime de cette soumission totale aux dieux de l'internet et de la téléphonie.
Quand je vois qu'aujourd'hui la campagne électorale des prochaines présidentielles se joue pour une part sur Twitter et pour l'autre part sur les ordinateurs qui gèrent le cours des bourses je me dis que j'ai peut-être un début de réponse..."

Mézigue

"Ton témoignage-commentaire m’est cher. Pour beaucoup de choses.
D’abord parce que je connais tes convictions et qu'elles sont, si je puis ainsi dire en péchant par raccourci, en adéquation avec ton salariat.
Car parler de la misère sans ne l’avoir jamais vu pointer le bout de son nez à sa propre fenêtre, c’est un peu comme parler de la merde sans jamais n’en avoir respiré l’odeur, avoir peur du loup en sachant bien que nos jarrets ne seront plus jamais à la portée de leurs crocs. Dans cet esprit-là, je me demande souvent, très souvent, d’où parlent tous ces gens qui écrivent de-ci de-là, quand je lis les témoignages et les révoltes par le verbe et les prises de positions critiques, pour sympathiques que tout cela puisse paraître.
Tu dis ces pauvres hères perdus dans la forêt des consommations insensées et tu dis leur désarroi à ne plus retrouver le chemin vers eux-mêmes et vers les autres. Vers la priorité humaine. Le drame de ce début de siècle, et de la fin du précédent, est là.
Là seulement.
La victoire de l’apparence sur l’essentiel est absolument totale et si j’ai cité Debord, c’est que le propos de La Société du spectacle (Buchet/Chastel 1967) n’était autre, pas plus que n’était autre le propos du Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations (Gallimard 1967) de Vaneigem.
Mais pour méritoires qu'aient été ces deux livres, pour grande qu'ait été leur intelligence à démontrer au monde la véritable identité du monde, cela n’a servi strictement à rien.
De Vaneigem,  je citerai une phrase phare : Refuser un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre celle de crever d’ennui. Il s’agissait donc de la critique de la misère intellectuelle, morale et sexuelle, misère de plus en plus prégnante au fur et à mesure que la richesse matérielle - l’absence de pauvreté miséreuse plutôt - se «démocratisait», en rupture avec les misères du XIXe et de la première moitié du XXe.
Les choses sont allées depuis de pire en pire, la dictature du spectacle - entendu comme la colonisation de tous les aspects quotidiens de la vie par les apparences et l’image - a peaufiné son assise au point que misère intellectuelle et misère matérielle n’en ont bientôt plus fait qu’une, MAIS, ceci sans abandonner, et même en la renforçant, l’illusion de pouvoir se procurer les biens les plus sophistiqués de la société marchande, parmi lesquels internet, téléphone portable multifonctionnel, télé multichaînes etc…
Du pouvoir d’achat ou de l’achat d’un peu de pouvoir ? Telle est la question que Capital et Finances ont posé à la chaumière, laquelle chaumière a consenti à se vider de sa substance historique et humaine pour goûter aux friandises du grand râtelier. Elle s’y est goinfrée sans retenue et jusqu'à l'empoisonnement. C'est bien fait ! C'est là le lot de tous ceux qui vendent leur âme au diable.
Vaneigem devrait donc reformuler aujourd’hui : Refuser un monde où la certitude de ne pas crever tout à fait de faim, s’échange contre la promesse de se procurer les instruments nécessaires à l’illusion de ne pas crever d’ennui.

Parce qu'il n'y a chez les hommes que deux motivations pour qu'ils se mettent en devoir d'étrangler les puissants et pour qu'ils se décident à brûler les châteaux : la faim et l'ennui. Avec deux miettes de pain pour l'estomac et des amuse-gueule pour contourner l'ennui, le tour est joué ! Les puissants peuvent dîner au champagne et sauter toutes les putes de la terre, tranquilles.

Je dirai alors que tous ces dits instruments de communication sont arrivés comme les chiens de garde chargés d’entraver les hommes, s’il leur prenait tout à coup  fantaisie de rétablir entre eux une véritable communication. C’est par la réification de la communication que le système a asservi les citoyens à sa cause et nous sommes, comme les gens que tu cites, partie prenante dans cette réification. Nous avons abandonné la priorité de communiquer, laquelle n’est pas aisée car mettant en scène et en péril, pour pris de la véritable joie, tout le substantifique humain. Nous avons abandonné tout ça pour l’illusion de la communication tenant lieu de véritable communication. Une communication qui ne mange pas de tripes mais se nourrit de bavardages inoffensifs, d'indignation superficielle, quelles que soient les dents que "font montre de montrer" ces bavardages.
Résultat : hommes séparés d’eux-mêmes, séparés de la condition humaine et marchandises au top niveau… Ah, faites-nous encore rigoler, chiens puissants des organigrammes sociaux, misérables politiques et syndicalistes à la ramasse avec votre crise ! La crise, Stéphane, c’est comme si tu avais un voisin ennemi, une ordure finie, qu’il y aurait le feu chez lui et qu’il te demanderait de te jeter dans les flammes pour sauver son or. Si le populo pouvait comprendre que ça n’est pas là son affaire et qu’il serait bien mieux inspiré d’achever la bête, de lui plonger la tête sous l’eau jusqu'à ce que mort s'ensuive plutôt que de négocier sa survie, on aurait une chance de revoir briller le soleil. Mais ce n’est pas demain la veille ! En tout cas, si une telle prise de conscience venait enfin à bouleverser le monde, nous serions toi et moi - et bien que tu aies  la chance d’être nettement plus jeune, (disons moins vieux) que moi - crevés depuis longtemps. Alors…

J’ai, comme toi, connu des gens capables de balancer tout leur RMI dans des billets de loto. J’ai connu, voire aimé, des voyous capables de risquer cinq ans de taule, pour détourner des trucs inutiles, farfelus, n’ayant d’autre utilité qu’un ridicule message social d’intégration au grand bazar. J’ai moi-même, à une époque où je ne vivais que d’expédients et d’autres choses, été capable de tout balancer dans le pinard et l’ivresse plutôt que de chercher à me refaire «une santé sociale». Plus tu es pauvre, Stéphane, plus tu es acheteur d’illusions. Normal. Plus tu es pauvre, plus tu as besoin de téléphone portable, d’internet, de télé, parce que plus tu es pauvre, plus tu es seul, plus, donc, tu as besoin des instruments qui mettent socialement en place l’illusion de ne pas l’être.
Et plus tu es nul, plus tu es incapable de faire une œuvre conséquente, puissante, originale, révolutionnaire, de sang et de chair, qui arracherait les tripes par sa beauté, mettrait en pleine lumière la désastreuse nudité du monde en même temps que l’immense potentiel humain retenu prisonnier - c’est grave pour nous tous ce que je dis là, mais tant pis ! - plus tu as besoin d’écrire en public, de dire, de rabâcher, de faire voir que tu es sensible, de niaiser, de faire le beau, d'émettre des vérités à quatre sous, de faire celui qui comprend, qui, qui et qui.
Bref, moins tu es homme, plus tu as besoin d’être bouffon !

Cette nullité scribouillarde qu‘on voit s’étaler partout sur les blogs et les sites, même sur ceux qui se croient très intelligents et peut-être même sur ceux-là d'abord, ces poèmes à la mords-moi l'noeud, ces pages d'une littérature contemporaine qui n'a de contemporain que ses propres efforts à ne pas se montrer archaïque, c’est simplement l’humanité qu’on nous a volée en nous "vendant gratuitement" un champ d’expression afin que se tue, chaque jour un peu plus, l’expression elle-même.
Tout comme on a volé la dignité de vivre à ces pauvres hères désemparés que tu vois tous les jours, sorte de Lumpen sacrifié aux intérêts sordides d'un monde qui, du point de vue de la richesse humaine, ne vaut pas l'allumette qui le réduirait en cendres.
Bien à Toi. "

Image : Philip Seelen

14:37 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

On note que l'on pourrait relever beaucoup de paramètres communs à ces comportements dans d'autres investissements sans fond tels que les emprunts faramineux pour voiture dernier cri, cuisine intégrée, etc. Et surtout, l'on ne peut pas réduire les critères de ce syndrome d'appartenance au groupe seulement à des groupes défavorisés.

Sur ces engins de communication virtuelle se greffe un autre facteur de mutation d'ordre anthropologique : le changement de statut de la technique qui ne peut plus être considérée seulement comme un ensemble de moyens mis à disposition pour augmenter le confort de l'homme. Par ce truchement, l'homme est parvenu à profaner ce qu'il avait sacralisé pendant des siècles, la nature. prêt à tout pour satisfaire son besoin de sacralisation de son environnement, on peut envisager qu'il survalorise son instrumentalisation par la technique. Devenue incritiquable, la technique jouit d'une autonomie, cette même autonomie qui instrumentalise parce qu'elle façonne.
La recherche de l'efficacité maximale est devenue une quête obsessionnelle qui aliène le rapport au temps par transfert du sacré à la technique. De la technique au matérialisme, il n'y a qu'un pas que la société marchande nous a bien aidés à franchir et que les gouvernants ont bien su mettre à leur profit (comme le téléviseur décrété produit de première nécessité). Une nouvelle croyance est née : l'athéisme avec ses « grands prêtres », ses fidèles et ses confessionnaux, avec cet art de croire et faire croire en l'absence de toute conséquence fâcheuse.

Des projections sur la technique naissent les illusions et l'idéologie du bonheur, cette sorte d'obligation à être heureux, cet impératif hédoniste. Depuis le XVIIIe s., on nous bassine avec le progrès, la liberté, le travail, etc. et tous les «ismes», comme l'utilitarisme, tenez ! Cette même idéologie qui est susceptible de se muer en totalitarisme du jour au lendemain grâce à ce formidable « progrès » qui se traduit par une confiance immodérée en l'État auquel — en payant !— on donne tous les moyens de nous enclaver, de l'utilisation de la Carte vitale à la communication via les fournisseurs qui, du jour au lendemain, pourraient s'exécuter comme des délateurs. La technique est bien plus au service des politiciens que ne l'est l'économie. Bref, le coup de génie dans cette réification par le truchement du Net ou du téléphone de poche, c'est le contrôle social (à tous les niveaux : parental, etc.)et cette forme d'interdiction ambiante de questionner le progrès bien qu'il assujettisse au stress et au sentiment d'insécurité.

BERTRAND :

Il y a quelques années, un copain m'avait montré un dessin humoristique, très caustique...Je ne me souviens plus, hélas, dans quelle revue ou journal : c'était un homme et une femme enlacés, presque nus, à deux doigts de jouer la bête à deux dos. L'homme avait son téléphone portable à la main dans le dos de la femme et s'apprêtait à lui envoyer un SMS. Il pensait : " Comment je vais lui dire que je l'aime ?"
Il y avait dans ce dessin tout ce que nous disons là en quatre pages.
Bien à vous, chère ArD

Écrit par : ArD | 19.01.2012

Un roi sans divertissement est un homme plein de misères.
Lorsque plus rien ne rompt les chaines de l'ennui, cela va même jusqu'au crime.
La leçon de Giono.

BERTRAND :

Excellente référence, Solko ! Vraiment.. Je n'y avais pas pensé en écrivant ce texte, mais c'est exactement ça. Exactement.
On devrait revisiter régulièrement Giono...Livre magnifique, troublant.

Écrit par : solko | 19.01.2012

@ ArD : Obligation à être heureux, je ne sais pas, sans doute, oui. Obligation d'accepter surtout, que le bonheur ne peut aujourd'hui revêtir qu'une forme unique (maison type, voiture type, équipement électroménager type, vacances types, loisirs types...) Et comme ces modèles types sont tous basés sur des modes de consommations précises et souvent onéreuses, la rupture économique (riches/pauvres, pour faire simple) joue quand même beaucoup. je songe souvent à mes grand-parents à ce sujet. C’étaient des prolos qui vivaient dans un minuscule deux pièces sans salle de bain, avec WC sur le pallier. Mais ils mangeaient tous les jours à leur faim, aimaient aller se balader à la foire de Nantes, cultivaient leur petit jardin ouvrier, élevaient leurs lapins. Ils n'ont eu la télé et le téléphone que vers 60 ans. Quand ils en avaient besoin, ils s'arrangeaient avec les voisins : un lapin offert par-ci, une soirée télé par-là. Je ne les ai jamais entendu dire qu'ils étaient malheureux ou qu'ils avaient "envie" de plus. Au contraire, ils ont toujours marché la tête haute, fiers de ce qu'ils étaient et de ce qu'ils avaient. Aujourd'hui, ceux qui vivent comme ça rasent les murs car il sont pointés du doigt et regardés de haut comme s'ils étaient des attardés.

Écrit par : stephane | 20.01.2012

@ Bertrand : Tu as raison de nous rappeler que personne ne peut se dispenser de se demander ce qu'il fout sur le web, pas moins nous que les autres. Je me pose souvent la question. D'un côté, internet m'a permis, par le biais du Grognard entre autres, de faire plein de belles rencontres (toi, notamment) et de continuer à en faire d'autres régulièrement. C'est la raison pour laquelle j'y reviens toujours. Par contre, aux dépens de quoi, de quelles illusions ? Et au profit de qui ? Et pour faire quoi, au final ? ce sont de vraies questions.

BERTRAND :

Je suis, dans une certaine mesure, bien d'accord avec toi. J'y suis tous les jours sur internet et je me fous dans le sac de ce que je critique là. Tu mets le doigt sur quelque chose, là : la grosse erreur est de considérer internet comme une fin, comme un outil capable d'assouvir la soif humaine de communication, comme l'achèvement d'un parcours (et c'est bien ce que l'on tente de nous faire avaler comme couleuvre sur "les sites professionnels", en littérature notamment,) alors que sa subversion n'est utilisable qu'en tant que moyen. En tant que tremplin vers autre chose.
Se rencontrer sur internet, Stéphane, et en rester là, n'a aucun sens. Aucun, sinon celui d'une incommensurable misère et solitude. Tu le sais bien. Il faut envisager autre chose à partir de ce qui est né là. C'est la raison pour laquelle il est inconvenant de multiplier les amis sur le net. Inconvenant et vidé de substance. Vois avec quelle légèreté on se fréquente sur le net, on se lie, on confie et on se fait des bisous et des fraternités qu'on n'oserait peut être même pas faire à son ami en chair et en os, et vois ce que Facebook appelle "ami". Répugnant !
L'ami est donc rare rencontré sur le net. Je dois en compter quatre, dont toi et avec qui, donc, je fomente ou j'espère d'autres projets, d'autres routes à tracer.
De même pour l'écriture. Internet est un tremplin pour nos bouquins. Rien d'autre. Il est déjà loin le temps où je pensais "littérature achevée" sur le net. Comme dit Yves Letort, sous un texte que j'ai publié chez lui ( vois Feuilles d'automne) " littérature jetable."
Dans le fond, ma tête de Turc à moi ( tu vois de qui je parle et tu souris ) m'aura bien rendu service avec ses fourberies.

Écrit par : stephane | 20.01.2012

@ Solko : Ah, il est toujours bon d'avoir un sage comme vous parmi nous. Encore une belle rencontre d'internet, comme quoi...

Écrit par : stephane | 20.01.2012

Dans l'Internet je crois qu'il faut faire très attention à bien distinguer les pratiques du réseau social de celles du blog. Le blog est susceptible de nourrir des rencontres choisies et m'apparaît comme une forme de miracle de la communication. La virtualité de ces rencontres riches d'affinités intellectuelles a-t-elle moins de charme que celui que pouvaient avoir des années d'échanges épistolaires entre Pasternak et celle qu'il n'épousa jamais, faute de vraiment la rencontrer ? Comment tirer un trait, aussi, sur ce nouveau miracle de la jouissance pour celui qui publie ses textes : gratifié d'un effet d'immédiateté, comment ne pas imaginer la stimulation que cela lui procure ?
Le réseau social —du moins ce que j'en ai perçu, faute de l'avoir jamais pratiqué, tellement l'idée d'alimenter une telle base de données me semble effrayante— ressemble vraiment à de la dispersion de molécules à fort coefficient d'évaporation.

BERTRAND :

Suis d'accord avec vous, ArD..Très gratifiant cette publication immédiate. Mais à quel prix ? Celui, bien souvent, de la qualité et de la précision...Quant aux affinités, oui, on a celles qu'on mérite, là, comme partout ailleurs.Rien à voir avec les réseaux sociaux, se nourrissant d'eux-mêmes, c'est-à-dire de rien du tout.
Bien à vous

Écrit par : ArD | 21.01.2012

De quoi nourrir l'idée mise à plat par Stéphane,voir ici :
http://blog.tcrouzet.com/2012/01/23/blogueurs-en-colere/

Écrit par : ArD | 25.01.2012

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