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23.12.2011

La nuit du voyageur

Trouvé dans mes cartons un manuscrit, tapé à la machine, écrit en 1989, aux Contamines Montjoie. J’en extirpe ici le prologue. Le reste est écrit au vitriol et ne correspond plus vraiment à mes frictions au monde, parce que rien n’est venu en vérifier le bien-fondé. Une pierre abandonnée sur le chemin.
On reconnaîtra aisément de quelle œuvre la première phrase est un détournement. Mais que de temps passé à passer le temps !

littérature

 LE PROLOGUE

Quand le voyageur atteignit l’âge de cinquante ans, il revint vers son pays natal et vers la rivière de son pays natal.
Le soleil devant lui plongeait derrière un horizon restreint par les mélancolies silencieuses des ormes géants. C’était au jour finissant, à l’heure où les ombres en s'allongeant commencent à trembler.
Un à un des vieillards, puis des hommes, puis des femmes, puis des enfants s’extirpaient des maisons basses et venaient en silence jusqu’au chemin empierré et, tous, de leurs yeux froncés par l’effort et le doute, tâchaient de deviner cette longue cape brune qu’un vent léger faisait flotter, ce large chapeau noir qui balançait au rythme de la marche et ce bâton qui frappait la cadence, par-delà la rivière, sur le coteau pentu, juste avant le pont.

Qui pouvait vouloir ainsi venir vers eux, à l’heure où les ombres en s’allongeant commencent à trembler ? D’ailleurs, la silhouette incertaine venait-elle vers eux ? Passerait-elle le pont ? Enjamberait-elle la rivière ou bien longerait-elle l’autre rive, pour disparaître dans les grands bois qui, plus loin, sur l’aval, avaient depuis longtemps englouti la prairie. Des bois où l’on n’allait jamais. Anonymes. Obscurs. Secrets. Mauvais.
Mais la fébrilité agita soudain les yeux des villageois. Car nul doute à présent : la forme brune, après avoir franchi le pont, montait bien vers eux, et le bâton qui soutenait sa marche frappait la pierre du chemin avec le tempo régulier de la direction préméditée.
Qui pouvait vouloir ainsi venir vers eux, à l’heure où les ombres en s’allongeant commencent à trembler ? Quelque bohémien en maraude ? Quelque chemineau, quelque voleur, quelque criminel fraîchement sorti d’un cachot de la ville et en quête d’un abri pour la nuit ? Pire : quelque illuminé porteur d’onctueuses pommades ?
Dans la petite foule, des poings osseux se refermaient maintenant et des coups d’œil cauteleux, tout empreints d’une sournoiserie peureuse, se tournèrent aussi vers les granges, où sommeillaient des outils contendants… Mais l’homme en noir s’arrêtait déjà à une vingtaine de pas, d’où son regard rencontra celui des villageois.
Un regard vidé de la substance même des yeux. Un regard anéanti. Un regard qui, dans une sorte de morosité sublime, ne semblait appartenir qu’à lui-même, comme s’il vivait en dehors du visage. Dans ce regard-là, qui fit frémir d’effroi, femmes, hommes, enfants et vieillards, se balançait le chaos tragique et muet des fous.
La petite foule, dans un murmure de stupeur, reconnut ce regard.
- Le voyageur est de retour…
Les enfants levèrent la tête vers les yeux morts, les femmes serrèrent plus fort le coude de leur homme, les vieillards baissèrent les paupières, en souvenir brutal du temps qui passe. L’un d’eux s’avança enfin et tendit une main qui ne tremblait plus :
- Voyageur, la rivière et le village de ton pays natal se souviennent.
Trente années après avoir franchi le pont, tourné le dos à la rivière, en ne te retournant qu’une seule fois pour nous couvrir de ton mépris, de quels horizons, de quelles contrées, de quelles aventures,  nous reviens-tu ce soir ?
Vois comme nous avons passé ! Vois comme tes compagnons de jadis sont devenus des hommes de l’automne, qui donnèrent au village des enfants qui eurent à leur tour des enfants !
Et le bras maigre du vieil homme, d’un mouvement circulaire en arrière, montrait la petite foule agglutinée dans son dos.
- Voilà trente ans, répéta le vieillard, que tu déchiras les draps qui protégeaient ton enfance et insulta nos habitudes. Inexorables, les saisons qui passent t’avaient chassé de notre mémoire. Jusqu’à ce soir, au contact de ton regard désolant.
Le vieillard se tut et une saute de vent fit frissonner les banches d’un noyer.
- Dans ton accoutrement d’un autre temps, il y a quelque chose qui respire comme la mort.
- Ce ne sont ni mes vêtements, ni mon allure qui ressemblent à la mort, vieillard, ni même le souvenir qui s’agite en toi et te mesure la fuite du temps, mais la façon que tu as conservée de voir tout ce qui t’est étranger.
Tu souffres d’immobilisme,villageois, et ce n’est pas le noir qui t’effraie. C’est le mouvement.

09:36 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

L'idée de l'exil était déjà là !

Écrit par : stephane | 23.12.2011

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