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12.08.2011

Lettre à un ami - 5-

Cher Gustave,P7180044.JPG

Alors là, tu ne m’en voudras pas si je t’avoue avoir largement souri - et même pire - à la lecture de ta dernière lettre !
Quel misanthrope humaniste tu me fais ! Voilà que tu te lances, fort généreusement, dans une analyse assez fine du désordre dans lequel patauge le monde, mais, hélas, que tu conclus à l'envers, sur une espèce de note d’espoir, née de je ne sais quelle vision soudaine et optimiste des hommes. Sur cette pourriture que nous avons patiemment installée sous nos pieds, dis-tu, il est temps que surgissent les hommes nouveaux qui sauront creuser en profondeur, refaire le jardin à neuf et redonner le goût de s’y balader.
C’est joliment dit, certes, mais d’une naïveté, pardonne ma sévérité, déconcertante.
Je te dois donc la controverse et t’expose en deux mots ma vision des choses.

 « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises. »

Première phrase du Capital - Karl Marx - 1867

« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. »

Première phrase de La Société du spectacle - Guy Debord - 1967

« Tout le dénuement intellectuel et moral des sociétés dans lesquelles règnent les conditions que nous savons s’annonce comme une immense accumulation de marchés. »

Première phrase d’un ouvrage improbable - 2067

Nous apercevons, avec ces trois phrases rapportées ici comme des raccourcis, l’évolution vers le néant suivie, et à suivre, par les sociétés : A la marchandise, concrète, lourde de ferraille, d’échanges, de biens de consommation et d’équipement des XVIIIe et XIXe siècles, avaient nécessairement succédé, à partir du milieu du XXe, l’inversion du réel et la prise du pouvoir par l’image dans tous les secteurs de la vie, le vécu n’ayant plus de prise sur ce réel que par la médiation de  cette image souveraine. Ce  que les situationnistes ont appelé spectacle. Ce spectacle n’était en fait que la forme encore adolescente du virtuel dans lequel nous vivons et qui prit son plein essor au début des années 2000. Echanges virtuels, jeux de bourses dominant tous les secteurs de l’activité économique des hommes, argent virtuel, économie virtuelle, vie virtuelle, conscience virtuelle du monde à tous les étages, affectivité virtuelle, conflits virtuels, rapports des hommes entre eux virtuels et, comme pierre angulaire de ce nouvel ordre social, comme justification a posteriori, les marchés.

La marchandise, tout le monde comprenait : le prolétaire qui avait les mains dans le cambouis, qui avait du mal à boucler matériellement les fins de mois, voire les fins de quinzaine, aussi bien que le gros capitaliste, gavé comme un porc, un cigare sous le groin et qui pétait dans la soie. Monde concret, âpre, misère concrète, matérielle, opposée à une richesse insolente, tangible,  antagonismes concrets, luttes concrètes.
Toutes perdues.
Le spectacle, forme plus moderne de la marchandise, peu ont compris. Sur la vingtaine de pour cent de Français, pour ne parler que d’eux, qui ont lu La Société du spectacle, cinq pour cent, au mieux, ont entendu la critique qui était faite de la réification de leur vie.  Par le spectacle-entremetteur, la marchandise déguisée et accaparant tous les secteurs de la vie, savourait sa victoire à la barbe même de ceux qui croyaient lutter contre elle. Monde compliqué et doucereux, monde d’apparences régnantes, monde du mensonge érigé en vérité définitive, politique de surface, misère qui, dans l’opulence matérielle - quoique inégale - des différentes strates du corps social, change de niveau et devient surtout  intellectuelle, intime, morale, profonde, sexuelle.  Jusqu’au désarroi.
Luttes pour la reconquête de la dignité de vivre.
Toutes perdues.

Les marchés, personne ne comprend, et c’était là le but. Comment s’opposer et détruire quelque chose qu’on ne comprend pas ?  Le spectacle moribond - pas moribond, mais mutant à son tour comme la marchandise avait muté pour lui donner naissance - ne cesse d’ânonner : faut rassurer les marchés ! Les marchés ? Des fantômes rugissants, surpuissants, monstres dévoreurs, invisibles, occultes, inconnus…Les hommes de la planète complètement à côté de la plaque, ne comprenant rien,  ni de leur organisation, ni de leur but, ni de leur raison d’être sur  terre, ni de quoi il en retourne, ni où, ni comment, ni pourquoi, ni quand leur pauvre vie est jouée sur des écrans d’ordinateur. Une vie dénuée de vie. Aucun sens. Victoire totale d’un ordre économique désormais établi par-delà les frontières de l’activité pragmatique, monde achevé dans l’obscurantisme, consciences annihilées, visions tronquées, parcellaires, paroles désertes, réactions désordonnées, arts sans art.
Luttes sporadiques, hors sujet, sans enjeu et sans but puisque sans adversaire réellement  identifié.
Toutes perdues.
A n’en pas douter.

Marchandise- Spectacle- Marchés. Une même dictature sous ses formes diverses, évolutives et indispensables à la pérennité de son règne. 
Tu dis révolte, Gustave ?
Je te suis.
Tu dis révolution ?
Je te dis foutaises et gamineries séniles : les hommes n’ont jamais réussi une seule de leur révolution depuis qu’ils sont des hommes. Depuis le début, le sens même de leur vie - qui est tout bêtement de vivre pleinement la chance de vivre - leur échappe totalement et le fait de survivre ( de vivre l’illusion de la vie) sur un parcours virtuel leur suffit. Ils ont, nous avons, depuis belle lurette, lâcher la proie pour l'ombre.
Confusion dramatique. Ethnologique. Essentielle.
Si tu voulais faire une révolution, cher Gustave,  il te faudrait quasiment repartir depuis le début. Aux alentours de Cro-Magnon.
Et, dès le départ,
indiquer une direction vers où marcher, donner une définition propre du mot bonheur.
Contentons-nous donc, hors résignation, de cueillir ce qui est à notre modeste et égoiste portée.
Bientôt, trop tôt, viendront les ténèbres.

Porte-toi bien

B.

12:20 Publié dans Lettres à Gustave | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

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