14.09.2011
Le grand sablier
Quand le grand mouvement des choses s'inverse et que, avide de courir derrière la lumière depuis le solstice des ombres, emporté par son élan, il la dépasse et commence déjà à la fuir, les nuits sont plus fraîches, les brumes du matin peuvent flotter discrètement, déjà, au-dessus des prairies et au-dessus des tourbières.
On dit en Pologne que ce changement est sensible dès la Sainte-Anne, le 26 juillet.
Reste tout de même qu'au 26 juillet, le jour est toujours le grand triomphateur de la guerre éternelle. Un mois seulement qu’il est sur le trône et il est encore tout drapé de ses habits de sacre ! C’est un conquérant à l’apogée de sa conquête, qui la savoure, qui en jouit, qui en abuse, tant que déjà, tels les soldats de Capoue, il s’assoupit dans la luxure, s’amollit, et, par négligence, concède même aux ombres fuyantes une toute petite partie des espaces/temps conquis de si haute et longue lutte.
Il faiblit. Il ne lutte plus. Son histoire lui semble achevée. Il s'installe dans l'habitude.
Au sol, pourtant, les premiers stigmates de cet abandon des ambitions sont déjà visibles : les floraisons s’achèvent, elles se font graines, les arbres et les arbustes ne font plus de nouveaux rameaux, les tiges nouvelles brunissent, les blés sont mûrs, bientôt fauchés, l'alouette ne monte plus à l’assaut des zéniths, les migrateurs en ont terminé de leur devoir de conservation de l'espèce, ils étudient la carte, immobiles, l’œil attentif, tendu vers les étoiles de la nuit.
Puis vient l’heure de la franche reculade. L’heure, non pas encore de la défaite totale, mais l’heure où elle est de plus en plus envisageable. Tangible même. La lumière fait amende honorable et croit pouvoir sauver son royaume sur un compromis : elle cède la moitié du ciel aux ténèbres. Chacun son territoire.
L’équinoxe est cet équilibre fragile, magnifique, mélancolique, qui oscille, qui hésite, qui tremble, qui a peur de basculer et qui tout à coup bascule.
Car l'égalité acquise par la reculade et non par la victoire, c'est déjà la défaite. Les ombres sont enivrées par leur succès, et, après quelque temps d’un statu quo vêtu d'or et de sang, un statu quo stratégigue, réfléchi, pesé, soporifique, elles donnent l’assaut final.
Le coup de dent mortel.
Le rire sardonique des ténèbres dégouline soudain du ciel refroidi. Le conquérant d’hier n’est tantôt plus qu’un fuyard désemparé, ses habits de lumière jetés au vent, maculés de nuit et maculés de brumes. Dans la panique, il abandonne derrière lui armes et bagages : les ténèbres-Attila font le désert sous leurs ailes triomphantes et interdissent à l'herbe qu'elle ne repousse.
Les ombres bientôt imposeront leur diktat. Foin des verts et des rouges et des jaunes et des pourpres et des bleus et des nuances subtiles des déclins, des ascensions et des mouvements !
Le monde sous leur règne se déclinera en noir et blanc. Du noir au ciel et du blanc sur la terre. Pas de fioritures. La vie réduite à l'essentiel et la loi nouvelle qui s’écrit sur du silence, sur de l'absence, sur des civières immobiles.
De l’autre côté de la terre cependant, emprisonnée, humiliée, la lumière panse ses blessures, analyse sa déroute et reprend peu à peu ses esprits. Elle compte ses troupes, dresse des cartes du ciel et envisage la revanche... car déjà la nuit s'endort sur ses lauriers.
Trop sûre de l'éternité dont elle a les tristes couleurs, elle va en défaillir. S'évaporer.
Les hommes, eux, suivent des yeux l’éternelle empoignade des deux gigantesques Sisyphes.
Ils suivent les mouvements de balancier de leur fatal sablier : leur nuit à eux, ils le savent, ne reverra pas la revanche de la lumière.
11:31 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
L'équinoxe des Mauvais Coups... (private joke pour les amateurs de Vailland)
Écrit par : elizabeth l.c. | 15.09.2011
"Puis vient l'heure de la franche reculade". Comme souvent chez vous, Bertrand, c'est le détour d'une phrase, et dans cette phrase, le petit décalage d'un mot. Ici, pour moi, l'adjectif "franche", dans son emploi "sombre", accompagnant la "reculade". C'est la "coupe franche", la brutalité. Pas la "franche camaraderie". Son emploi inversé en quelque sorte, comme lorsqu'on prend une carte et que l'on peut voir une figure à l'endroit à l'envers. Par ailleurs, la construction syntaxique elle-même porte ce paradoxe : la "reculade", aussi franche soit-elle, est repoussée en fin de phrase. Bouleversement autour de ce qu'on ne voudrait pas dire (ou vivre) et qu'on ne peut pas s'empêcher de dire. Syntaxe dilatoire, peine perdue. En somme : la beauté du geste...
C'est beau. Néanmoins, à lire au lever... il faut qu'il fasse grand soleil dehors...
Écrit par : nauher | 16.09.2011
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