24.08.2010
Des poissons, des cochons, des auges et des rivières
Il ne peut pas être malsain de s’interroger un peu sur ce que l'on fait et, l’examen à peu près terminé, d’en tirer, les moyens et l’envie aidant, quelques conséquences.
L’écriture est d’abord plaisir de ce cordon vital qui nous rattache au dessin du monde. J’entends par monde la combinaison vivante, contradictoire ou non, de celui qui nous est propre, surgi de nos archéologies respectives, et de celui dans lequel nous baignons objectivement, l’un n’étant quasiment rien sans l’autre, liés comme le poisson l’est à la rivière.
L’écriture, c’est d’abord affaire de solitude qui veut être confrontée au langage.
La raison sociale de cette écriture – au sens strict et non, bien évidemment, au sens d’un Siret d’entreprise – c’est donc d’ambitionner que soit distribué, offert, un autre plaisir, qui est celui de la lecture. Un partage humain.
Dire que l’un peut aller sans l’autre, dire par exemple qu’on peut prendre plaisir à écrire sans souci d’une quelconque audience, me paraît désormais comme une sorte de déviance romantique de l’échec de mauvaise foi. Plus simplement, comme le renard de la fable et ses raisins verts.
De même que n’écrire que pour l’audience, n’est pas écrire mais vendre pour payer son loyer. Du Marc Levy, par exemple ,ou, comme le signale Roland Thévenet, de la putasserie politique.
Ceci étant dit comme valant pour toutes les époques, même si un monument comme Stendhal faisait en 1835 le pari de n’être lu, compris et aimé qu’en 1935. Pari gagné et bien au-delà, mais je ne suis pas Stendhal, ni par la virtuosité, ni par le flegme des monuments.
Pour toutes les époques donc, sauf, peut-être, la nôtre qui a quand même ceci de bien particulier dans le domaine, d’avoir à affronter une révolution avec l’écriture et la lecture numériques d’une part, et l’inextricable foisonnement des productions d’autre part, traditionnelles ou numérisées.
Depuis cinq ou six ans, la profusion des blogs et sites sur la toile offre un panel ahurissant de choix de lecture. Et de plaisir d’écrire, j’espère.
Mille voix veulent être partagées, mille préoccupations du monde veulent être dites en même temps, mille poésies particulières veulent se faire entendre et il serait tout à fait incongru de parler ici d’une hiérarchie de la qualité, mon propos tenant du procès-verbal d’un comportement social et non du procès tout court.
Qu’on ne se cache donc pas, d’abord, la réalité, condition première à une interrogation sincère sur soi-même : Ecrire au numérique, tenir un blog ou un site, un atelier, c’est pousser son cri dans un brouhaha déjà assourdissant, même si certains crient plus fort que d’autres et qu’on entend mieux, dans cette cacophonie tonitruante, leur présence.
Vous est-il arrivé de somnoler dans une foule, dans un train bondé, un autobus, une fête qui s'éternise ou une salle d’attente ? Vous entendez alors le vacarme, comme déjà un peu loin, mais ça n’est pas un vacarme uniforme. C’est un bruit de fond permanent, sourd, obstiné, avec de temps en temps, des notes qui se distinguent mieux, des aspérités du bruit qui viennent jusqu’à vous et enregistrent une présence humaine, plus particulière que les autres.
Tel est le bruit des blogs, des sites et des livres sur internet. Etre entendu devient difficile et nul n’a le droit et le pouvoir, fort heureusement, de prendre son clavier par le fil connecteur et de le frapper sur l’écran pour réclamer un peu de silence et une minute d’attention, s’il vous plaît.
Même ambiance de foirail pour l’écriture couchée sur papier. Les rentrées littéraires - il faudrait commencer par cesser d’être trompeurs pédants et ridicules et par apprendre à dire désormais plus simplement l'ouvertutre de la foire d'empoigne - balancent sur les étalages plus de 7oo romans, outre des kyrielles d'analyses du monde politico -médiatique, plus fines les unes que les autres et et caetera. Des semi - remorques, des trains, des convois entiers de productions cérébrales et artistiques sont livrés chaque année à la voracité désordonnée des lecteurs, comme à la voracité des marchés sont livrées chaque année dans des silos les tonnes de céréales moissonnées dans l'été.
On assiste donc, et je ne dis là rien de nouveau mais j’ai besoin de le dire, à une débauche presque répugnante d’expression écrite dans une époque où les gens, ces niais, ces béotiens, ces abrutis, sont, nous rabâche-t-on, censés de moins en moins lire.
Hiatus qui, si ça n’est déjà fait, risque fort de tordre le cou à ce qu’on appelle la littérature, mais là encore, le mot est tellement flou, intime, subjectif, blanc chez Paul et noir chez Pierre, que je ne sais même pas s’il signifie encore quelque chose de palpable pour l’esprit.
Hiatus parce si vous mélangez dans une auge, des carottes, de belles feuilles d’ormeau, de la bonne farine de blé, des patates bouillies, de la lessive, de l’acide sulfurique, du plâtre, du ciment, de l’argile, du carton, de deux choses l’une : ou le goret, sagement, va cesser de manger, trop dangereux et trop dur de trier le bon grain de l’ivraie, ou alors il va tout avaler et en crever à coup sûr.
Mais laissons là le cochon, ça a toujours mauvaise réputation, un cochon, présenté sous sa forme initiale, autre que charcuterie, et revenons-en à mon poisson et à sa rivière, à la complicité nécessaire établie entre le plaisir d’écrire et celui d’être lu.
Assis sous les aulnes sereins, pêchez donc un poisson et, l’ayant décroché du cruel hameçon, mettez-le sur l’herbe fraîche de la berge. Voyez comme il ouvre la gueule et voyez ses ridicules soubresauts ! Le changement de monde lui est insupportable et ces soubresauts sont l’effet de mouvements qu’il impulse à son corps et qui, normalement, s’il était dans la rivière, créerait un déplacement.
Prenez un écrivain - pêchez-le si vous voulez - changez-le de monde, privez-le de celui des lecteurs, et il fera les mêmes mouvements désespérés que le poisson. Ses grotesques soubresauts ne le feront pas évoluer d’un pas.
D’une nageoire, oui, si l’on veut. Et s'il ne veut pas en crever, autant alors qu’il abandonne sa condition d’écrivain et que, trop longtemps échoué sur la berge, il se fasse tout, sauf poisson.
Il existe plein d'autres agréables conditions.
Devant cette désacralisation du langage littéraire par l'abondance, la surenchère et l'amoncellement, tel est bien le dilemme auquel sont confrontés, qu’ils le sachent ou pas, qu’ils l’admettent ou non, qu’ils le disent ou pas, qu'ils soient muscadins du sérail ou non, tous les gens qui participent du brouhaha des blogs, dont je suis, comme tous ceux, et ce sont parfois les mêmes, qui se retrouvent sur les palettes discount de l’ouverture de la foire d'empoigne.
En juillet-août, la fréquentation de « l’Exil des mots » est devenue presque risible. Pas mille visiteurs uniques par mois. Une chute que je n’attribue pas forcément aux plaisirs de la plage ou de la randonnée montagnarde.
Une chute que j’attribue à la concurrence de plus en plus multiple, comme à mon incapacité à renouveler ce blog, dans sa forme et dans son contenu. Mon incapacité, donc, à élever un peu la voix par-dessus le vacarme.
Il me faudra donc revoir tout ça, m’investir plus, travailler mes cordes vocales, ou me taire.
« Géographiques », paru en mars à l’enseigne du Temps qu’il fait, serait, si j’en crois une communication de l’éditeur, un « bouillon ». 400 exemplaires vendus en juin…
Il y a donc, si je ne veux pas me croire, par amour propre ou simple vanité, la lessive, l’acide sulfurique, le plâtre, le ciment ou l’argile, de l’auge évoquée tout à l’heure, une certaine désespérance à écrire.
Et aussi cette trop évidente non-passerelle entre le numérique et le papier, aucun, en ce qui me concerne, ne se nourrissant de l’autre. Mais il faut dire que la prétendue solidarité internet, son amical partenariat, exception faite pour trois ou quatre amis de franche proximité, a brillé par son silence.
Parce que le vacarme - et je ne parle pas là que pour ma petite personne - ça génère aussi beaucoup de silence.
Dans le domaine du livre papier donc, comme je n’ai jamais éprouvé trop de plaisir à soliloquer, il me faudra conjuguer mon plaisir d’écrire d’une autre manière ou me faire mégalomane : Faire le pari d’être lu vers 2110.
Charmante perspective, ma foi. Mais qui me dit qu’en 2110, l’auge aura été assainie et que le brouhaha se sera fait audible ?
Rien n'est moins certain. Trop de retours en arrière et de bonds en avant à faire.
En attendant 2110, je vais quand même me rendre, peinard, bientôt en Deux-Sèvres, vers ses marais et ses campagnes indolentes, pour voir Zozo vivant dans un spectacle qui, je l'espère, le sera tout autant.
Illustration de Martine Sonnet : Librairie du faubourg Montparnasse, Géographiques en vitrine.
13:17 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Le paradoxe, c'est qu'alors que plus personne ne lit, tout le monde se met à écrire.
Besoin narcissique de se raconter? Manière d'échapper par l'exploration de l'intime au grand marché commercial qu'est devenue la société? Remettre l'homme (et la femme pardi) au centre du débat ?
Tout le monde ayant été à l'école, de nos jours, tout le monde veut écrire (la paysan quasi illettré d'autrefois avait mieux à faire). Mais comme l'école n'apprend plus grand chose, cela nous donne une culture de masse. Pas étonnant que nous ayons 700 romans identiques pour la rentrée. Là aussi on nous pousse à consommer. Sera déclaré cultivé celui qui en aura lu une centaine.
Écrit par : Feuilly | 25.08.2010
Je me souviens de cette photo de Martine Sonnet.
Vous cernez bien le problème : la "culture de masse", en effet. La culture de masse, fruit, comme le souligne Feuilly, de l'éducation de masse (mais pas seulement - Adorno et les gens de l'école de Francfort, qui inventèrent l'expression dans les années trente, attribuent la naissance de cette culture à l'industrialisation des productions, au développement du cinéma et, déjà, à l'influence du fordisme américain comme modèle de pensée). Soit vous écrivez pour les masses en partie illettrées (peu de phrases complexes, beaucoup de dialogues, un vocabulaire limité à 3000 mots et une intrigue simple dans laquelle le consommateur d'aujourd'hui se reconnait), soit vous vous inscrivez dans le sillage des ces centaines d'auteurs dits classiques de façon fort impropre et que le grand public, à moins d'y être contraint, ne lit plus depuis longtemps.
Écrit par : solko | 25.08.2010
Cher Feuilly, lire une centaine de quatrième de couv', c'est quand même pas la mer à boire et on peut en causer pendant des heures.Même jouer au critique littéraire.Une bouillie, ça a toujours le goût de la bouillie.
Content de vous revoir dans les parages, Solko...Merci de ce rappel des origines du concept de "culture de masse", lié effectivement à la prolifération des marchandises inutiles.
Je crois qu'il n'y a effectivement pas d'autre alternative : Vendre ou écrire, en sachant qu'écrire restera, pour une bonne part, confidentiel.
Condamné un peu à être "roi sans divertissement"
Écrit par : Bertrand | 25.08.2010
Je reviens pour déplorer que tu sois si amer,Bertrand; des gens comme toi font avancer dans la réflexion, peu importe qu'ils soient 400 ou moins ; Ceux qui ont lu "géographiques" seront sans doute d'accord; au moins, c'est un livre qui ne vous tombe pas des mains au bout de 15 lignes.
je rejoins ce qui a été dit ci-dessus; tout le monde chante, tout le monde peint, tout le monde écrit et c'est à pleurer; as-tu écouté ces chorales et vu ces vernissages??Ces gens ont sans doute besoin de se retrouver et de passer un moment ensemble; pourquoi pas? espèrons qu'ils n'ont pas d'autre prétention.
amitiés Anne-Marie
Écrit par : Anne-Marie Emery | 26.08.2010
Je ne suis point amer, Anne-Marie.
C'était juste question de se re-situer dans un ensemble, de savoir où on est et pourquoi...
Pas amer mais quand même un peu colère de voir les nullités toujours tenir le haut du pavé, non point que "les gens comme nous" aspirions à être le haut du pavé mais parce que pendant ce temps-là, on prend les vessies pour des lanternes et ce qui se fait de sérieux, d'ardu, comme le travail de François, par exemple, passe pour de la petite bière.
La colère n'est pas forcément amertume.
Oui, tout le monde peint, écrit, chante. C'est bon signe. Les gens ont besoin de dire, étranglés de silence, mais, hélas, hélas....J'ai vu il y a peu une exposition, ici en Pologne, c'était pitoyable.
Mais l'intention était là.
Et on sait de quoi est pavé l'enfer.
Écrit par : Bertrand | 27.08.2010
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