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11.05.2010

Alchimie sommaire de l'écriture

16.JPGCe que nous avons à notre disposition pour écrire le monde et dans le monde, c’est un désordre intérieur.
Toute la problématique de l’écriture réside dans cette confrontation entre l’intérieur mal maîtrisé, mal connu même, et l’extérieur fortement matérialisé, codé à l'extrême et d’apparence rigoureusement organisé. Un extérieur qui poursuit ses buts autonomes, qui se soucie
comme d’une cerise d’être écrit  et un intérieur qui doit composer avec lui, au risque de périr.
Mais qui vient d’ailleurs, décalé.
On n’écrit le présent que sous la dictée, même très discrète, d’un passé.
On écrit au passé décomposé du subjectif.
Ce monde d’enchevêtrements mécaniques où se distordent nos efforts pour rester humains, ne pourra jamais être pensé sensiblement, donc écrit, par moi sans que ma plume n’ait trempé au préalable dans l’encrier où sommeillent  mes premiers paysages. Une rivière, des frères, une mère, des chemins d’école valsant sous des brouillards, des équinoxes aux odeurs de champignons et de troupeaux mêlées, de vieux récits de trappeurs dans des livres jaunis, de premiers camarades, d'affrontements douloureux avec l'ordre et la discipline, d'amours inachevées, vaincues, parfois bâclées, d'amitiés sans lendemain.
Nous avons tous, sans doute, des paysages, une voix brisée d’aïeule, un coin de terre, une forêt initiale, un indéfini de nous et que nous avons quittés trop brusquement.
Sans prendre congé.
Nous avons basculé, chaviré, dans une espèce d’époque secondaire qui niait nécessairement notre primaire. Et nous n’en étions pas peu fiers, de changer d’époque, de notre mue !
La révolte capillaire, le rock, la pop, la découverte du plaisir sexuel - encore que celui-ci soit sous -tendu (sans jeu de mots facile) par d'innombrales autres accès aux plaisirs de vivre - la guerre du Vietnam et la révolution. Le tout sous les volutes bleues d’une herbe capricieuse, dont les graines crépitaient parfois sous la chaleur du mégot, entre amis du même tonneau.
Ce n’est qu’après, en se faisant frotter l’un contre l’autre l’intérieur et l’extérieur, du moins en pensant la friction, que les véritables étincelles sont venues. Celles de l’abandon des chimères, vaincues par la fuite et la réalité du temps

Ecrire, c’est poétiser la souffrance. Quels que soient les effets d’annonces, les formes, les prétentions et les exigences de l’écriture.

On n’écrit cependant jamais aux prises réelles avec la souffrance. Quand on est sous les rafales d’un cyclone, on  pense à sauver sa peau, pas à décrire le vent.
J’ai passé un an dans une souffrance morale des plus aigues. Quelque chose qui, à force, passait au physique, formait dans le ventre une boule et me faisait hurler de douleur, le matin au réveil.
Le corps obligé de prendre en charge une part de la souffrance afin que l’esprit ne sombrât pas totalement. Le corps comme une soupape de sécurité, justifiant ainsi les cris qui, sans lui, eussent assurément passés pour les manifestations d’une démence accomplie.
Un nom donné au mal de vivre : il a mal au ventre. Ah, c’est pas grave alors…Faut voir un médecin.
Aucune envie d’écrire, ne serait-ce la moindre chansonnette. Les seules échappatoires, l’alcool et la marche sous la pluie, le visage inondé sur des chemins fangeux. Les trois conjugués, le vin, beaucoup de vin, la pluie et la marche, transportent la souffrance dans les sphères plus lénifiantes de la pensée pure.
Après seulement est revenue le goût d’écrire. Ce plaisir sans égal d’inscrire les mots qu’on redoutait tant à dire. Après la cassure.
Le schisme consommé, le raz de marée, la lame de fond ayant tout détruit sur leur passage, l’écriture est venue reconstruire le paysage.
C’est ça, pour moi, écrire. Reconstruire les paysages perdus.
L’écriture, c’est pas fait pour comprendre. Y’a des divans pour ça. Au pire, des philosophes.
L’écriture, ça existe pour bâtir des mondes de l’intérieur. Quand ces mondes sont rentrés en une telle contradiction avec l’extérieur qu’il leur a fallu livrer une bataille mortelle et que c’est eux, les intérieurs, qui en sont sortis – momentanément du moins- vainqueurs.
Je n’invente alors rien. Ni le trouble des beautés anonymes d’un pays où je vis en étranger, ni les « je » narrateurs, ni les personnages d’un récit.
Ils sont tous des fantômes de ma vie enfuie, dilapidée.
Et conviés aujourd’hui à venir goûter une part de mon bonheur d’exister.

C’est quand je reconnais dans une écriture ce mélange détonant de fantômes, de bonheur d’exister et de souffrance, que je sais être en présence d’un frère.
D'un compagnon de route.
D'un qui sait que la beauté de l'écriture - comme celle de la littérature même si elle ne la rejoint pas toujours - réside dans son incontournable non-nécessité.

Texte mis en ligne en septembre 2008, modifié.

10:13 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Je ne reconnais rien de ce texte de 2008. Modifié certes. Mais je sais le(s) chemin(s) de lecture et ce qu'il faut avoir rejoint de soi-même pour lire, vraiment lire ; et il me semble que je te lis de mieux en mieux...

Écrit par : Michèle | 11.05.2010

Souvent, je me suis demandé : comment allons nous finir ? Non pas sur le mode virtuel de l'angoisse, mais sur le mode d'une vraie question. Comment les écrivains vont-ils être peu à peu éconduits du peu qui reste du monde qui compte ? Je veux dire qui a du sens. Combien sommes-nous encore ? Pendant combien de temps ?
Et même, parfois, qu'est-ce que nous payons ?
Quelle dette ?
Et pour le bonheur, la satisfaction de quels imbéciles ?
A quoi bon cette vocation ? D'une autre espèce ?
Et malgré ces questionnements, ces doutes, je sais que l'écriture est presque ce que j'ai de plus précieux. De plus constant. Je sérais infirme sans.
Informe aussi, sans doute.

Écrit par : solko | 11.05.2010

Michèle, Ce que tu dis, me fait plaisir et, même si je suis un boudeur, je me refuse à bouder mon plaisir
Cher Solko, je ne pense pas que nous ayons quelque chose à expier, sinon notre propre complicité trop souvent accordée à ce monde de cinglés débonnaires.
Les questions que vous posez sur l'écriture me turlupinent itou. Surtout quand je vois l'audience qu'on accorde à ce qu'on publie, dont pas grand monde n'a à faire.
Décalage.
Je suis persuadé cependant que cet onanisme, est fondamental dans nos vies. Incontournable et socialement superflu
Et puis, peut-être que l'important n'est pas d'être beaucoup lu, mais d'avoir quelque chose d'autre à proposer.
Des ailleurs, par exemple.

Écrit par : Bertrand | 12.05.2010

Merci pour ce texte.
"La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature". Quoique Proust soit, comme vous le dites si bien, un compagnon de route depuis près de trente ans, je n'ai jamais vraiment adhéré à la formule. La distinction du "moi social" et du "moi profond" me pose problème. Comment les distinguer, dans cette mise en demeure qu'est l'écriture, à travers laquelle se combinent les présents (celui vécu et celui de l'écriture même) et les passés (entre composition, recomposition et décomposition) ? Mais, vous le dites aussi clairement : ce n'est pas non plus la mise en scène pathétique de l'affect, sur-exposition des causes par lesquelles on noircit la page. C'est ce qui affleure, fluidité trouble, et ce que l'emportement du quotidien n'a pas réussi à réduire en cendres. Non pas une manière d'être, moins encore un moyen d'exister, plutôt un mode (comme on parle des modes verbaux), et ce serait moins l'indicatif que le subjonctif et le conditionnel. Questions sans réponses, mais chacun sait que la question compte plus que la réponse...

Écrit par : nauher | 12.05.2010

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