11.09.2009
La Mouche
C’est une toile et c’est une allégorie.
Non, ça n’est pas une toile. C’est le minuscule morceau d’une toile posée en travers du monde et immense comme ce monde.
C’est un morceau de toile où des poètes accordent leur lyre, affûtent leurs pensées, confrontent leur point de vue, disent leur friction au monde, ancien, présent ou à venir.
À ciel ouvert. Comme les chanteurs de rue qui donnent à la ville anonyme un bout de dimension humaine. On est dans une rue parallèle ; il y a une voûte ancienne, des magasins et des gens qui se pressent et qui vaquent à d’obscures et importantes occupations, alors on ne les voit pas encore mais on entend la mélodie - plus ou moins heureuse il faut bien le dire - de leur art.
On sait qu’ils sont là. L’air en devient tout à coup plus joyeux sur la mélancolie résignée des vieilles pierres.
C’est donc un morceau de cette immense toile et les tisserands de ces contrées-là se font des clins d’œil, s’apprécient ou se conspuent les uns les autres, s’invitent ou s’évitent. Car chacun a bien le droit d’aller et de venir sur ce bout de toile, de s’y promener à sa guise et de jeter un œil sur le travail de sa tisseuse d’araignée de voisine. De dire même ce qu’il en ressent.
Conversations de bon aloi et d’artisans tisserands.
Un bruissement d’ailes cependant leur fait lever la tête, aux tisserands. Une mouche au-dessus d’eux papillonne, butine et gambade d’un fil cousu à l’autre, bourdonne que c’est bien là, que c’est beau ici, que c’est très bien et que c’est très beau plus loin encore, apprécie la finesse du fil et la qualité du point, s’extasie dans une pirouette en l’air et, quoique chaque tisserand ait pourtant une approche fort différente de son art, apprécie tout dans une égale mesure de jubilation.
Car la Mouche est fédératrice. Elle englobe tout dans une seule façon d’englober et partout laisse l’empreinte élogieuse de son passage. D’une gentillesse exquise, elle distribue à chacun accessits et compliments, d’un frémissement joyeux de ses fines pattes de mouche.
Non. D’un frémissement joyeux de ses pattes de fine mouche, plutôt.
Le chanteur de rue qu’on entend mais à côté duquel on passe sans un regard ni un sourire ni un mot, est un homme, ou une femme, seul. Qu’on s’arrête à lui, qu’on le félicite un instant pour la dextérité et l’harmonie de ses accords, et il sera soudain aux anges. Qu’il reste accroché trop longtemps à ces anges-là et il ne chantera plus, le chanteur. Ou alors faux car à la recherche d’un autre passant complimenteur.
Qui ne viendra pas parce qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre…
Le tisserand de ce coin de toile, avec ses fils régulièrement jetés à la mer océane, succombera t-il, lui aussi, sous le feu nourri de la Mouche bruissant là, bruissant ici, posée là-bas et qui danse de l’un à l’autre, gratifiant chaque artiste d’un prix d’excellence ?
Finira t-il par y croire le tisserand, qu’il est au sommet de son art ? S’endormira t-il ainsi sur des lauriers dont il n’a même pas encore vu les premières germinations ou s’interrogera t-il enfin sur le bien fondé de cette admiration de l’insecte volage ?
On pense pourtant difficilement librement à l’ombre d’un admirateur tant que, dans les cas extrêmes, c’est l’admirateur qui finit par créer la musique.
Pendant que la Mouche danse, le coche et les chevaux s’éreintent.
Et le tisserand sait-il que l’araignée, parfois, est terrassée par la Mouche qu’elle croyait prendre et pour laquelle elle avait tendu, d’une branche incertaine à l’autre, d’une herbe frivole à l’autre, un canevas de fines dentelles qu’arrosait le premier rayon d’un soleil humide ?
10:36 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Puissante et ambiguë, la métaphore de la toile : car c'est elle qui, au final, est censée survivre et à la mouche et à l'araignée
De toute façon, on n'y peut rien : c'est le lecteur, toujours (la mouche) qui l'emporte sur l'auteur (l'araignée) en disant (lisant) ce qu'il veut de l'oeuvre (la toile). Puisque la mouche dispose de ce privilège de venir toujours après l'araignée
Écrit par : solko | 12.09.2009
solko,votre commentaire m'a permis de relire ce texte avec une autre compréhension.
C'est original votre comparaison en final.
Écrit par : La Zélie | 12.09.2009
"Puisque la mouche dispose de ce privilège de venir toujours après l'araignée."
Là était exactement mon propos.
C'est double plaisir d'écrire quand on est ainsi lu.
Amitié
Écrit par : Bertrand | 13.09.2009
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