28.07.2013
Attendez-moi sous l'orme !
Depuis le temps – plus de deux siècles c’est sûr - qu’il s’évertue à puiser dans la terre sablonneuse le secret de sa longévité, son feuillage extrême flirte maintenant avec les firmaments.
Il n’est pas à moi. Il n’est à personne, en fait. Il est à lui seul sans doute. Le concept n'eût-il été honteusement galvaudé, que je l'eusse volontiers baptisé "l'arbre de la liberté".
C’est un ormeau, l’arbre qu’un mal sournois a pratiquement rayé des paysages de l’ouest, l’arbre tellement à l’écoute des hommes qu’il a donné là-bas son nom à bien des villages de Charente-maritime ou de Vendée, des Lhoumeau et des Oulmes, par exemple.
Si proche des humains qu’il a même évolué de son berceau latin, ulmus, en oulme, puis carrément en homme, s’inscrivant dans les pierres de la mémoire sous le nom de lieux-dits tels que Le pas de l’homme, Le col de l’homme ou encore Les quatre hommes.
Un arbre véritablement humaniste.
Le mien – enfin, je veux dire celui qui se dresse à dix pas de ma maison dans un no man’s land d’inextricables halliers - fait honneur à la générosité de son espèce : il arrose bénévolement une partie de mon territoire de ses dernières branches qui retombent en de lascives tonnelles, jusqu’à terre bientôt, et sous lesquelles j’aime musarder.
Sous son aile protectrice, je n’attends rien. J’ai les pensées incertaines qu’on a parfois à l’ombre des grands monuments. Celui-ci a connu les démantèlements successifs de la Pologne, il a été Russe, Polonais, Allemand de l’infamie gammée, Polonais encore mais plié sous le collectivisme stalinien, puis enfin Polonais républicain, aux brises largement libérales.
Il a vu passer à ses pieds, courir, fuir et s’affronter des soldats de tout drapeau. Des casqués, des cosaques, des cavaleries échevelées, des artilleurs empêtrés dans la neige, des généraux pressés et vociférant des ordres et des contre-ordres... Peut-être a t-il même bu quelques gouttes de sang, au hasard d’une embuscade assassine.
Il surplombe les environs. De là-haut, il voit loin par-delà le Bug, en Biélorussie. Respect s'impose et, avec lui, la crainte.
Car aujourd’hui, le moindre orage prenant des allures de cyclone torrentiel fouetté par la violence des bourrasques, il me menace. L’ami, l’ancêtre, le témoin des âges anciens, dans sa fragilité majestueuse et sénile, risque de couper un sale jour ma demeure en deux, sous le poids d'une agonie précipitée par l’intempérance caractérielle des cieux.
Je l’ai vu se tordre sous la furie, résister bravement, pencher dangereusement, craquer de toutes ses fibres, gémir et hurler...Tout de même, me dis-je, si la foudre à ce jour n’a pas réussi à l’atteindre, disons depuis la fin du 18ème siècle, qu’aurait-elle la perfidie de venir aujourd’hui le terrasser sous mon nez ?
N’empêche. La prudence recommande qu’on lui fasse baisser pavillon ; Que d’habiles bûcherons, en cinq minutes et trois coups de tronçonneuse, l’amputent d’un siècle et le réduisent de moitié.
Mais les arbres en Pologne sont sous la protection bienveillante du législateur.
Un arbre de plus de cinq ans, où qu’il ait eu le caprice d'installer ses racines, où que vous ayez eu la négligence de le planter – avec cette inconscience coupable des pauvres hères qui s’affublent d’un petit animal de compagnie, serpent, chien, singe ou autre lézard sans prévoir qu’il est un être vivant qui va bientôt envahir l’espace vital – un arbre de plus de cinq ans d'âge, disais-je, ne vous appartient plus.
S’il vous prend fantaisie de vous en débarrasser, de lui jouer un sale tour de tronçonneuse, il vous faudra en faire préalablement la demande écrite et largement motivée à la mairie : préciser son essence, son âge, sa circonférence exacte à un mètre du sol et rédiger clairement les funestes raisons qui vous poussent à vouloir l’expédier soudain au royaume des cendres.
Si vous possédez un bois, une petite forêt privée, ne pensez pas qu’il vous sera loisible d’aller y puiser librement et chaque hiver votre provision de bois de chauffage. Un forestier de l’État vous accompagnera d'abord et vous indiquera nettement quels sujets vous pouvez prélever. S’il n’en juge aucun dans votre patrimoine qui soit indigne de survivre, hé bien, ma foi, il vous donnera gentiment l’adresse d’un marchand de bois ou de charbon.
Je plaisante, bien sûr, par exagération. Mais la réalité est bien telle que.
Par cette politique de l’arbre, dans un pays où le mercure descend régulièrement en-dessous de 20°, où l’électricité est hors de prix, où le fuel domestique coûte une fortune, où l’hiver s’éternise de début octobre aux premiers jours de mai, les Polonais ont bien compris que leurs amis les bois et les forêts, les haies, les bouleaux, les pins, les aulnes, les ormeaux et les vieux chênes étaient en mortel danger de convoitise permanente et qu’il valait mieux se rafraîchir à l'ombre éternelle de leur feuillage plutôt que de se réchauffer à l'éphémère de leur flamme.
Et cette clairvoyance et cette amitié instinctive, que n’ont-elles inspiré les gestionnaires prétentieux de l’ouest, aux climats pourtant timides, et fait se taire la bêtise et la folie hégémoniques des céréaliers de la Beauce, du Lauragais ou de la plaine charentaise !
Les paysages y auraient sauvegardé leur gaieté et eussent été épargnés de cette morne platitude où le regard porte de clochers en clochers, jusqu’à des villages dont on ne sait même plus dire le nom, tant ils sont accrochés aux miroirs d’autres horizons !
Mon ormeau – celui qui me prête son ombre – est un vieux guerrier. Si le vent furibond menace de jeter sa carcasse impériale en travers de mon toit, il n’en reste pas moins sous la protection des lois.
Pour services rendus à la poésie des lieux.
07:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Quel texte magnifique, Bertrand. Nous sommes là dans une belle veine d'écriture. Et le lecteur ne s'en rassasie pas.
Mais l'on s'interroge : de quels arbres, d'où abattus, les marchands de bois font-ils leurs stères, pour ne pas dire leur beurre ?
Écrit par : Michèle | 08.07.2009
J'aime bien comment tu introduis la grande Histoire à partir du paysage immédiat, celui que tu vois, toi. Tu sembles toujours être à la croisée du temps et de l'espace.
Écrit par : Feuilly | 08.07.2009
Il y a dans cet ormeau et la façon dont il s'anime quelque chose du hêtre de Giono, du roc de Michelet : quelque chose d'une vraie sensibilité à la nature et à l'Histoire. D'une vraie sensibilité aussi bien sûr,aux mots, à la phrase. D'accord avec Michèle : il y a une "belle veine d'écriture". Il faut cependant que vous vous méfiez : Ayant acquis grâce à vous un tel pouvoir de signification, ne risque-t-il pas, cet ormeau, de tomber de surcroît sous le coup d'une nouvelle législation, celle qui s'occupe de la vie des personnages littéraires ?
Écrit par : solko | 08.07.2009
Un pays qui défend les arbres défend peut-être aussi les personnages littéraires...
Mais je me demande, cette omniprésence de l'Histoire dans tes récits, est-elle liée à la Pologne, cette terre aux frontières floues ou bien avais-tu les mêmes réflexions autrefois au fond du marais Poitevin? A mon avis oui, si j'en crois ma lecture de "Bonclou et autres toponymes".
Écrit par : Feuilly | 08.07.2009
Bonjour à vous trois,
Les forêts, d'État ou privées, sont sous le strict contrôle, donc, de l'administration forestière. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, que les prélèvements y sont inexistants. Ils sont très bien gérés et la région regorge de scierie ( à la façon du père Sorel)et autres exploitations liées au commerce du bois.
Chaque prélèvement est tenu d'être suivi d'une plantation. Ce qui donne, en privé comme en forêt domaniale, une forêt toujours impeccable, sans coupe blanche désastreuse, sans que les champs n'aient le droit de gagner sur le massif forestier.
J'ajoute que les forêts privées sont vraiment la portion congrue et que ce qui m'a stupéfait, vraiment, c'est que la législation s'appliquât aux arbres que vous pourriez avoir sur votre pelouse et votre jardin (sauf les fruitiers).
Ma crainte est que tout cela ne s'inscrive bientôt au chapitre historique, si les libéraux voient là quelque intérêt à privatiser à outrance.
J’ai été forestier un temps à l’ouest, dans des forêts détenues par de gros propriétaires plutôt que dans des forêts domaniales (question de distance). Aucune préoccupation autre que celle du profit – tiré en même temps des coupes et des chasses privées (étroitement liées) - n’animait ces propriétaires et l’exploitation fut un désastre pour la forêt.
Je crois avoir toujours été imprégné et animé par la présence des paysages et je crois les avoir toujours lus en fonction de ces trois acteurs, de ces trois sculpteurs, que sont les climats, l'histoire avec un grand H et l'activité agricole, elle-même intimement liée au grand H. Je ne peux vivre sans parler aux paysages et sans écrire cette conversation.
Le fait est qu'en Pologne orientale, en Pologne B, ces trois acteurs sont hyper présents, plus qu'à l'ouest, pour une foule de raisons que je vous laisse imaginer.
J'ai souvent dit à cet égard que j'étais immoral car je profitais "poétiquement" d'une beauté sauvegardée par un "retard accumulé", sans avoir eu à en essuyer les désagréments, vivant en occidental repu et replet, consommant sans vergogne du superflu alors que cette région en était encore à la recherche du nécessaire. Il a donc fallu marcher à la rencontre du soleil, c’est-à-dire remonter le temps.
Je crois bien que sans climats et paysages, mon écriture n’aurait rien à dire des hommes. Parce que par ces deux sculpteurs, je remonte à ma propre archéologie.
Zozo se passe dans mon village natal de la Vienne. Là où on laisse l’essentiel de ses plumes.
Ça me fait plaisir énorme cette double allusion à Michelet et à Giono.
Quand j’ai entamé cette lecture marathon de Michelet, dès le début, je suis tombé sur : « Si vous avez voyagé quelquefois dans les montagnes, vous avez peut-être vu ce qu’une fois je rencontrai… » et cette sublime allégorie du pic solitaire et des révolutions souterraines.
Je sus dès lors que j’entamais la lecture d’un livre autant préoccupé de poésie que d’histoire, c’est-à-dire de mes deux sujets de prédilection.
J’en termine bientôt – j’ai fait des pauses avec Michon, Stasiuk, Dostoïevski et autres pour souffler un peu - et j’en suis époustouflé.
J’ai peu de Giono ici mais tout de même « l’homme qui plantait des arbres », autre magnifique allégorie.
A propos de Giono, Solko, que vous semblez bien connaître, si je puis me permettre et si ce n’est déjà fait, ce serait bien de nous en parler profondément sur votre site ; C’est un écrivain qui m’intrigue, dont j’ai lu les grands classiques, mais son histoire est particulière, un père anarchiste catholique et lui, accusé, je crois, de sympathie sinon pour l’Allemagne nazie, du moins pour la France de Vichy. Qu’en dites-vous ?
Il reste, en dépit de ces considérations, un écrivain remarquable.
Nous avons vu avec JLK et Rebatet que l’idéologie et le talent littéraire étaient deux choses à ne surtout pas mélanger.
Enfin, à propos des arbres et des livres, les éditions l'Amourier viennent de publier un ouvrage de Jean Mailland, le journal des arbres, et j'ai reçu ce commentaire de leur part, qui m'incite bien sûr à lire :
"Le Journal des arbres témoigne de la manière dont Jean Mailland a apprivoisé un bois, en a pris soin et pour se repérer a nommé chaque arbre d’un nom d’écrivain ou de cinéaste, rendant ainsi vivante sa bibliothèque. Lire son Journal équivaut à se promener dans sa mémoire et dans son bois en toute liberté, dans la fraternité des arbres et des livres."
Cordialement à vous trois
PS clin d'œil : Pour quelqu'un qui critique les blogs où il y a plus à lire dans les commentaires que dans les textes, j'ai fait fort !
Écrit par : Bertrand | 09.07.2009
Je vous parlais de Giono parce que je l'avais en effet bien en tête, ayant relu cette semaine ce livre terrible qu'est "le grand troupeau" et fait étudier ces derniers mois "un roi sans divertissement" à des élèves.
Giono n'a jamais été pétainiste, non. Il a été inquiété par des cons en raison de ses positions pacifistes, ce qui n'est pas la même chose. Il a même écrit en 39, je crois, qu'il regrettait d'avoir fait la Grande guerre et qu'il aurait dû déserter si c'était pour en arriver là vingt-cinq ans plus tard !
Giono, Guilloux, Béraud, ce sont des écrivains de pays et d'histoire, de paysages et de climat, des gens qui occupent une place d'honneur sur les rayons de ma modeste bibliothèque, oui. Vous me donnez une idée, en effet, pourquoi pas parler de lui un peu plus sur Solko ? Mais Giono a sa place désormais dans le paysage littéraire, plus en tout cas que Guilloux, et combien plus que le pauvre Béraud ! Les écrivains de cette génération, quelque qu'aient été leurs positions politiques dans la société civile, me fascinent. Il me semble qu'ils forment un pont unique et rare entre ce qui les précède et nous. Bien plus intéressant, en tout cas, que la plupart des contemporains.
Amicalement
Écrit par : solko | 10.07.2009
Et alors, cet ormeau ?
Écrit par : Michèle | 28.07.2013
En cherchant des renseignements sur le livre dont tu parles "Le Journal des arbres" de Jean Mailland (ce que je n'avais pas fait à l'époque), je découvre qu'il est aussi (!) :) le mari d'Anna Prucnal..
Écrit par : Michèle | 28.07.2013
L'ormeau, vit toujours, le front altier
Anna Prucnal... Elle fit le voyage inverse du mien. As-tu lu son livre, "Moi qui suis née à Varsovie" ?
Écrit par : Bertrand | 29.07.2013
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